Kané
Il
est des voix auxquelles mon oreille est particulièrement sensible et accorde une grande sensualité,
voire un certain érotisme, un peu de la même manière dont
certaines courbes de la statuaire chatouillent particulièrement les
yeux et sont un indicateur d’harmonie visuelle. Ces
voix sont déjà à elles seules une musique qui exerce un attrait
indéfinissable. Quand de plus ce sont de jeunes chanteurs que l’on
découvre, le plaisir n’en est que plus vif.
Dans
la génération de cette nouvelle scène où l’on retrouve des
Albin de la Simone, des Alex Beaupain et autres Bertrand Belin, a
émergé plus récemment la voix de Quentin P. (Son patronyme a été
largement diffusé sur la toile, mais il semble tenir à un relatif
anonymat, posture que l’on peut comprendre). Avec deux de ses
amis, il a d’abord constitué le groupe The
Fleets ;
puis le groupe a traversé, semble-t-il, une crise existentielle et
a changé de nom et de répertoire pour se mouler dans une sorte
d’expression-déversoir du mal de vivre actuel sous la forme de ce
qu’on appelle le spoken
word.
Je reviendrai sur cette évolution pour essayer d’explorer cette
traversée qui m’a un peu bousculé.
Il
paraît que le milieu gay est particulièrement fan de leur musique
et de leurs textes : j’aurais mauvaise grâce à ne pas
adhérer également à leur intention poétique. Pour autant, les
interviews qu’ils ont données sont moins convaincantes.
Ils
grandiront…
C’est
la chanson Kané
qui a vraiment imposé le « collectif » Fauve ≠. Comme
j’adore les ambiguïtés, je me suis réjoui d’en explorer le
texte.
La
chanson commence par le côté moral du personnage à qui s’adresse
le texte : on aborde d’abord son attitude, traduite par
« vertu », puis l’aspect physique, sous entendu
« performances physiques » plus que sexuelles :
« tout
nu, t’es pas vraiment l’homme idéal ».
La
chanson aborde ensuite l’idéal du moi irréalisé (désolé pour le verbiage psy !) : devenir
Lennon ou Mc Cartney, référence à une période un peu obsolète.
Revient l’obsession de ce moi, que le diable pourrait rendre
« moins
laid, plus fort, aimable et stable ».
Arrive
le refrain : « pourtant
t’es beau comme une comète, j’t’ai dans la peau, j’t’ai
dans la tête […] tu peux pas t’en aller comme ça ! »
Se succédant, les couplets précisent la personnalité du personnage. Il a « des coups de sang », est colérique, libidineux – entendre : angoissé par son identité sexuelle –, maladroit, etc.
Se succédant, les couplets précisent la personnalité du personnage. Il a « des coups de sang », est colérique, libidineux – entendre : angoissé par son identité sexuelle –, maladroit, etc.
La
chanson se termine sur l’interrogation sur le suicide que tout ado mal dans sa peau (y en a-t-il des " biens dans leurs peaux " ?) a connue : « ça
sert à quoi caner ? Ça sert à rien. »
À
la bonne heure ! Tout le texte articule un dialogue entre le
narrateur/chanteur et une autre personne, « Kané », sur
laquelle on s’interroge. Garçon ou fille ? La question
vaut-elle la peine d’être posée, d’ailleurs ? Le type de
comportement décrit n’est pas particulièrement féminin.
Et
que signifie le refrain « j’t’ai
dans la peau, j’t’ai dans la tête » ?
Avoir quelqu’un dans la peau, c’est être amoureux, pas autre
chose. Alors quoi, ce serait un texte gay, l’histoire d’un
garçon qui aime un autre garçon, malgré ses gros défauts ?
Ce
n’est pas si simple ; ou plutôt les choses se simplifient un
peu si on part vers l’hypothèse que c’est un garçon qui se
parle à lui-même, à son double, comme une espèce d’autocritique
narcissique : il s’agit de ce qu’il est, de ce qu’il a été, qui reste difficile à gérer ; et qu’a-t-il fait de
son idéal du moi ? Il voulait faire de la pop anglaise, avoir
l’aura des leaders des Beatles, et ça n’a pas fonctionné.
Serait-ce alors Quentin qui se parle à lui-même, et qui laisse
planer le doute sur l’identité de Kané ?
D’ailleurs,
Kané, ce n’est pas un prénom, et la chanson joue sur le
glissement entre Kané — le nom du garçon — et caner, le verbe,
qui signifie mourir, crever. Alors qu’est-ce que c’est Kané ?
Ce pourrait bien être tout simplement un prénom, mais en parler
« bébé », comme si la chanson était également une
espèce de parcours régressif pour pouvoir mieux redémarrer :
mourir à soi-même pour renaître à soi-même. « Kané » pourrait être alors le prénom « Quentin » dans ce parler
« bébé », qui simplifie les deux phonèmes en évacuant
ce qui heurte dans le prénom officiel, notamment ce « t »,
pour retrouver une nouvelle identité, plus simplement, purifiée de
la projection parentale qui a attribué ce prénom à l’état
civil.
Kané,
ce serait donc Quentin lui-même qui retrouve un nouveau départ
avec le « collectif » Fauve ≠ ?
J’y
reviendrai sûrement.
En
tout cas la voix de Quentin m’a charmé, comme le velours d’un
beau grenache…
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