Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mercredi 29 avril 2015

Jacques Douai - Le Condamné à mort



Dans les vidéos de Youtube consacrées au Condamné à mort de Jean Genet, il manquait la version chantée par Jacques Douai, il faut l'avouer, peu connue. Réparation est faite : je l’ai mise en ligne.

Quelques mots sur Jacques Douai : né en 1920, décédé en 2004, il appartient à ce qu'on appelle la chanson "Rive gauche" de la vie culturelle parisienne dont Juliette Gréco est, aujourd'hui, la dernière représentante à continuer le spectacle, bien qu'elle ait annoncé récemment au Festival de Bourges l'arrêt de son tour de chant - elle est née elle-même en 1927.

Il n'est pas utile de rappeler le parcours de Jacques Douai, sauf à dire que sa carrière, tournée vers la chanson à texte et de tradition littéraire folklorique, fut relativement marginale, et un peu confinée à des scènes intimistes.

Il emprunte à Hélène Martin la mélodie qu'elle avait composée, et qui aujourd'hui s'est tellement imprégnée au texte de Jean Genet qu'il n'est pas imaginable d'en penser une nouvelle, bien que rien ne soit interdit.

L'interprétation de Jacques Douai apparaît classique : une voix claire, limpide, peut-être un peu surannée, mais très belle par l'espèce de neutralité qu'elle donne au texte, détachant chaque syllabe et laissant toute la tragédie s'imposer.

On sait aujourd'hui, après les recherches de François Sentein et les lettres que Jean Genet lui a écrites[1] qu'il n'a jamais rencontré Maurice Pilorge, sorte de double de lui-même ayant accompli ce que la haute morale de Jean Genet lui interdisait en réalité à lui-même : le meurtre[2]. Jean Genet avait été, un peu plus jeune (il a vingt-neuf ans lors de l'exécution de Maurice Pilorge) en même temps que Maurice Pilorge à la « colonie pénitentiaire » de Mettray. Mais rien ne dit qu’ils se soient vraiment connus. Le texte de Genet en dédicace finale précise ce pour quoi Pilorge est pour lui cet « enfant » admirable : il a dévalisé de riches villas sur la côte [d’azur] et a tué son amant Escudero pour moins de mille francs. Soit un crime faussement vénal, et le vol dans des villas, que toute personne éprise de justice sociale ne peut qu’applaudir. Pilorge est ainsi le contrepied du modèle que la société bourgeoise veut faire appliquer, contrepied qu’il faut expurger par tout moyen. La guillotine, instrument faussement républicain et humaniste, est l’outil de prédilection de cette justice. Ou encore le bagne de Cayenne, qui ne disparaît légalement qu’en 1938, mais perdure en fait jusqu’en 1953 avec le retour, quand c’est possible, des derniers bagnards.

Peu importe en réalité que Jean Genet ait connu Maurice Pilorge. Lorsque ce dernier est condamné à mort, Jean Genet suit par la presse les informations de sa condamnation, et malgré les erreurs de dates qu’il commet, il vit l’agonie et le panache[3] précédant la mort de celui dont il dit qu’il est l’ami. Tahar Ben Jelloun dit de Jean Genet qu’il était un « menteur sublime ». Sans doute comme tout artiste capable de vivre en pensée sensible ce que vit celui auquel il voue une sorte de passion. Si nous percevons aujourd’hui, de manière très éloignée ce que put être la vie de mauvais garçons - sans en être à aucun moment nostalgique ! - à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, la force du texte, porté par la musique de la grande Hélène Martin, nous touche encore au vif.


[1] Jean Genet, Lettres au petit Franz, Gallimard, 2000.

[2] Voir Albert Dichy et Pascal Fouché, Jean Genet Matricule 192.02. Chronique des années 1910-1944, Cahiers de la NRF – Gallimard, 2010 : p. 325-332.


[3] Maurice Pilorge semble n'avoir agi de manière aussi « gratuite » que pour rechercher cette mort : n’attendant pas la grâce présidentielle, il avait écrit au Président de la République pour réclamer son exécution le plus rapidement possible.




4 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis viscéralement et inconditionnellement contre la peine de mort.
Et si vous saviez le nombre de fois où j'ai dû répondre à la question, plus qu'agressive: "et si on avait fait ça à ton fils?".
Plus jeune, cette question me déstabilisait beaucoup, elle me semblait, de plus,déloyale.
Maintenant, ça va.
Très sereinement, cette question ne me dérange plus, en réalité, elle ne m'atteint plus.
Douce journée à tous.
Marie

Celeos a dit…

J'ai toujours été viscéralement aussi, et avant d'avoir pu construire une argumentation, contre la peine de mort, barbarie en réponse à une barbarie. Aucune mort n'a jamais pu en compenser une autre, et quelle qu'en soit la forme ; le pouvoir de décider de la vie de qui que ce soit est une monstruosité.
Belle journée ensoleillée, Marie.

Bibliothèque Gay a dit…

Merci pour cette découverte.
Belle interprétation, par un artiste dont, je l'avoue, même le nom m'était inconnu.
A croire que les interprétations du Condamné à mort sont plus nombreuses que l'on peut penser. Il y a peut-être encore des découvertes à faire.
Jean-Marc

Celeos a dit…

Il y a encore une interprétation par Mouloudji, que j'apprécie moins, mais il me semble que, sauf omission, seuls les chanteurs "Rive gauche" que l'on connaît bien dans l'ensemble, se sont lancés dans une interprétation du Condamné après Hélène Martin en 1964. Avec Etienne Daho et Jeanne Moreau, puis les Têtes raides que vous avez présentés, on s'aperçoit qu'une trentaine d'années se sont écoulées avant que de nouvelles générations de chanteurs se réapproprient le poème.