Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 29 janvier 2015

La marche d’Œdipe - 1



C’est réduire le mythe d’Œdipe à sa plus simple expression que de n’y voir qu’une relation difficile entre son père et lui visant à l’éliminer pour pouvoir filer le grand amour avec sa mère. Sigmund Freud, dans son approche lui permettant de comprendre la complexité des relations réglant les sexes et les générations, en donne, sans toutefois expliciter tous les ressorts, une approche qu’il définit comme un complexe. Claude Lévi-Strauss tente de déplier, à partir des signifiants linguistiques notamment, la manière dont le mythe joue une base de référence universelle pour les sociétés.
Dans les sources consacrées au mythe, il y a d’abord Sophocle, même si de nombreuses sources sont constitutives de ce même mythe : Œdipe roi reste l’histoire de référence dans laquelle apparaissent les protagonistes. Voici le mythe :

À Thèbes[1] règne le roi Laïos, époux de Jocaste. Leur fils vient de naître, dont le mythe ne donne pas le nom. Le devin, Tirésias, qui est aveugle[2]  donne un oracle : le fils qui est né est marqué par le destin, il tuera son père et épousera sa mère. Bien évidemment, cet oracle n’est pas acceptable. Il convient de rejeter l’enfant, et selon la pratique, de l’exposer, c'est-à-dire de le laisser mourir, abandonné à son sort. Pour cela un serviteur l’a emmené au loin de Thèbes, aux environs de Corinthe, et lui ayant percé les pieds, passé une lanière dans ces mêmes pieds et attaché à un arbre, le sort doit faire en sorte qu’il meure de faim ou mangé par des bêtes sauvages.


Le destin intervient en effet, mais pas dans le sens imaginé par le roi Laïos : un berger trouve l’enfant, le recueille, le soigne, et le confie à son maître qui n’avait pas de fils. Là, un nom lui est donné : Œdipe, c'est-à-dire « Pied enflé », de la cicatrice qu’il conservera sa vie durant d’avoir eu les pieds percés. C’est également dire que son propre nom est la marque de son destin, puisque laissé volontairement à la mort, les Moires n’ont pas permis qu’il disparaisse.
Œdipe grandit ainsi à la cour du roi de Corinthe, Polybos, et de sa femme Péribœa sans problème jusqu’à l’âge d’homme. Là, un jour, au cours d’une dispute avec un autre Corinthien, celui-ci pour l’insulter lui révèle qu’il est sans père, qu’il est un enfant trouvé. Œdipe interroge alors Polybos, et celui-ci, sur l’insistance d’Œdipe, lui avoue la vérité. Œdipe décide de partir à Delphes interroger la Pythie. Celle-ci lui révèle ce que Tirésias avait déjà annoncé à la naissance d’Œdipe, qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Œdipe s’enfuit, épouvanté, imaginant qu’il s’agit de son père et de sa mère adoptifs, qu’il pense être ses vrais parents.
Désorienté, Œdipe poursuit sa route qui le mène au carrefour de Mégas, où se retrouvent la route qui monte à Delphes, celle venant de Daulis et celle de Thèbes. Là, le chemin est enserré entre des rochers ne laissant le passage qu’à un seul convoi. Un autre char veut passer, annoncé par le héraut Polyphontès, qui devance Laïos. Trouvant que le convoi d’Œdipe ne se pousse pas assez rapidement, Polyphontès tue l’un des chevaux d’Œdipe. En colère, Œdipe tire alors son épée et tue successivement Polyphontès et Laïos, sans toutefois connaître leur identité.
Jean-Auguste-Dominique Ingres - Œdipe explique l'énigme au Sphinx - 1827
Poursuivant son chemin, Œdipe arrive aux alentours de Thèbes. Il est arrêté par le Sphinx, au corps pour moitié de lion, et de femme pour l’autre moitié. Le Sphinx a pour habitude de dévorer les passants qui se présentent par hasard à ses yeux, et les interroge d’abord par des énigmes reposant sur l’interprétation d’allégories. Parmi celles-ci, le Sphinx demande : « Ce sont deux sœurs qui s’engendrent l’une et l’autre, successivement. Qui sont-elles ? » Si le passant ne peut répondre, le Sphinx se précipite sur lui et le dévore. C’est ce qui arrive notamment à Hæmon, fils de Créon, frère de Jocaste, qui n’a su deviner que le Sphinx évoquait le jour et la nuit (ημέρα και νύχτα, qui sont toutes deux au féminin en grec).
 
Quand Œdipe se trouve devant le Sphinx, celui-ci l’arrête et lui demande : « Quel est l’animal qui marche parfois à quatre pattes, parfois sur deux pattes, parfois sur trois, et qui est le plus vulnérable quand il est sur quatre pattes ? » Œdipe répond alors sans hésiter : « C’est l’homme, qui se meut sur ses genoux et sur ses mains pendant son enfance, marche de manière assurée arrivé à l’âge adulte, et recourt aux services d’un bâton pour soutenir sa marche arrivé dans ses vieux jours. » D’entendre la bonne réponse, le Sphinx se précipite dans le vide depuis son rocher.
La nouvelle de la mort du Sphinx du fait d’Œdipe étant parvenue à Thèbes, et pour le remercier d’avoir vengé son fils, Créon, régent depuis la mort de Laïos, propose à Œdipe la royauté de Thèbes, et pour cela, d’épouser la reine Jocaste.
Les années passant, Œdipe et Jocaste ont eu quatre enfants, Antigone et Ismène leurs filles, Etéocle et Polynice, leurs fils. Le destin doit continuer son accomplissement pour Œdipe : la peste survient à Thèbes, et comme toujours, si un événement de cette ampleur intervient, c’est en punition d’une faute dont il faut trouver l’auteur jusqu’à l’apaisement de la colère des dieux.
On envoie alors à Delphes un émissaire consulter la Pythie. Celle-ci répond que la peste ne cessera que si la mort de Laïos est vengée. Le roi Œdipe prononce alors une malédiction sur l’auteur du crime contre Laïos, et interroge le vieux Tirésias pour connaître l’assassin. Or Tirésias ne peut répondre, bien que connaissant toute la vérité. Il tergiverse, et Œdipe imagine que c’est son beau-frère, Créon, qui, à l’aide de Tirésias est l’auteur du crime. Œdipe et Créon commencent à se quereller, et Jocaste tente d’apaiser la colère qui mène Œdipe et Créon. Tirésias rappelle l’oracle qu’il avait prononcé autrefois ; mais Jocaste lui rétorque qu’il n’est pas le devin qu’il prétend être puisque sa prédiction ne s’est pas réalisée, et que Laïos n’a pas été tué par son fils, mais par un inconnu au carrefour de Mégas.

Fernand Khnopff,  Le Sphinx - 1896

À ces mots, Œdipe est pris d’un doute : il se fait décrire Laïos, et le char qui le transportait sur la route de Delphes. Il fait venir d’un lointain village le serviteur qui accompagnait Laïos, et qui avait été témoin du meurtre. C’est ce même serviteur qui avait éloigné l’enfant de Laïos et de Jocaste pour qu’il soit exposé.
Or un messager arrive de Corinthe pour annoncer la mort de Polybos, et demander le retour d’Œdipe à Corinthe pour régner à la place du roi défunt. Œdipe est empli de doute. S’il est marqué par le destin et l’oracle qui avait annoncé son accomplissement, ne risque-t-il pas l’inceste avec Péribœa ? Mais Polybos est mort de vieillesse, et l’oracle s’est donc trompé. Mais le messager le rassure : Œdipe est bien un enfant trouvé, et Péribœa n’est pas la mère d’Œdipe.
Dès lors la vérité doit éclater : c’est bien Œdipe qui a tué Laïos à Mégas, qui a ainsi tué son père et commis un inceste avec sa mère. Jocaste est suffoquée ; elle ne peut en supporter davantage, court dans son palais et se jette par une fenêtre. De douleur, Œdipe se crève les yeux avec une broche de Jocaste, et, soumis à la malédiction qu’il a lui-même prononcée contre l’auteur du meurtre de Laïos, s’enfuit, errant sur les routes, accompagné de la seule Antigone, sa fille. Ses deux fils l’ont rejeté, contre lesquels Œdipe prononce une dernière malédiction.

 
Jean Cocteau et Jean Marais, Le testament d'Orphée - 1959
Les dieux ont fait savoir qu’ayant expié sa faute, la ville qui accueillerait la sépulture d’Œdipe serait un lieu béni. Aussi, Créon et Polynice tentent de faire revenir Œdipe à Thèbes ; mais après son voyage et ses souffrances au long de la route, et accueilli avec compassion par Thésée, Œdipe demeure à Colonne, en Attique, où il termine ses jours soutenu par Antigone, et plein d’amertume contre les dieux.
Telle est l’histoire d’Œdipe, ainsi qu’on me l’a racontée, à moi Celeos. Mais Homère et Sophocle en savaient davantage ; aussi me tais-je maintenant.

© Celeos

Bénigne Gagneraux, Jeune homme lisant Homère - ca fin XVIIIe


[1] Θήβα, en Béotie, au nord-ouest d’Athènes.
[2] En effet, celui qui ne voit pas avec les yeux peut avoir cette capacité de connaître avec son esprit, et ainsi, à voir au-delà de ce que pourraient le faire des yeux physiques.

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