Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

lundi 2 novembre 2015

Prière folle. Pour Pier Paolo




Signore, Kyrie, Rabbi, Emmanuele, aurai-je assez de noms pour jamais t’invoquer ?
Quand, disaient-ils, tu mourus et revins, avais-tu oublié de fermer le gaz ?

À quoi bon revenir, si la vie ne vaut pas mieux que la mort, si les sourds, les muets, les aveugles sont encore plus sourds, plus muets plus aveugles qu’avant que tu ne remuasses les lèvres ?
Ne valait-il pas mieux parler aux pierres, plus solides et constantes que n’importe quel regard d’un garçon de plus de quinze ans ?
Ne valait-il pas mieux parler aux arbres, plus forts et vaillants que n’importe quelle charpente d’homme ?
Ne valait-il pas mieux parler à la mer, aux éclairs, aux éléments les plus violents, plus aptes à s’adoucir que n’importe quelle haine bouillonnant au cerveau d’enfants malades et à jamais perdus ?
Ne valait-il pas mieux parler au lis des champs, plus glorieux dans le secret de sa robe que toute la gloire de Salomon ?

Il Caravaggio,  Cena in Emmaus, 1606
Si tu avais, Ishoua, à revenir 
d’un improbable néant, toi dont je ne peux lire l’angoisse au jardin 
sans être submergé de ta solitude,
ne reviens jamais que pour moi
je goûterai sur tes propres lèvres le vin de Cana
et m’enivrerai de ton odeur.

Il Sodoma, Il Cristo deriso, ca 1540 (détail)
Odeur prise au sentier, aux herbes amères, au fruit du figuier.
Tu sentiras la poussière, l’aloès et le miel et le lait.
Je déferai ton vêtement, ta tunique de lin
quand le bleu de ses fleurs jaillira des replis,
et tu paraîtras nu, 
tel qu’en ta croix ton corps fut exposé,
et s’il te reste des plaies sur le torse,
si tes mains et tes pieds portent encore
 quelque trace rubide
et ma langue et mes lèvres y passeront sans fin.

Sans fin mon propre corps contre le tien posé
Se fera chant d’oiseau, lis des champs, huile douce
La sueur de ta peau sera mon drap de mousse
où je me loverai face à toi, opposé

pour toi je banderai te serai une hampe
resplendissant au jour de roses et d’œillets
dont ton corps lumineux sera un seul bouquet.

Sans fin je pleurerai les souffrances amères
qui te furent données ; au lavement des pieds
je serai un tissu pour en être le voile
et ne garder de toi que l’empreinte des pas.

Je prendrai coup pour coup, claquements de lanière
Serai chaque moment de chaque cri épié
Au ciel exténué, éteintes les étoiles
Épines de la nuit dedans mes yeux crevés

Sur mon corps roulera le tombeau de ferraille
Et mon sang et le sable à chaque fois mêlés
en terre d’immondices mille fois avalés
Où s’est forgé le monde en de rudes batailles

Seront alors ta chair offerte au matin blême
Dans les apparitions qu’au ciel le vent léger
Enfin dispersera en gouttes enneigées
Pour effacer en toi ma dernière véhème.

*    *    *

J’ai souvent parcouru le quartier du Pigneto où j’ai pensé te voir passer, d’où, peut-être, tu partis pour draguer ce garçon à Termini.

Comme la nuit romaine peut paraître sombre, malgré les lumières qui décorent les rues, les espaces votifs où d’improbables saintes Vierges recueillent les espoirs des pauvres gens !

*    *    *

Pier Paolo Pasolini est mort sur la plage d’Ostie, dans la nuit du premier au deux novembre mille neuf cent soixante quinze, la nuit où le monde bascule dans le temps des morts, où les brumes épaisses de l’esprit se répandent jusque derrière les regards les plus innocents…
Celeos

« Pasolini était couché sur le ventre, en jeans et maillot de corps, un bras écarté et l’autre sous la poitrine, les cheveux, pétris de sang, lui retombaient sur le front. Les joues, habituellement creuses, étaient tendues par une enflure grotesque. Le visage, déformé, était noirci par les hématomes et les blessures. Les mains et les bras étaient meurtris et rouges de sang. Les doigts de la main gauche étaient coupés et fracturés. La mâchoire gauche brisée. L’oreille droite à moitié coupée, la gauche complètement arrachée. Des blessures sur les épaules, la poitrine : avec les marques de pneus de sa voiture… Entre le cou et la nuque, une horrible lacération. Aux testicules, une ecchymose large et profonde. Dix côtes brisées, ainsi que le sternum, le foie lacéré en deux points, le cœur lacéré… » dit le rapport d’expertise.

L'analyse du Vangelo que j'avais proposée il y a quelques mois est consultable ici : clic




9 commentaires:

Anonyme a dit…

Ouf! allez donc entrer dans la banalité du monde après ça.
Il va me falloir beaucoup de talent...
Accepteriez vous que je vous offre toute ma tendresse, Céléos, celle du "très bas", du plus petit?
Marie

Celeos a dit…

Merci, Marie. Ici le soleil s'est fait généreux sur Athènes.

joseph a dit…

que de beauts rassemblées et cette passion qui illumine tout comme ces interprètes qui -je parle d'expérience- ne sortent pas indemnes d'une interprétation même fragmentaire de ce monument de la musique , même si moi, j'ai une tendresse particulière pour la" Passion selon St Jean", dont le final comporte tant de belles phrases de dénuement...."Laisse seigneur ton ange saint, porter mon âme entre tes mains" et je crois en l'incommensurable dimension de la bonté divine pour accueillir celle de P P Pasolini !

Celeos a dit…

Il reste à constater que la Passion ne fait pas forcément naître la compassion. PPP s'est dissipé dans le néant. Il nous reste son ombre et toute sa lumière, Joseph.

joseph a dit…

je parle de la passion par opposition à la raison ....

The Narrow Corner a dit…

Une de mes pièces nocturnes --

-- notamment lorsque la nuit est profonde, noire et froide, et semble ne jamais devoir finir. Quand on pense, quand on ressent qu'il n'y a plus rien, il reste Bach.

Et je me souviens d'un Londres-Chicago absolument désespéré, où la Passion selon Saint-Jean et la Passion selon Saint-Mathieu m'ont mené à bon port non sur les ailes de la British Airways mais sur celles d'un Ange.

Celeos a dit…

Comme je souscris, Franck !

Silvano a dit…

Très beau billet, Celeos.
J'ai découvert le Pigneto récemment, en excellente compagnie : merci de l'avoir évoqué. Si toutes les prières sont de cette qualité, je m'en vais acquérir un prie-dieu.

Celeos a dit…

Merci Silvano.
Je ne doute pas que la compagnie avec laquelle vous avez découvert le Pigneto, quartier étrange s'il en est, a dû également apprécier toute la sagacité de votre connaissance des lieux romains et du savoir-vivre qui l'accompagne, dans ses saveurs, et dans l'imaginaire que Rome sait encore susciter.