Promenade, il y a quelques jours, sur ces plateaux terribles des montagnes du Massif central, là où les chemins conduisent vers l'Auvergne. Le temps y était froid, maussade. La montagne peu accueillante. On en reste à considérer que seules les vaches peuvent s'en accommoder, et ceux qui vivent avec elles, conservant un mode de vie que rythme la seule biologie bovine, dont aucune illusion de liberté ne peut se dégager : les fleurs, les narces, les frênes trapus aux écorces rugueuses, les tourbes où l'on s'enfonce profondément, dont les sphaignes accueillent les droseras gobeuses de mouches, en font un paysage curieux, parfois pathétique, rarement accueillant. Des landes et des prairies. Les maisons y sont basses, et leurs pierres basaltiques, leurs toits de phonolite se couvrent de lichens dorés pour paraître plus dociles.
Je n'y étais pas passé depuis de longs mois, à une période où curieusement, l'hiver rend l'ensemble plus agréable : quand les routes sont couvertes de neige, et que le sentiment de fragilité de la vie ne tient qu'à l'éclairage des phares d'une automobile, d'un lampadaire à la lumière duquel tournoient de lourds flocons qui s'amoncellent de part et d'autre de la route. Il reste la clarté des maisons qui indique qu'on peut encore vivre là, qu'un feu de bois de fayards fait tourner une chaudière.
Mais là, en plein été, je ne sais ce qui m'avait attiré dans cette brocante inintéressante. Dans ces régions écartées, on pourrait décrire, à partir des objets présents sur les étals, l'univers passé des générations successives, et pas forcément les plus anciennes. Les intérieurs des séjours défraîchis se répandent alors sur la place, où autrefois sans doute, se tenait un marché à bestiaux : vieux outils dont on a perdu le sens et la fonction, peintures hideuses qui ont orné un mur au-dessus d'une table de salle à manger, jouets en plastique, carreaux de dentellières rappelant l'industrie du pays, sur lesquels, inlassablement les doigts des femmes couraient d'un fuseau à l'autre pour construire les motifs que leur proposaient des cartons dessinés ; mortiers en bois, jouets en peluche, services de céramique au décor suranné, objets pieux : chapelets en bois, saintes vierges et autres objets de bigoterie que l’on trouve dans toutes les maisons catholiques de cette montagne…
Non, rien n’attirait mes yeux dans cette kermesse où la brocante semblait l’une des rares fêtes laïques, prétexte supplémentaire à des rencontres familiales dans ce vaste et haut paysage.
J’allais reprendre la route et quitter ce lieu sans intérêt quand une valise de livres m’apparut. Livres anciens des années 1970, essais historiques rappelant des événements oubliés de ces années-là. Un livre, de la collection blanche de Gallimard, se distinguait du lot : recouvert de papier plastique transparent, je réagis tout d’abord en constatant qu’il s’agissait d’une victime, sans doute, d’un désherbage de collection publique. On désherbe ainsi pour libérer de la place sur les rayons, considérant qu’un certain nombre de livres ne méritent plus d’être conservés, soit que leur état d’usure ne permet plus les prêts ou la consultation, ou, pire, que leur contenu et leur auteur ne présente plus d’intérêt. On se console en se disant que la Bibliothèque nationale de France permet, au pire, de consulter un livre disparu, et qu’un jour peut-être l’ensemble des livres publiés depuis l’invention de l’imprimerie sera numérisé dans des lieux de stockage inidentifiables, vaste bibliothèque virtuelle à partir de laquelle on pourra, éventuellement, réimprimer, à la demande, n’importe quel livre pour lui redonner une réalité physique… Un jour…
Je saisis ce livre, curieux. Parfois les livres conservent le nom de leur ancien propriétaire, une dédicace, la trace d’une lecture. Rien de tel ici, et je ne saurai rien alors de son histoire. Les livres de la collection blanche de Gallimard ne sont pas si fréquents dans des brocantes, hormis celles spécialisées dans le livre. Je lus la première de couverture : L’asphyxie, de Violette Leduc. Violette Leduc ! Par quel hasard cette autrice sulfureuse, amie de Jean Genet, se retrouvait-elle sur cette foire d’un pays où la bigoterie est un sport régional ?
Peu m’importait. Je payai le prix de quelques euros, satisfait de n’être venu en ce lieu que pour ce seul livre. Déjà me revenait à l’esprit les quelques mots de dédicace d'une photographie de Jean Genet à Violette Leduc : « À ma chère Violette, avec toute ma tendresse et la gentillesse de mes seize ans. Jean. » Curieux terme que « gentillesse », qu’on n’associerait pas tout d’abord à Jean Genet, lui qui fut féroce, dénonçant avec toute la force de sa colère verbale les saloperies qu’il avait ressenties dans son village morvandiau avant de les vivre comme voyou et voleur. Saloperies qu’il partageait avec tous les lésés de leur enfance, ce qu’il évoque dans la strophe suivante :
« Si vous
pouviez me voir, sur ma table penché,
Le visage défait par ma littérature,
Vous sauriez que m’écœure aussi cette aventure
Effrayante, d’oser découvrir l’or caché
Sous tant de pourriture. »
Vous sauriez que m’écœure aussi cette aventure
Effrayante, d’oser découvrir l’or caché
Sous tant de pourriture. »
Assurément, les saloperies dont je parle, il les a reconnues
dans ce qu’écrivait Violette. L’asphyxie,
publié en 1946, commence ainsi :
« Ma mère ne m’a
jamais donné la main… Elle m’aidait à monter, à descendre les trottoirs en
pinçant mon vêtement à l’endroit où l’emmanchure est facilement saisissable.
Cela m’humiliait. Je me croyais dans la carcasse d’un vieux cheval qu’un
charretier tirerait par l’oreille… Un après-midi, alors qu’une calèche fuyait,
éclaboussant de ses reflets le sinistre été, au milieu de la chaussée, je
repoussai la main. Elle me pinça davantage et me souleva de terre comme un
poulet qu’on enlève par une seule aile. Je devins molle. Je n’avançais plus. Ma
mère vit mes larmes.
—
Tu veux te faire
écraser et tu pleures !
C’était elle qui
m’écrasait. »
Plus loin :
« Son visage, une
lune huileuse. Pour relief, deux pinceaux de moustache noire, arqués à la
mandarin. Les pupilles nageaient dans du jaune d’œuf. Les lèvres minces se
confondaient avec le reste. Le crâne chauve était huileux aussi. Une voix
sucrée, des mains de prélat. Le cou avait ses deux bajoues. M. Pinteau ne
portait pas de cravate mais un col ouvert. Quand il croisait les jambes, on
évoquait deux troncs d’arbres… Le torse était si mol de chairs à l’aise qu’il
avait la satisfaction d’une poitrine opulente de femme. Quoique de bonne coupe,
le gilet, qui remontait, laissait voir la chemise, les bretelles
distendues : c’était indécent. »
Et Violette raconte ensuite comment M. Pinteau va
l’attirer, elle, une petite enfant, la serrer entre ses cuisses, la
déshabiller, lui serrer le cou. Jusqu’à ce qu’arrive la grand-mère de Violette,
qui fait reculer cet homme pervers.
Violette Leduc est rééditée dans la collection « L’imaginaire »
de Gallimard.
Un document de l'Institut national de l'audiovisuel propose une interview de Violette Leduc en 1970. Violette a alors soixante-trois ans.
3 commentaires:
Ces plateaux terribles où nos ancêtres peut-être vécurent jusqu'à ce que certains d'entre eux fuient vers des lieux plus cléments. Leur descendance y revient parfois prendre le frais quand la canicule oppresse les vallées...
J'ai lu il y a fort longtemps la bâtarde de Violette Leduc. Il ne m'en reste pas de détails juste le souvenir d'une œuvre dure et forte.
PS. Je reviens d'un pays taiseux :)
Beau texte. J'aime l'idée de ces rencontres improbables, par le truchement d'une simple brocante, entre un pays, que vous décrivez si gris, et une œuvre, si forte. J'ai découvert il y a longtemps, les œuvres de Violette Leduc grâce à Jean Genet.
Merci pour votre appréciation élogieuse de mon blog.
Jean-Marc
Merci à vous Jean-Marc pour votre constance à nous offrir de belles découvertes.
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