Occitanie ! Que de
rêves sont associés à ce nom quand, à peine sortis de l’adolescence, nous
inventions de nouveaux pays à conquérir d’abord par la pensée, par l’amour que
nous héritions des troubadours qui devenait, dès lors, le seul slogan par lequel
se pouvaient fonder de nouvelles façons de concevoir l’avenir ! Loin des
pouvoirs jacobins et de leurs méthodes centralistes héritées de l’Ancien
régime, de leurs embrigadements militaires expérimentés en terres coloniales,
il nous fallait décoloniser l’histoire. Nous devenions frères, hors de toutes
frontières, de tous les peuples victimes des génocides, quels qu’ils soient, et
notre peau se faisait plus sombre encore de vouloir vous ressembler, frères
sénégalais, algériens, palestiniens, frères indiens. Nous nous rappelions que
nos ancêtres, bien lointains, avaient subi le feu, le bûcher des hérétiques, et
nous nous rapprochions de vous, frères juifs, vaudois, musulmans, frères
persécutés pour ce que vous étiez parce que votre religion vous marquait comme
groupe social à rejeter, même si nous ne partagions pas les mêmes croyances.
Stellio Lorenzi, Les cathares (La caméra explore le temps) - 1965 |
À vrai dire les seules
croyances qui nous animaient étaient celles de penser qu’un jour, quelles que
soient nos différences, nous trouverions sur une terre réinventée les moyens de
recréer une Cecilia occitane, un peu comme celle de Giovanni Rossi, mais plus
solide, faite des garçons et des filles tout aussi solides d’un pays de lait et
de miel, de paysans du Larzac, de terre de Carmaux, des enfants de Jaurès, des
amours impossibles de Marcellin Albert et d’Ernest Ferroul, des enfants du
Provençal Jean Moulin qui n’eut sans doute jamais le temps d’apprendre à aimer
les garçons.
Nous voulions une
démocratie d’aristocrates, dans laquelle le plus humble, dans son savoir de gens
de peu, aurait été capable d’instruire les plus hardis, les plus dotés en moyens
intellectuels, en apprentissage de modestie. Nous voulions les horizons les
plus larges, les mers infinies où les bétonneurs auraient été obligés de raser
leurs saloperies de béton pour rendre à la nature un peu de ce qu’elle avait
déjà su donner en si grande quantité aux hommes. Des plages où Crin-Blanc
aurait galopé sans jamais s’arrêter, où les enfants auraient pu déclarer aux
animaux tout leur amour sans crainte de jamais en paraître ridicules. Des
plages où nous aurions pu courir nus, filles et garçons, sans jamais
s’interroger sur les orientations sexuelles respectives et faire l’amour entre
filles, entre garçons, entre filles et garçons parce que ç’aurait été
l’attitude la plus évidente à tenir là, dans cet horizon précis.
Dans ce monde réinventé,
on ne se préoccupait pas de la couleur des gens, de leurs origines. Là, dans ce
carrefour de la Méditerranée, depuis qu’il existe des hommes, les gens
marchent, naviguent, plantent de la vigne, des oliviers, pêchent et inventent
des façons de vivre libre. Il fallait être d’une bêtise crasse pour y apporter
des armes, y faire violence, alors que la première des relations humaines
s’appelle commerce.
Commerce de ce que je n’ai
pas, et que j’échange avec le bienfaiteur qui me l’apporte. De ce que j’ai, je
lui donnerai, avec le plaisir qu’il reviendra m’apporter encore de si belles
choses. Il reviendra, me racontant alors les aventures de sa traversée des mers
ou de la montagne. Nous boirons ensemble, et peut-être aussi ferons nous
l’amour, encore, pour raffermir le plaisir que nous avons de nous retrouver.
Sur ses pots, ses vases où je conserverai le vin ou les céréales seront
inscrites les amours d’Achille et de Patrocle. Nous pleurerons ensemble la mort
de Patrocle et la fin d’Achille, nous nous réjouirons de la victoire de Joan de
l’Ors sur les forces infernales. Nous scellerons la force de nos amitiés
toujours réinventées.
Jacques-Louis David, Patrocle - 1780 |
Nous voulions construire,
au présent et au futur, de nouvelles relations d’hommes et de femmes, fondées
sur le paratge, comme l’avaient fait nos ancêtres troubadours et
troubairitz : savoir dire l’amour, savoir faire l’amour et savoir dire son
désir de l’autre sans se retenir face aux conventions de l’ancien monde.
« Cours camarade, le vieux monde est derrière
toi », écrivait-on en 1968, sans trop savoir finalement si l’intention
du vieux monde était de rattraper chacun, ivre de trop de désir de liberté.
Al primièr plan, çò ditz l’enfant, i a la jaça de
Palòc.
Al rèire plan… al rèire plan…
Al rèire plan, i a pas qu’el que corrís.
Lo monde vielh es pas fotut de l’agantar !
[Au premier plan, dit
l’enfant, il y a la bergerie de Paloc
(sur le Larzac)
À l’arrière plan… à
l’arrière plan…
À l’arrière plan, il n’y a
que lui qui court.
Le vieux monde n’est pas
foutu de l’attraper !]
Écrivait l’Ives, autrefois,
quand nous rêvions encore entre vieux monde et la vie nouvelle que nous
voulions réinventer.
Nous avons enterré Ives,
ce jour terrible, insupportable, de janvier où le monde a basculé, parce que,
depuis longtemps, de la démocratie d’aristocrates que nous voulions, les êtres
malfaisants qui se sont insinués ont aboli les rêves. De la démocratie
d’aristocrates ils ont fait une démocratie de pouilleux dans laquelle, tous les
jours, nous nous demandons ce qu’il s’est passé pour que nous en soyons arrivés
là.
Occitanie, Occitània de genta lenga, sans plus gis de
monde per te nomar, per cridar ton nom emb amor, tu es devenue l’Occitanie
par défaut d’une région sans rêve, d’une région d’un pays qui ne connaît que
l’attitude du repli sur soi, d’un pays qui se réjouit que celui de Richard, fils
d’Aliénor d’Aquitaine, adopte la même attitude… Laissons venir les neiges
d’antan, bien moins froides que les esprits de ce siècle, engorgés de consumérisme
sourd et aveugle.
Dans la combe du Rajal del
Guorp nichent encore quelques alouettes qui montent au ciel en chantant leur
joie du soleil, puis, d’un coup, se laissent tomber, de la douceur qui leur
vient au cœur, comme le chantait le grand Bernart de Ventadorn…