Les quelques jours que je me suis octroyés à Athènes sont
évidemment bien trop courts pour pouvoir établir un véritable programme ;
je pare donc à l’essentiel : revoir les amis dont j’ai assez peu de
nouvelles depuis ces années passées, et essayer, à Athènes même, de faire un
point sur les effets de la crise. Je n’en ai pas vraiment le temps : il
faudrait aller enquêter dans différents milieux pour un travail sociologique
plus sérieux ; néanmoins il m’est loisible d’effectuer un premier constat
tout d’abord, d’essayer de le nuancer ensuite.
Je veux d’abord dire que c’est une véritable émotion de
repasser dans des rues qui furent mon quotidien, comme s’il n’y avait pas eu de
rupture. En ce sens, je mesure toute l’humilité de ce que nous sommes qui ne
faisons que passer. Ce qu’il reste, de plus fort, est toute la culture que mes
aînés français — je pense d’abord à Jacques Lacarrière, même s’il ne fut pas le
seul — se sont essayés de traduire leur amour de la Grèce, leurs émotions esthétiques,
leurs relations amicales avec les Grecs, toujours en difficultés, toujours en
capacité de rebondir. Non sans laisser des plumes toutefois.
Je livre juste l’impression d’aujourd’hui, qui fut pénible.
Depuis mon arrivée, j’essaie de me persuader que l’on ne voit pas de traces de
la crise. On pourrait en effet : le tourisme, qui reste une composante
essentielle de l’économie, s’efforce de ne pas montrer ce qui peut être un
obstacle au tourisme.
Giorgos Savakis - Musiciens à Plaka - ca 1950 |
J’ai retrouvé mes habitudes rue Ermou, la longue rue très
passante qui descend depuis Syntagma jusqu’en direction du Pirée, à partir de
laquelle la vue sur l’Acropole est exceptionnelle. Elle passe devant la place
Monastiraki, lieu central du tourisme athénien. Depuis Monastiraki, où se
trouve To Tzami, l’ancienne mosquée, on repart dans Pláka, le quartier ancien
qui contourne l’Acropole par le nord, et de l’autre on entre dans Thissio qui
est le quartier des brocanteurs, des marchands d’ameublement. Leurs déballages
attirent les touristes toujours fascinés par des objets hétéroclites, pas
forcément très typiques, mais où les ustensiles de cuivres ou d’argent sont
davantage présents qu’en France. Ce qui me frappe c’est l’abondance des étals.
Sans en tirer de conclusion trop hâtive, on pourrait croire que les familles se
sont défaites de tout ce qui pouvait traîner chez eux, d’inutile, qui pourrait
se monnayer. Je vois beaucoup d’instruments de musique, d’outils divers même
assez récents. Et des collections importantes de livres français.
Je me dois de faire ici une parenthèse sur les relations
entre la France et la Grèce. Jusqu’à la fin des années 1970, le français était
une langue étrangère obligatoire pour les Grecs. Aussi les Grecs qui ont
aujourd’hui une cinquantaine d’années parlent encore bien le français, à ceci
près qu’ils n’ont, pour la plupart, jamais mis les pieds en France. Mais leur
culture française était réelle, ce qui se traduit par l’abondance de livres
qu’on peut trouver encore dans les rayons de bibliothèques chez les
particuliers, jusqu’à des essais français, traduits en langue grecque. Qu’on se
rassure : la France, dans une politique culturelle aberrante depuis de
nombreuses années, a négligé d’assurer des liens réciproques avec de nombreux
pays, évidemment avec la Grèce, si l’on excepte l’Institut français d’Athènes,
et l’on voit que la présence culturelle française en Allemagne n’est plus
depuis longtemps une priorité. Même constat dans certaines anciennes colonies
où l’on ne parle ni ne comprend plus le français, resté trop longtemps une langue
de domination. Aussi tous ces livres français sur les étals de Thissio, ressortissent
certainement de cette logique : les jeunes générations ne bredouillent que
les quelques mots nécessaires aux relations touristiques, et n’ont — je le
comprends — que faire des livres en langue française.
Je viens au fait de cette première impression livrée
aujourd’hui. L’un des centres d’Athènes est la place Omónia (la concorde), à
partir de laquelle partent plusieurs artères et boulevards dans un plan
urbanistique conçu autrefois un peu curieusement, mais surtout à l’allemande.
Les mendiants sont toujours plus ou moins présents,
peut-être moins. Comme si leur effacement progressif de la vision de la rue
correspondait à une élimination des plus faibles, des plus pauvres par le
système économique qui ne leur accorde plus aucune place.
Un accordéoniste chante au coin d’Omónia. Il est
unijambiste. Il ne reste pas longtemps. Il y a en fait peu des touristes en ce
temps de Toussaint et j’entends juste une mère de famille accompagnée du
géniteur de ses trois enfants, du moins je le suppose, dire, en français : « On va
aller à Monastiraki. — C’est où maman ? — C’est là où il y a plein de
boutiques, où on trouve des choses sympas… » Je n’entends pas la suite.
Ai-je besoin de dire ce que je pense de ces lieux faits pour satisfaire les
plus médiocres intérêts des touristes ? La dernière fois que je suis allé
à Londres, un rapide passage à Camden m’a fait renoncer à tout jamais d’y
remettre les pieds.
A Camden les touristes vont chercher une ambiance qu’ils paient en
achetant des babioles, colifichets et autres saloperies estampillées d’images
« rebelles », de Jim Morrison au pape du reggae en passant par Janis
Joplin et John Lennon, le tout dans une odeur épouvantable de friture et de
viandes grillées qui soulève le cœur. Sans ressembler tout à fait à Camden,
Monastiraki est un peu ça, à taille plus humaine heureusement. Mais c’est
surtout un lieu ou s’exprime le sentiment grégaire de la nature humaine, où
l’idée d’être ensemble conforte, rassure, et en petit groupe, un boit une
bière, on fume, mais surtout on discute, ce qui est justement cette raison de
ne pas se sentir face au monde dont on ne sait quoi faire.
Aujourd’hui, si Omónia est toujours la place vers laquelle
on converge, on est surpris par le délabrement, largement visible, qui commence
déjà rue Athinas, la rue qui relie Omónia à Monastiraki, le centre touristique.
Magasins fermés avec les vitrines tagguées, réduction des surfaces de ventes,
une impression que le commerce qui reste est un commerce de survie : les
periptera (kiosques bazars où l’on trouve de tout) vendent, lorsqu’ils sont
ouverts, de vieux stocks qu’on devine difficiles à renouveler. Pour des
Français, hélas trop rompus aujourd’hui à la fréquentation des supermarchés, la
compréhension du commerce grec est compliquée : Carrefour, qui essaie de
s’imposer dans de nombreux pays, a racheté les grandes surfaces Marinopoulos.
Il y an a un près d’Omónia, qui ressemblait vaguement à un Franprix, où l’on
trouvait l’ensemble des produits courants de consommation. Aujourd’hui, dans
cet environnement dégradé, le Carrefour-Marinopoulos a réduit sa surface des
trois-quarts, et ne sont plus vendus que des denrées alimentaires très basique.
J’en suis ressorti avec un panier à 3,60 € : un litre de jus d’orange,
deux yaourts et deux coulouris thessalonikis, ces gâteaux ronds à pâte briochée
recouverts de graines de sésame, ressemblant à des couronnes, que l’on grignote
le matin.
De Monastiraki, on est très vite à Thissio : ce samedi
soir, la Toussaint aidant, où les jeunes se griment le visage de maquillages
mortuaires, la rue Ermou est pleine à craquer. Il me semble que toute l’Athènes
s’est repliée là autour de cette rue pour se sentir plus au chaud, et du Mac Do
de Syntagma jusqu’à Thissio, la foule dense se dispute la rue avec les
voitures. Et dans l’allée qui borde les anciennes ruines, dans cette allée où
se trouvent les restaurants, ce sont les Athéniens qui remplissent les tables.
Tous ne débordent pas, loin s’en faut, et l’on comprend que ce sont d’abord les
touristes qui remplissent les terrasses, d’ordinaire. Quelques groupes de
musiciens jouent des rébétikos, machinalement, sans enthousiasme. En tout cas
on n’y sent pas le feu qui animait Tsitsánis autrefois. Lui ne jouait pas pour
apporter une plus-value aux restaurants.
Pour autant, l’activité commerçante ne s’est pas
interrompue : elle s’exerce autrement, mais de manière plus directe entre
les petits commerçants et les Athéniens qui étaient nombreux ce samedi matin
dans la rue Athinas, et autour de Psirrí. C’est à Psirrí que se maintiennent
encore quelques activités, mais on retrouve de nombreux magasins chinois, qui
n’ont pas de leçons de commerce à apprendre des Grecs. Les Chinois entre eux,
dans la rue parlent grec ! Ça ne se voit pas en France, à ma connaissance,
que des Chinois parlent français entre eux. C’est dans les rues de Psirrí, que
l’on trouve encore quelques boutiques où l’on vend ces épices dont la seule
odeur enivre et entraîne au voyage : « και ο νους ταξιδεύει… »
2 commentaires:
...des monceaux de têtes d'agneaux...ah comme j'espère que des Grecs vont oser ne pas suivre Panurge , relever la tête comme firent les Spartiates et montrer à l'Europe qu'il y a d'autres voies que celles du capitalisme qui a déjà tellement montré de limites et d'affreuses dérives qu'on doit se demander quel esprit peut encore le considérer comme idéal potentiel !
Il faudra du temps, Joseph, beaucoup de temps...
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