Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 27 avril 2018

Padre padrone

Gavino Ledda  a aujourd’hui 79 ans. C’est une aventure étrange qu’il a vécue, racontée d’abord dans un livre paru en 1975, Padre padrone : l’éducation d’un berger qui confronte deux mondes, celui, archaïque, conservateur, de la société sarde ; celui, en pleine effervescence, de la société italienne qui est au diapason de la dynamique mondiale : un enfant de six ans est arraché par son père de l’école du village pour ne servir que de berger, main d’œuvre bon marché pour son père dont le domaine agricole et le troupeau sont la raison d’être et la seule compréhension du monde. Il s’arrache enfin à cette domination pour acquérir un statut d’intellectuel à même de décrire sa propre expérience.
Deux ans après la parution du récit, Vittorio et Paolo Taviani entreprennent la réalisation du film d’après le récit. Le succès littéraire — mais ce n’est pas un roman — de Gavino Ledda suscite ces images, fortes, imparables, dures, qui font de l’arrière pays sarde un contre-exemple de ce que peut être la société italienne. Ces années-là ne sont pas propres à l’Italie : en France, autre pays latin qui a conservé des pratiques et un développement lent dans bien des régions, on s’extasie sur d’autres récits : la Bretagne donne le prétexte à Pierre-Jakez Hélias à son récit Le cheval d’orgueil, paru d’abord en breton, puis traduit en français et publié la même année que celui de Gavino Ledda. L’Europe est en pleine mutation industrielle, et elle achève cette structuration, tirée notamment par l’industrie automobile. C’est toute la vie de la Cité qui est bouleversée : l’urbanisme, le plus visible, la capacité à consommer, l’invention du tout jetable dont les matières premières venues d’Afrique notamment, mais aussi de plus en plus d’Extrême-Orient qui ne produit pas seulement de la soie. Cette explosion de l’économie capitaliste modifie également les structures mentales dans un beau paradoxe : les mentalités européennes sont à la fois formées sur le principe d’une autorité pyramidale, patriarcale, mais de plus en plus influencées par les pensées libérales de la culture anglo-saxonne, fondée sur un renouvellement des modes de décisions, la dissociation notamment entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Les empires se sont effondrés en laissant la place à d’autres formes d’assujettissement plus insidieux, par le transfert des pouvoirs localement, par les compromissions culturelles bien orchestrées pour que le contrôle reste de la plus grande efficacité.
Je ne vais pas décrire cette période plus avant : chacun a, peu ou prou, en tête les éléments de cette transformation du monde. Mais comprendre la réception de cette production culturelle des années 1960-1970 ne peut se passer d’une mise en contexte, d’un rappel de ce qui fait le fondement des dynamiques collectives et individuelles. Les pays méditerranéens, évidemment, sont déchirés par ces contradictions entre conservatisme culturel, religieux qui imprègne profondément les structures sociales, et le désir légitime de connaître de nouvelles façons de vivre, aux promesses d’abondance, à la capacité d’inclure le plaisir comme moteur de l’existence. De tous les pays latins, la péninsule ibérique est en retard : le vieux Franco disparaît précisément dans cette période de l’année 1975 ; la Révolution des Œillets a eu lieu l’année précédente au Portugal, effaçant le salazarisme. Il est pour le moins ironique que ce soit des militaires que vienne cette transformation politique, montrant à quel point un pays appauvri, corseté ne comptait plus d’élite qu’au sein de son armée ! La dictature des colonels grecs s’effondre en 1974, la même année. Cette convergence des transformations politiques n’est évidemment pas un hasard, si elle n’a pas été le résultat d’une volonté réelle des peuples respectifs, mais de cette nécessité systémique qui faisait accompagner la lente transformation économique de la modification plus rapide des mentalités.
Le livre de Gavino Ledda, pour l’Italie, est un phénomène de dessillement, sans aucun doute qui fait regarder en arrière, mais là, tout juste en arrière, pour s’interroger sur cette société archaïque dont la nouvelle société[1] ne veut plus, sinon transformée d’un autre regard, de rejet dans un premier temps.

Saverio Marconi dans le rôle de Gavino Ledda
Le thème du récit, qui se fonde sur cette capacité de résilience dont on parle beaucoup plus tard, est celle du petit Gavino qui se heurte en premier lieu à l’autorité de son père. C’est un pater familias tels que l’histoire antique les présente, père et patron tout à la fois, car la famille et l’unité de production économique ne se distinguent pas. Les membres de sa famille sont sa propriété, non des êtres libres pourvus de leur libre arbitre. Ils sont donc assujettis à la logique de la production d’une azienda agricola  dont il est le seul décideur. Accroître la propriété, lui permettre d’augmenter ses revenus permet également de gérer davantage d’ouvriers agricoles. C’est non seulement une question de conserver une emprise sur un territoire, mais aussi d’obtenir le prestige accordé à celui qui permet de vivre à ceux qui ont moins que lui, avec lesquels il peut s’associer dans une entente dont il garde la maîtrise, mais aussi d’avoir avec lui ceux qui n’ont aucune terre, aucun autre moyen de subsistance que leur force de travail et qui lui conserve une fidélité tant que le contrat du gîte et du couvert n’est pas rompu. Un asservissement tacite, car alors il ne possède pas la propriété des personnes qui ne sont pas de sa famille. Le pater familias et sa clientèle, décrit tant pour la société latine que pour les gaulois. L’unité de production agricole comme seul modèle de la vision du monde. Les enfants sont alors sa propriété, sur lesquels il a encore droit de vie et de mort. Le système mafieux n’est qu’une dérive de l’antique autorité patriarcale dont on a ici le modèle archétypal.
Dès lors, l’école reste un danger potentiel : les savoirs ancestraux, syncrétisme entre l’antique religion polythéiste et le christianisme, sont la seule culture de référence. À quoi bon laisser les enfants à l’école à perdre un temps qui manque forcément à la production ? L’hiver est une saison plus calme, mais dès que le printemps arrive, il faut nécessairement cette force de travail que représentent les enfants. Mais un enfant trop jeune n’a pas beaucoup de forces, et seul le travail de berger peut convenir à un être non encore achevé ou déjà marginal. Garder les moutons, veiller sur la sécurité des brebis, des agneaux, dont le lait permet la fabrication de fromage, dont la viande est vendue, dont la laine est traitée pour l’industrie lainière est déjà une importante responsabilité. Elle exige ainsi une vie marginale, désocialisée laissée au bon vouloir des éléments de la nature. Le silence n’est distrait que par le son assourdi du battement de la cloche, un tocsin tatoué dans la tête de Gavino comme la marque des enfants abandonnés.
Une nature qui ne donne aucune envie de retour quelconque, aucun fantasme urbain nourri d’imagerie virgilienne. Les chaleurs de l’été sont suffocantes, le froid de l’hiver transperce jusqu’aux os. La nature permet de comprendre la nature de l’hostilité : un combat dans lequel il faut trouver sa place. Une fois acquise, on est pétri des mêmes éléments qui la composent. On devient pierre, bois, eau et feu. La nature fait là œuvre sélective : qui ne supporte pas ce genre de vie n’ira guère loin dans son existence. Dans la société archaïque, ce n’est pas très important : la natalité permet de compenser le manque de main d’œuvre.
La violence masculine efface celle des femmes qui restent à l’accepter comme une fatalité. Violence de la nature, violence de la sexualité que l’on veut voir en tout lieu sans s’interroger sur son apprentissage. Violence subie, violence apprise, violence reproduite.
Il reste dans ce contexte à savoir où trouver un espace de liberté, non celle de la nature qui ne donne que l’idée d’un enfermement, mais celle de l’esprit qui cherche dans la moindre distraction la possibilité d’un exercice de l’apprentissage, de la mémorisation, l’idée d’un ailleurs de tous les possibles. Un accordéon troqué fait l’affaire : il est le point de départ d’une insurrection larvée contre cette situation.
Le troupeau est échangé contre une oliveraie sur laquelle le Padre compte pour accroître sa propriété et ses ressources. Mauvaise affaire : le grand gel de 1956, le Marché commun du traité de Rome de 1957 rompent avec l’équilibre fragile de cette campagne méditerranéenne déjà dépassée. Les processions n’y font rien. Les jeunes gens sont déjà tentés par une vie où un salaire vient remplacer la pauvreté de la famille patriarcale. Le Padre n’a pas signé l’autorisation de partir en Allemagne, où vont les jeunes gens de cette contrée de Sardaigne. Il vend à perte l’exploitation, en ne conservant que l’essentiel. La banque lui fera un pécule des intérêts du capital placé. Les autres enfants sont placés de la même manière, et enverront la plus grande part de leur salaire à la vie de la famille. Gavino est envoyé à l’armée par son père pour y apprendre le métier de monteur-radio. Il se heurte au vide de ses savoirs, lui qui ne parle que le sarde, langue interdite à l’armée italienne. Ce vide se remplit d’une autre matière, celle de la distance sur les choses dans laquelle s’opère une autre alchimie. Alors l’inversion devient permise : l’abandon se transforme en conquête de nouveaux territoires, dont la langue devient la seule véritable bataille, acquise sur le monde ancien. Faire de ses cicatrices l’objet même de son implication au monde reste le choix de marcher dans la lumière.
« Tu es dans ma maison et tu n’as pas d’ordre à me donner, » dit le père. « Tu n’es le patron de rien et je me moque que tu sois mon père » répond le fils.
L’inversion est réalisée. La société patriarcale prend alors, avec le film de Vittorio et Paolo Taviani, un coup définitif. Le film ne modifie sans doute que peu de choses dans la société italienne ou méditerranéenne. Mais la mise en lumière des relations qui ont fondé la culture méditerranéenne autour de la figure paternelle permet là, en 1977, d’amorcer plus fortement le changement progressif des esprits. Le patriarcat n’est pas aboli, tant s’en faut. Et il n’est pas l’apanage seul des sociétés du Sud. La mise en contexte, paradoxalement, du système économique issu de la pensée des Lumières, ne justifie pas ce système économique, qui n’opère qu’une transformation des structures et des mentalités pour assurer autrement la domination économique et idéologique. Néanmoins, ce tournant est majeur alors que les sociétés urbaines ont déjà marqué le refus du monde ancien autoritaire. On sait aujourd’hui de quelle manière les sociétés contemporaines ont résolu le principe de l’autorité et du contrôle des esprits.
Vittorio, récemment disparu, et Paolo Taviani ont donné au travail de Gavino Ledda une dimension d’une immense qualité : les acteurs sont excellents, et Saverio Marconi incarne un Gavino adulte magnifique, totalement imprégné de son personnage, de même qu’Omero Antonutti, le Padre, dont le film ne donne jamais le prénom, éminemment symbolique : Abramo. Ils ont tenu à intégrer Gavino Ledda lui-même au commencement et à la fin du film, mêlant fiction et réalité, récit et documentaire, dont il incarne le prologue et l’épilogue.
Je tiens Padre padrone pour l’un des films les plus importants de ce vingtième siècle. Et cependant, malgré sa Palme d’or à Cannes en 1977, on l’oublia assez vite, et suffisamment pour que l’histoire du cinéma ne s’intéresse, en fin de compte qu’à sa propre industrie qui s’autoalimente de productions américaines. Baste ! Ce cinéma et son industrie ne sont même pas en mesure de conserver dans les conditions nécessaires les étapes qui font les jalons de son histoire. Dans un billet précédent, je regrettais qu’un film admirable, Chronique des années de braises, de Mohammed Lakhdar-Amina, sorti et Palme d’or à Cannes en 1975 soit indisponible en DVD. Si l’Italie a un peu plus de considération pour son cinéma, la version disponible, lorsque je l’achetai, n’était pas restaurée et les extraits présentés sur Youtube sont techniquement de mauvaise qualité. Petit bijou que contient le DVD, une interviouve d’Abramo Ledda est disponible dans les bonus. Hélas, elle n’est pas sous-titrée et le parler sarde n’est pas très facile. Néanmoins, il est loisible de comprendre l’essentiel de ce qu’il dit, et on reste décontenancé par l’aspect bonhomme d’Abramo Ledda, très différent et, paradoxalement, très urbain comparativement au personnage composé par Omero Antonutti. L’âge est venu, et sans doute une attitude de sidération que sa propre histoire ait été ainsi racontée par ce fils insurgé. Chaque période ainsi trouve ses propres justifications. Il est vraisemblablement décédé aujourd’hui. A-t-il eu conscience que dans sa propre vie il a incarné cette figure mythologique d’un Chronos, que Freud évoquait dans Totem et tabou ? Tout cela n’appartient aujourd’hui qu’à une fragile mémoire : notre temps est sans doute passé à autre chose…











[1] Cette expression de « nouvelle société » était due à  Jacques Chaban-Delmas. Pompidou, incarnant le conservatisme post soixante-huit, rejeta fondamentalement l’idée que portait cette expression dans laquelle il voyait  se profiler en même temps économie libérale et permissivité sociale. Une vidéo de l’INA est à ce sujet, édifiante ! (http://www.ina.fr/video/I00016825)

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