Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mardi 7 avril 2015

Papa est mort/Dad is dead



     Papa est mort. Je crois que ça fait déjà de longues années. En fait, personne n’était vraiment sûr qu’il fût vraiment vivant, et ils m’ont dit que la dernière fois qu’ils l’ont vu ainsi, il courait les bois et les landes.

     Mais depuis il ne bouge plus. Son cadavre repose sur une table longue, à la cave, coincée par une pile de moellons pour la stabiliser. S’il m’arrive d’y descendre, pour essayer de retrouver un outil oublié, je passe en vain les recoins qui pourraient m’apporter une quelconque indication. Je n’en retiens rien, et remonte à chaque fois bredouille.

     Lui est là, immobile. Au fond, sur une vieille planche, restent quelques bouteilles de bière, vides, ainsi que des étiquettes, séparément. Et des bocaux de choucroute, pleins. C’est sa collection. Il n’y touche jamais. Il est mort. J’ai pensé un temps que son cadavre disparaîtrait, qu’il retournerait à la poussière. Les rats sont partis. Ils n’ont pas voulu de sa compagnie. Il faudrait le faire s'en aller, laisser les lieux dans un état de propreté qu’ils n’ont pas connu depuis longtemps. Je ne sais quoi faire de ce cadavre. Le dépecer, mettre les morceaux dans une valise, les apporter à Paris que je traverserais à pied, ouvrant la valise à chaque pont pour en jeter un morceau dans la Seine ? Appeler une entreprise de déménagement pour installer le cadavre en un lieu où il ne gênerait personne ? Tout cela en vaut-il la peine ? 

     J’ai mieux à faire. Je dois moi-même aller chercher les meilleures parts de moi que l’on m’a arrachées quand je marchais sur les sentiers d’Orient, où, enivré par les senteurs arbustives, j’avais livré mon âme aux passereaux du chemin.

Ron Mueck Dead Dad - 1997
     En attendant, je vais laisser le cadavre où il se trouve. Je ne descendrai plus à la cave. Le cadavre restera. Je ne fermerai pas la porte. Il faudra qu’un jour quelqu’un rende au lieu son état originel, propre à y déposer des objets utiles, des victuailles, du vin de garde, quelques boulets de charbon pour temporiser un froid toujours possible.

     Je n’y serai plus. Je serai loin de son cadavre.



     Dad is dead. I think he’s been dead for a long time. In fact, nobody was really sure he was really alive, and they said to me that the last time they saw him so, he was running through woods and moors. 


     Since that time he hasn’t been moving anymore. His corpse is laying upon a long table, at the cellar, wedged within a rubble wall to keep it steady. When it comes to me to go down to the cellar in order to find a forgotten tool, I vainly pass the places and edges which could bring me any instruction. I don’t take anything back and go upstairs empty-handed.

 

Ron Mueck Dead Dad - 1997
     He is there, motionless. At the end of the cellar, on an old board, some old empty beer bottles are still standing, and, separately, with some labels. And a lot of sauerkraut jars. Full. This is his collection. He doesn’t take one of them anyway. He is dead. I thought one moment that his corpse would disappear, could turn to dust again. The rats are gone. They didn't want to stay with him. It would be necessary to make him go, to leave the premises in a clean state just like they haven’t been for a long time. I don’t know what to do with this corpse. Cut it up, put the pieces in a suitcase and bring them to Paris that I would cross walk, opening the suitcase at each bridge to throw each piece into the Seine? Call a moving company to set the corpse on a place where it couldn’t disturb anyone? All of this is it worth the trouble? 

     I have better things to do. I must go by myself to long for the best parts of me they ripped me away as I was walking on the paths of Eastern and where, made drunk with shrub scents, I had given my soul to the robins and nightingales of the way.


 
Yue Minjun  Untitled - 1994
     Waiting, I’ll let the corpse just where it is. I shall not go down to the cellar again. The corpse will stay there. I shall not lock the door. One must some day make clean the premises, just like it was in the beginning, suitable to deposit useful items, food, vintage wine, coal balls to mitigate always possible cold.


     I shall not be there anymore. I’ll be far away from his corpse.



© Celeos

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce texte est troublant, Céléos.
Et, je ne sais pourquoi, poétique.
Il semble nous entraîner au fond de nos caves noires...où nous y trouverons, cependant, une lumière.
Quant aux photos, elles nous invitent, plus que simplement, à apprécier le Beau.
Marie

Celeos a dit…

Je vous rassure, Marie, il n'est pas totalement autobiographique.

Anonyme a dit…

Ouf! me voilà rassurée.
Marie
(...je m'inquiète d'un rien...)

Celeos a dit…

Quoique, en y repensant,il faudra que j'aille vérifier à la cave...