Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mercredi 4 février 2015

La marche d'Œdipe - 3

Œdipe roi  - Pier Paolo Pasolini - 1967

La naissance d'Œdipe 
     Lorsque Pier Paolo Pasolini tourne Œdipe roi, film vu comme l'adaptation de l'œuvre de Sophocle, il se permet nombre de modifications qui en font une œuvre dès lors totalement personnelle.
     Le film débute par la naissance d'Œdipe, quelque part dans une campagne italienne, peut-être aux environs de Rome, dans les années 1920 ; la naissance d’Œdipe serait alors contemporaine de celle de Pier Paolo (né en 1922). Les premiers plans sont ceux de l’harmonie entre l’enfant et sa mère, dont il est le prolongement, une partie autonome de son propre corps. La caméra se promène dans les frondaisons des arbres, soutenue par les instruments à cordes de la musique qui évoque un apparent moment d’apaisement.
      Mais un plan, visible dans l'extrait, montre clairement le drapeau italien utilisé juste après 1848, au moment où a lieu la proclamation de Charles-Albert de Savoie pour l’indépendance et l’unité italienne. L’écu de la Maison de Savoie est en effet très visible au centre du drapeau. Il y a ainsi une sorte de téléscopage temporel entre les débuts de l’unité italienne, et la volonté de Pier Paolo de vouloir naître lui-même et faire naître son Œdipe à ce moment là, alors que les images évoquent le début du XXe siècle.
   Un autre artifice est utilisé par Pier Paolo : ce qui n’est pas dicible par les personnages et par le père Pasolini/Laïos, interprété par le très beau Luciano Bartoli, (c’est un militaire) est écrit sur le panneau présenté dans le plan, revenant sur les usages du cinéma muet. Il déclare d’emblée sa jalousie à son fils : « Tu sei qui per prendere il mio posto nel mondo, ricacciarmi nel nulla e rubarmi tutto quello que ho » (tu es là pour prendre ma place dans le monde, me repousser dans le néant et me voler tout ce que j’ai). « E la prima cosa che mi ruberai sarà lei, la donna che io amo. Anzi già mi rubi il suo amore ! » (Et la première chose que tu me voleras sera elle, la dame que j’aime. D’ailleurs, tu me voles déjà son amour !)

L’abandon
     Lorsque l’enfant voit l’ombre de ses parents se projeter sur le rideau de la fenêtre, c’est à son tour de laisser s’exprimer le dépit envers celui qui lui vole sa mère, au point que la jalousie réciproque ressentie amène le père à vouloir la mort de l’enfant, son fils. C’est là que, pour Pier Paolo, se fait la transposition des lieux et de la musique. Lorsque l’enfant est conduit vers la mort, c’est une Grèce supposée, mais en rupture avec les clichés vus jusque là imaginant l’ensemble dans un décor de théâtre épidaurien ; ce sont des paysages désertiques de l’Afrique que les regards découvrent, et en conséquence, c’est là, dans ce désert, que les choses les plus essentielles se mettent à exister. Le décor, les costumes sont des éléments à la fois rustiques et baroques, hors de toute esthétique hellénique antique. Ils n’en sont pas moins efficaces, acquérant pour le coup une nouvelle réalité, celle imposée par la logique de cette nouvelle narration.
     La musique n’est plus celle des cordes d’un orchestre occidental classique, mais le son aigrelet d’une flûte qui adopte des modes pentatoniques. Le jeu musical alterne, selon les séquences, entre cordes classiques et flûtes, soutenant ainsi les contradictions vécues entre moments d’harmonie et réalité de l’affrontement avec le destin. Le filmage est réalisé à la caméra d’épaule pour rajouter à l’inconfort de la nouvelle situation présentée, donnant des soubresauts dans la succession des images. Le berger qui le recueille le porte jusqu’à Polybe, qui décide de l’adopter. L’extrait du film présenté ici dans le blog s’arrête à ce moment où Polybe le reçoit pour son propre fils.

[La vidéo préalablement présentée a été supprimée sur Youtube]


     La narration poursuit son déroulement avec parfois des fidélités à l’histoire de Sophocle, et parfois de grandes libertés qui permettent d’entrer de plain pied dans la propre logique de Pier Paolo Pasolini. S’il ne peut éluder le chemin qui le mène jusqu’à la Pythie, le renvoyant dans les cordes à franchir la double interdiction du meurtre du père et de l’inceste avec la mère, la rencontre avec le Sphinx reste très elliptique. Choix esthétique, ou choix philosophique, permettant à Pier Paolo d’insérer le dialogue avec le Sphinx dans une réflexion introspective d’Œdipe avec lui-même, s’interrogeant sur sa propre nature ? 

      Le traitement de la rencontre avec Laïos demeure alors le moment paroxystique de l’œuvre : Œdipe marche alors que Laïos arrive sur un char, devenu charriot tirée par des mulets sur cette route désertique qui le reconduit depuis Delphes. Laïos est l’arrogance même, et son regard celui du mépris. Franco Citti, dans son incarnation d’Œdipe refuse d’abord timidement de le laisser passer, puis plus fermement. Et dans son opposition à cette arrogance du pouvoir représenté par Laïos, il hurle, comme pour refuser ce qui doit se passer, et s’enfuit, faisant marche arrière en courant. Il est rejoint par les gardes de Laïos avec lesquels il se bat à l’épée, et un à un, tue les gardes avant de revenir, en marche avant, tuer Laïos lui-même. La scène scelle ainsi le film et le destin d’Œdipe.

Franco Citti - Œdipe

      La rencontre avec le Sphinx est curieuse : le Sphinx est un personnage exclusivement masculin, le visage caché par un masque africain. Il n’est pas question de deviner une énigme, mais, au contraire, le Sphinx lui dit : « Il y a une énigme dans ta vie. Quelle est-elle ? – Je ne veux pas le savoir, répond Œdipe. – L’abîme dans lequel tu veux me rejeter est au plus profond de toi », rétorque le Sphinx, avant d’être précipité par Œdipe dans le vide. « La Sfinge è morta[1] ! » annonce le jeune messager que joue Ninetto Davoli, dénommé si justement Angelo (le messager). Ambiguïté d’intention dans le scénario de Pier Paolo : Œdipe a-t-il tué le Sphinx pour pouvoir devenir, ayant sauvé les Thébains, l’époux de Jocaste, ou seulement pour ne pas entendre ce que le Sphinx avait à dire de plus grave encore que l’oracle du parricide et de l’inceste ?


Ninetto Davoli - Angelo

      Dès lors tout s’enchaîne dans l’ordre des choses : si la disparition du Sphinx lui permet d’accéder, grâce à Créon, à la royauté de Thèbes et au mariage avec Jocaste, les jeux de temporalité permettent d’enchaîner très rapidement la suite de la narration, comme s’il y avait urgence dans le rythme du film à précipiter la succession des événements. Dans l’histoire de Pier Paolo, Jocaste et Œdipe n’ont pas le temps d’avoir une descendance, et c’est sans doute là une projection personnelle de Pier Paolo dans son propre film. Aussitôt la peste se déclare, et une succession de séquences illustre le malheur des cadavres atteints, les processions vers la crémation.


Pier Paolo Pasolini - Le grand prêtre de Thèbes

      C’est là que Pier Paolo intervient en tant qu’acteur, interprétant le grand prêtre de Thèbes, qui dénoue par son intervention la suite du déroulement : Œdipe semble figé devant l’événement de la peste, dans l’impossibilité d’agir, comme si une prescience lui permettait de connaître ce que l’oracle a encore à dire. Il a envoyé Créon consulter la Pythie : pour délivrer Thèbes, il faut la purger de l’assassin de Laïos. 



Silvana Mangano - Jocaste

      Tirésias intervient à son tour, à la demande d’Œdipe, et le choix de l’acteur semble, là encore, particulièrement troublant : il s’agit de Julian Beck[2], le fondateur du Living theater dont le choix comme acteur n’est pas innocent, introduisant, par sa physionomie anglo-saxonne, une rupture avec celle des acteurs méditerranéens présents dans le film.
Julian Beck - Tiresias
Avec  Jocaste qu’interprète Silvana Mangano, ce sont les deux seuls visages à la blancheur étonnante.


      C’est la première apparition publique de Tirésias, contre lequel s’emporte Œdipe. En rupture avec la résolution de l’énigme dans le mythe, Œdipe ne sait montrer là que l’immédiateté de son comportement dans une colère irraisonnée contre Tirésias dont il sait qu’il connaît la même vérité que celle sur laquelle l’a questionné le Sphinx.


Peu à peu, questionnant Jocaste, Œdipe se convainc qu’il est bien le meurtrier de Laïos. Il reste à faire se confronter les témoins : le messager de Corinthe vient annoncer la mort de Polybe. Il reconnaît le berger qui avait porté l’enfant sur le mont Cithéron. La vérité se fait explicite. 


     
Carmelo Bene - Creon
Œdipe revient au palais à Thèbes : Jocaste s’est pendue dans la chambre nuptiale. Œdipe ne peut plus voir cette réalité et se perce les yeux. Image terrible, dans le film, que celle où Œdipe ouvre la porte du palais et se montre le visage ensanglanté aux gens de Thèbes dont Angelo – Ninetto Davoli – est le plus significatif. 
Franco Citti - Œdipe sort du palais


Ninetto - Angelo conduit Œdipe
     Angelo lui tend la flûte au son aigrelet, celle dont jouait Tirésias. Œdipe marche, conduit par Angelo, alors que la séquence bascule vers un autre lieu et un autre temps d’une ville italienne – ce doit être Bologne. Assis sur les marches de la basilique de san Petronio, Œdipe joue de la flûte à bec et appelle Angelo qui, insouciant, s’amuse avec les pigeons. Le film est tourné en images réelles ; les gens sont attablés aux terrasses des cafés, vaquent à leurs occupations routinières tandis que se dénoue la fin du drame : Œdipe, conduit par Angelo, se substituant à une Antigone absente du film, joue de la flûte dans un faubourg. Dans une allée, de jeunes garçons jouent au ballon sous la fumée d’une usine ; 


Assis sur les marches de la basilique san Petronio

les ouvriers sortent en regagnant leur domicile à vélo, téléscopage entre la tragédie intemporelle et la condition prolétarienne de la fin des années 1960. Insouciant Angelo-Ninetto joue au ballon avec les autres garçons. Œdipe/Pier Paolo appelle Angelo. Leur chemin les ramène au point de départ du film : dans une cour entourée de bâtiments agricoles et devant la maison où se trouvait le drapeau de l’unité italienne. « Dove siamo ? où sommes-nous », demande Œdipe. Angelo le lui explique. La musique des cordes accompagne à nouveau les images des frondaisons des arbres. «  – Ô  lumière que je ne peux plus voir, éclaire-moi une dernière fois ! » demande-t-il. Le crissement des cigales accompagne une musique militaire en fond.
« La vie finit là où elle a commencé », constate-t-il. Sur le vert si vert d’un pré illuminé de soleil.

Les larmes d'Œdipe
 
(à suivre)

[1] Ambiguïté de nature : la sfinge, mais Pier Paolo en fait un être masculin.
[2] Trouble pour moi également : j’ai dans ma grande jeunesse, croisé et salué Julian Beck à qui je fus présenté. Les circonstances étaient particulièrement étranges. C’était en Auvergne, où Julian Beck, Judith Malina et le Living theater venaient représenter Antigone de Sophocle. Il était tard dans la soirée d’un été à peine chaud, où la troupe et les comédiens venaient à peine d’arriver. J’ai le souvenir, dans la lueur d’un réverbère autour duquel virevoltaient des chauves-souris, du profil d’aigle de Julian Beck, que je vis disparaître dans la nuit, accompagné d’un ami comédien. Le lendemain avait lieu la représentation en plein air. C’était les toutes dernières années du Living theater
 



2 commentaires:

Anonyme a dit…

La lecture des mythes sans cesse revisités par les poètes nous fait ressentir au plus proche la nature humaine, presque imperceptiblement.
Nous faisant ainsi nous sentir moins Seul.
Il est très réconfortant de se poser sur les "épaules des géants".
Merci Céléos.
Belle journée d'hiver.
Marie

Celeos a dit…

Merci à vous Silvano de votre intérêt pour ce billet. Silvana Mangano est, bien sûr, magnifique, tenue à un rôle d'une grande sobriété où sa présence, son regard sont d'une force étonnante. Vous auriez un bel avatar de son beau visage !
Medea, j'y songe, une bien belle histoire qui nous réconcilie avec nos mères !