La piste Pasolini
Bien sûr, nous sommes nombreux à nous rappeler ce moment tragique de début novembre où Pier Paolo fut assassiné, et peu importe que l’on établisse une vérité judiciaire que l’Italie a été incapable d’établir depuis quarante ans ; puisse la vérité poétique demeurer, c'est-à-dire celle d’une parole que les maffias bien pensantes, celle de l’Église catholique, celle de la maffia économique ont fait taire là, il y a quarante ans, d’une façon aussi radicale. Que Pier Paolo, dans une prise de risque aussi désespérée après l’achèvement de Saló, ait refusé de se méfier de ce qu’il risquait de lui arriver n’étonnera personne, vivant de manière permanente dans la fulgurance dont la mort était l’une des composantes majeures.
Il me faut signaler un livre paru opportunément il y a quelques semaines écrit par un jeune garçon de vingt trois ans, Pierre Adrian, qui mieux qu’une enquête qui n’apporterait que peu d’éléments, quarante ans après, nous conduit à travers une quête sur les pas de Pier Paolo. Dans sa recherche, même s’il les rappelle, il ne s’agit pas d’épouser les convictions de PPP, qui sont datées. Je voudrais, puisque l’occasion m’est donnée de parler de ce livre, dire également quelles sont mes relations étranges avec la figure de Pier Paolo.
Je ne cache pas, dans ce blog, mes propres convictions libertaires, c'est-à-dire celle d’un individualiste convaincu qui sait que, vivant en société, l’état d’individualité doit faire place à une sorte de renoncement pour établir des solidarités, des engagements dans des actions et dans une vie où vivre ensemble est constitué de négociations permanentes, de méthodes de travail permettant d’arriver à des réalisations pour le bien commun.
Mais que de chausse-trappes ! La première étant d’imaginer que pour ce résultat il faut mettre un mouchoir sur la pensée, et se résoudre à fondre ses convictions dans celles d’une organisation politique ou toute autre forme de structure qui ne manque pas de se constituer dès lors qu’un groupe voit le jour et qui prétend ériger son système de pensée en vérité établie. Aussi, toute idée d’un parti dans lequel on abandonnerait sa capacité de penser déléguée à un bureau politique, de même qu’une démocratie dans laquelle on a délégué à quelques uns la capacité de penser la cité et de l’organiser me font horreur.
Foin de tout parti alors, exception faite des organisations syndicales qui ont une mission de défendre les intérêts des salariés au travail, et le font généralement en mettant un mouchoir sur leur véritables convictions : le salariat, tel que le pensait Karl Marx, est une aliénation dans la mesure où l’on se soumet à la subordination d’un employeur qui a tout pouvoir de décision sur l’entreprise économique, du choix des investissements comme de la place des employés dans le projet d’entreprise. D’ailleurs c’est bien là que le bât blesse : un projet d’entreprise peut devenir tellement colossal qu’il modifie la politique même de la cité et intervient directement sur la manière dont vivent les gens qui n’ont qu’une relation très indirecte avec l’entreprise. Le pouvoir de l’économique sur le politique.
Se rappelle-t-on le prix Fémina d’il y a quelques années, L’imprécateur, de René-Victor Pilhes ? Un mystérieux personnage expliquait de manière directe et sans émotion comment le capitalisme s’y prenait pour manipuler la pensée des employés d’une entreprise, et l’affolement des dirigeants de cette même entreprise entraînait tout ce beau monde dans un effondrement des tours où était situé le siège de la firme.
D’une certaine manière on en est arrivé là. Le chaos ambiant n’est plus maîtrisable et sans qu’il y ait de complot précisément déterminé, le système est en autoallumage sans qu’on puisse l’arrêter. Ce qui signifie que les organisations politiques ne sont d’aucun secours, quand bien même elles auraient la volonté réelle d’intervenir sur la manière de modifier le cours des choses. C’est à peu près exactement ce qui est arrivé à la Grèce, confrontée à un système financier international quasi maffieux qui n’a laissé aucune échappatoire à Sýriza.
Mais ma pensée vagabonde, une fois de plus. C’est de Pier Paolo que je veux parler ici, dont l’esprit me hante parfois, et inévitablement lorsque je me trouve à Rome qui restera pour moi associée à lui dont son nom parait les murs quelques jours après son assassinat.
Ses contradictions intellectuelles ne seraient d’aucun secours si l’on ne savait qu’il reste, d’une certaine manière, un type de la pensée italienne. Il y a certainement en lui du Savonarole, espérant réformer jusqu’à l’éradication du plaisir de la vie, mais se reprenant, se rappelant malgré lui que, fait de chair, le goût des garçons constituait la charpente de son désir de vivre jusqu’à l’ultime bout de la route.
Et sans doute y a-t-il cette souffrance exprimée aussi bien dans ses textes que dans son cinéma : parler de la vie, de ceux qui en sont l’incarnation, en s’en faisant une représentation idéale sans jamais pouvoir trouver ce qu’en imagination on se représente ce que pourrait être cette vie idéale.
Un père, une mère, des enfants qui aiment Dieu et le Christ dont la souffrance force le respect ; une maison attablée le soir au repas où l’on mange la pasta dans le plaisir d’entendre le récit de la journée passée au dur labeur dont on perçoit la compensation par le salaire mérité. Le repas achevé, les enfants vont au lit en embrassant les parents dont ils sentent sur eux la protection et la bienveillance. Quelque part, le nonno et la nonna restent encore présents dans les esprits. Ils en ont gardé l’idée de ce que peut être la sagesse, faite de retenue, de silence, parfois de renoncement face aux contraintes de la vie qui se sont accumulées, se sont transformées en lentes résignations qui patinent l’esprit autant que le corps. Les tempes ont blanchi, parfois le crâne s’est dégarni pour recevoir la casquette, plus humble encore que le chapeau que l’on présente au dehors et qui témoigne de la dignité devant le monde. La nonna porte un foulard replié sur l’arrière de la nuque, s’effaçant avec déférence devant le monde patriarcal, dont elle craint les colères mais organise avec de redoutables stratégies les comportements qui pourraient sembler les plus anodins.
Pourrait-il y avoir plus logique sens de la vie, lorsque la nature elle-même vient combler de ses soins la pourvoyance au plaisir des sens, de la langue et de l’estomac comme à l’odorat qui perçoit chaque saison, chaque moment de la journée, le temps de la pluie comme celui du soleil dont l’éventail des couleurs se rajoute au plaisir des yeux ? Et jusqu’à la nuit qui module chaque instant, accompagnée des stridulations des grillons, du frôlement des bêtes sauvages dans les haies ; elle donne à la rivière l’écho d’une eau qui clapote, heurtant là une pierre, ici le rebord d’une barque, qui court et raconte la géographie de ce pays de plaines, de montagnes, de peupliers toujours droits comme une armée de légionnaires, à peine agités d’un tremblement de leurs feuilles où scintillent les reflets de la lumière au couchant.
Dans cette peinture idéale où Pier Paolo aimerait trouver sa place, dans le souvenir rattaché du sein de sa mère, se trouve l’ombre qui vient déséquilibrer tout l’ensemble. Comme les éphèbes difformes de Chirico, ce qui tenait debout, dans la représentation que l’on regardait quelques instants auparavant, s’effondre sans possibilité de rattraper la construction ; et c’est un amas de pierres qui demeure, où l’on recherche avec patience, avec passion, les traces de ce qu’on avait cru voir de cette image idéale. Ce qu’on ne trouvera jamais, car l’ombre est remplacée par le vide qu’elle a suscité : c’est ce que fut le père, aspiré par le souci d’appartenir à autre chose que ce monde terrien, solide, argileux de l’Italie des montagnes comme celle des plaines. Qu’en reste-t-il ? Un képi, une vareuse, une illusion de lumière qui ne recouvre que le vide d’un homme transparent, absent, évanoui dans la grande armée de casernes, de clairons, de champs de batailles dont on ne retrouve que les douilles vides, aussi abandonnées que les enfants des cités prolétariennes venues s’installer à la périphérie des grandes usines.
De Pier Paolo, ses polémiques aujourd’hui me paraissent presque anecdotiques, ses engueulades avec Moravia. Chacun préfère garder en mémoire ses amours avec Ninetto Davoli, dont la simplicité, alors qu’il n’était encore qu’un jeune adolescent, était touchante, d’une fidélité exemplaire jusqu’à la trahison pour le choix de la normalité conventionnelle. Je préfère ne garder que les inspirations poétiques dont son cinéma reste, et y compris jusqu’à Saló, porté de ferveur, de bouleversement, comme d’une seule et unique fulgurance dans laquelle il est lui, Pier Paolo, au centre précis.
C’est de Giovanna Marini que je découvris d’abord ses poèmes frioulans, en dialecte, en réaction contre le toscan trop policé, comme je fus moi-même convaincu autrefois que la langue d’oc pouvait porter avec davantage de force la charge poétique d’une parole réprouvée. Désincarnée, disparue dans les fleurs des Toussaints, la langue d’oc n’est aujourd’hui plus qu’un hologramme ; les langues aussi ont leurs fantômes qui barrulent sur des landes sans fin, les soirs d’hiver où les animaux eux-mêmes n’ont plus qu’à se blottir dans l’attente du jour.
Io sono una forza del Passato.
Solo nella tradizione è il mio amore.
Vengo dai ruderi, dalle chiese,
dalle pale d’altare, dai borghi
abbandonati sugli Appennini o le Prealpi,
dove sono vissuti i fratelli.
Giro per la Tuscolana come un pazzo,
per l’Appia come un cane senza padrone.
O guardo i crepuscoli, le mattine
su Roma, sulla Ciociaria, sul mondo,
come i primi atti della Dopostoria,
cui io assisto, per privilegio d’anagrafe,
dall’orlo estremo di qualche età
sepolta. Mostruoso è chi è nato
dalle viscere di una donna morta.
E io, feto adulto, mi aggiro
più moderno di ogni moderno
a cercare fratelli che non sono più.
Tratto da Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.
Tout mon amour va à la tradition
Je viens des ruines, des églises,
des retables d’autel, des villages
oubliés des Apennins et des Préalpes
où mes frères ont vécu.
J’erre sur la Tuscolana comme un fou,
sur l’Appia comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,
comme les premiers actes de la Posthistoire,
auxquels j’assiste par privilège d’état civil,
du bord extrême de quelque époque
ensevelie. Il est monstrueux celui
qui est né des entrailles d’une femme morte.
Et moi je rôde, fœtus adulte,
plus moderne que n’importe quel moderne
pour chercher des frères qui ne sont plus.
Traduit de l’italien par Olivier Favier. Extrait de Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano 1964.
La ville a rattrapé toute forme ancienne, toute langue qui se reconstitue dans les lambeaux déchirés des néons et du béton. Et pourquoi les nouvelles langues en seraient-elles moins belles, portées par des enfants dont la bouche n’est que fleurs plus épanouies les unes que les autres ? La poésie en jaillit aussi sûrement qu’elle vivait dans la langue de Virgile dont ils sont les heureux paysans de ces quartiers, nouveaux alors, anciens aujourd’hui, désespérés depuis la mort de Pier Paolo qui les a abandonnés sans retour. D’autres viendront un jour. Un enfant se lèvera, portera plus haut cette même parole, en fera sa bannière rouge.
Je crois que Pierre Adrian a saisi tout cela, sans forcément l’exprimer ainsi. Son voyage sur les pas de Pier Paolo le montre hésitant, cherchant parfois vainement ce que la parole de Pier Paolo pouvait opérer auprès de ses amis du Frioul ; que reste-t-il vraiment, sinon son aura ? Que comprend-on encore aujourd’hui de ses colères vaines ? À Casarsa, il reste le football, comme partout dans tous les villages, le football qu’il aimait, qui, peut-être, permettait aux garçons d’exprimer un peu plus que leur seule virilité, peut-être une façon de se respecter dans une équipe avec une idée d’un travail à mener ensemble, accomplir une œuvre, modeste dans sa forme, mais qui pourra devenir aussi complexe qu’une peinture dont le peintre aura mobilisé l’ensemble de ses talents pour parvenir à la seule chose qui vaille : arriver à trembler d’émotion. Le football, comme une œuvre, fait se sentir appartenir collectivement à cette geste qui est de nature militaire, mais où, par chance, on ne tombe pas sous les balles d’un combat définitif.
C’est ce qui m’a aussi différencié de Pasolini : le football est une activité qui prépare aux embrigadements, qui dispense de penser individuellement puisqu’on est alors en devoir de penser collectivement, c'est-à-dire de ne pas penser du tout. Il y a forcément ce patriotisme local qui se retrouve parfois dans la grande patrie. Comment ne pas y penser quand, se plongeant dans les vomissures du fascisme agonisant à Saló, ce fascisme s’était constitué dans toutes les valeurs de virilité collective, de fascination pour le corps musclé et sans défaut de ces garçons sublimant le désir de sexe dans le prestige de l’uniforme qui le cachait ? On revient à Chirico : aucun corps ne peut durer dans la fermeté de ses muscles, le tressaillement de la peau sous la tension de l’effort ou de la jouissance qui l’accompagne. Il y a, curieusement, après la jouissance et la montée irrépressible du désir, ce sentiment de répulsion d’avoir associé la brutalité d’un acte que l’on croit d’amour avec le plaisir que l’on en a éprouvé. Et sans doute la honte, de devoir accomplir les mêmes envies jusqu’à leur satisfaction, sans jamais assouvir ce désir qui s’efface et reparaît comme la forme de ce qui serait une malédiction originelle.
Je m’interroge sur cet acte qui lui a fait quitter le Frioul, cette relation dénoncée comme un geste qui serait criminel dans une société catholique n’en parlant jamais. Le seul sentiment d’appartenir à ce monde religieux, associant les pleurs du chagrin perpétuel, du paradis maternel chassé sans espoir de retour.
Quoi d’autre sinon croire encore à la tradition, celle que je rejette, alors que Pier Paolo y voyait une solution pour le genre humain, lui donnant un cadre précis dont la réalité ne fut pas plus solide que la relation de Néron à Agrippine. Et je crois que Pierre Adrian voit en Pasolini quelqu’un de sûr de lui, un maître à qui, lui, jeune homme, peut se confier en pensées, faire de lui son mentor. Quelle erreur ! Je crois que Pier Paolo était la bonté même, dans cette conscience que lui, petit-bourgeois, se sentait en devoir de donner son écoute, et plus sans doute, son affection à ceux qui se confiaient à lui, pensaient qu’ils pouvaient lui accorder leur confiance, même sans comprendre quelle terrible passion l’agitait, lui rendait insupportable cette vie dont il ne pensait qu’elle n’était qu’une manière pervertie de considérer les relations des uns avec les autres. Un simple théorème dont il suffit d’appliquer le schéma structurel.
Pierre Adrian |
3 commentaires:
meme si la lecture à l'écran m'est problématique, il reste que certains textes valent tellement le détour que l'acharnement à les comprendre ne peut qu'être salutaire, surtout si notre condition humaine les pense perfectibles quand on les confronte à nos propres contradictions! ainsi l'Eglise tant attaquée, n'avait elle pas - honte sur elle, comme dirait Guy Bedos - décerné à théorème un prix de l'OCIC ,mais n'était ce pas plutôt avec rétroactivité pour "L'évangile selon St Matthieu"?
je ne sais pas trop quoi penser de tous vos écrits. je n'ai jamais été très attiré par PPP, j'avoue. mais respect pour ses admirateurs, fans, passionnés de toit poil !
sans doute, ne suis-je point aussi intelligent/intellectuel que vous, plus sensitif voire sensibilité exacerbée... j'ai l'habitude de vivre au pif comme je dis, à l'instinct qui ne m'a jamais trahi. je sens, ressens, goûte, discerne, éprouve les êtres d'une manière épidermique au point que je m'enfuis à toute vitesse lorsque mon "vieil instinct coureur de prairie" (mon côté sioux !) tire tous mes signaux d'alerte. actuellement, des rencontres de tas de gens sur la pointe des pieds : eux se méfient d'un "original". je constate plutôt leur perte de repères, de valeurs. tous en recherche, en demande. mais leur méfiance vis-à-vis d'eux-mêmes et de ce qui les entoure les égare. bien triste. j'ai beau afficher ma joie de vivre, j'ai parfois l'impression d'être une bête curieuse. comme une grossièreté qui traine et qui n'a rien à faire là ! il est vrai que j'en ai l'habitude. quand j'arrive quelque part, dans un cercle, souvent je sers de révélateur : les sentiments, les liens explosent, sortent au grand jour. une mise à nu et les gens subitement se voient tels qu'ils sont. les faux-semblants sont gommés.
sinon, comme j'aurais aimé dire votre texte écrit en juillet dernier. celui-là m'émeut.
à propos des langues/langage, un peu borné-con, je confesse ma haine (bien grand mot !) de l'anglais qui régit la planète, hélas. et ma contradiction, mon regret de n'avoir pas su jouer le grand Will dans sa langue.
on est vraiment des étranges animaux, n'est-il pas ?
Oh, oui, Yves !C'est ce qui fait notre nature humaine, belle et détestable.
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