Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

lundi 30 avril 2018

Des amours jaunes


Qui connaît encore Tristan Corbière ? Poète breton dont le père était d’origine occitane, il appartient au groupe des « Poètes maudits » que réunit dans ce même élan Paul Verlaine. Il n’oublie pas, Paul Verlaine, de s’inclure lui-même dans cet ensemble très fermé où se retrouvent Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore avec Tristan Corbière. C’est une poésie parfois difficile, dont les auteurs sont passés maîtres de la syntaxe et du verbe — Arthur, le maître absolu ! — et dont le destin fut parfois accablant, cherchant la lumière quand leur époque ou leur environnement ne leur laissait aucun choix.



Presque au hasard, s’il faut lui donner un peu de présence, voici un Paris diurne, écrit sans doute dans les années 1872-1873, dans lequel il donne à voir son goût pour l’ironie, qu’il s’applique souvent à lui-même, et son regard désabusé sur le monde. Tristan Corbière meurt de phtisie (c’est ainsi qu’on appelait alors la tuberculose) à trente ans. Il avait eu le temps, toutefois, de donner une œuvre dense, Les Amours jaunes, au titre évocateur de son état d’esprit. Nos romanciers, nos cinéastes manquent d’à-propos. Que n’ont-ils imaginé une rencontre fulgurante entre Tristan Corbière et Arthur Rimbaud, son cadet de neuf ans, dans un café dont Paris avait le secret, autour des absinthes fatales ?
Tristan Corbière avait eu toutefois l’occasion sinon de faire le « grand tour » méditerranéen, du moins un séjour dans l’Italie particulièrement lumineuse de Naples, Castellamare, Sorrente, Capri et Rome. Mais c’est la Bretagne et la mer qui lui donnent cet élan singulier dans lequel rien ne vient excuser les turpides du monde. S’il n’est qu’une partie de son œuvre à lire, alors lisez Armor dans lequel il écrit la désespérance des corps abandonnés.



PARIS DIURNE

Vois aux cieux le grand rond de cuivre rouge luire,
Immense casserole où le Bon Dieu fait cuire
La manne, l’arlequin, l’éternel plat du jour.
C’est trempé de sueur et c’est poivré d’amour.

Les Laridons en cercle attendent près du four,
On entend vaguement la chair rance bruire,
Et les soiffards aussi sont là, tendant leur buire ;
Le marmiteux grelotte en attendant son tour.

Tu crois que le soleil frit donc pour tout le monde
Ces gras graillons grouillants qu’un torrent d’or inonde ?
Non, le bouillon de chien tombe sur nous du ciel.

Eux sont sous le rayon et nous sous la gouttière
À nous le pot-au-noir qui froidit sans lumière…
Notre substance à nous, c’est notre poche à fiel.

Ma  foi, j’aime autant ça que d’être dans le miel !


vendredi 27 avril 2018

Padre padrone

Gavino Ledda  a aujourd’hui 79 ans. C’est une aventure étrange qu’il a vécue, racontée d’abord dans un livre paru en 1975, Padre padrone : l’éducation d’un berger qui confronte deux mondes, celui, archaïque, conservateur, de la société sarde ; celui, en pleine effervescence, de la société italienne qui est au diapason de la dynamique mondiale : un enfant de six ans est arraché par son père de l’école du village pour ne servir que de berger, main d’œuvre bon marché pour son père dont le domaine agricole et le troupeau sont la raison d’être et la seule compréhension du monde. Il s’arrache enfin à cette domination pour acquérir un statut d’intellectuel à même de décrire sa propre expérience.
Deux ans après la parution du récit, Vittorio et Paolo Taviani entreprennent la réalisation du film d’après le récit. Le succès littéraire — mais ce n’est pas un roman — de Gavino Ledda suscite ces images, fortes, imparables, dures, qui font de l’arrière pays sarde un contre-exemple de ce que peut être la société italienne. Ces années-là ne sont pas propres à l’Italie : en France, autre pays latin qui a conservé des pratiques et un développement lent dans bien des régions, on s’extasie sur d’autres récits : la Bretagne donne le prétexte à Pierre-Jakez Hélias à son récit Le cheval d’orgueil, paru d’abord en breton, puis traduit en français et publié la même année que celui de Gavino Ledda. L’Europe est en pleine mutation industrielle, et elle achève cette structuration, tirée notamment par l’industrie automobile. C’est toute la vie de la Cité qui est bouleversée : l’urbanisme, le plus visible, la capacité à consommer, l’invention du tout jetable dont les matières premières venues d’Afrique notamment, mais aussi de plus en plus d’Extrême-Orient qui ne produit pas seulement de la soie. Cette explosion de l’économie capitaliste modifie également les structures mentales dans un beau paradoxe : les mentalités européennes sont à la fois formées sur le principe d’une autorité pyramidale, patriarcale, mais de plus en plus influencées par les pensées libérales de la culture anglo-saxonne, fondée sur un renouvellement des modes de décisions, la dissociation notamment entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Les empires se sont effondrés en laissant la place à d’autres formes d’assujettissement plus insidieux, par le transfert des pouvoirs localement, par les compromissions culturelles bien orchestrées pour que le contrôle reste de la plus grande efficacité.
Je ne vais pas décrire cette période plus avant : chacun a, peu ou prou, en tête les éléments de cette transformation du monde. Mais comprendre la réception de cette production culturelle des années 1960-1970 ne peut se passer d’une mise en contexte, d’un rappel de ce qui fait le fondement des dynamiques collectives et individuelles. Les pays méditerranéens, évidemment, sont déchirés par ces contradictions entre conservatisme culturel, religieux qui imprègne profondément les structures sociales, et le désir légitime de connaître de nouvelles façons de vivre, aux promesses d’abondance, à la capacité d’inclure le plaisir comme moteur de l’existence. De tous les pays latins, la péninsule ibérique est en retard : le vieux Franco disparaît précisément dans cette période de l’année 1975 ; la Révolution des Œillets a eu lieu l’année précédente au Portugal, effaçant le salazarisme. Il est pour le moins ironique que ce soit des militaires que vienne cette transformation politique, montrant à quel point un pays appauvri, corseté ne comptait plus d’élite qu’au sein de son armée ! La dictature des colonels grecs s’effondre en 1974, la même année. Cette convergence des transformations politiques n’est évidemment pas un hasard, si elle n’a pas été le résultat d’une volonté réelle des peuples respectifs, mais de cette nécessité systémique qui faisait accompagner la lente transformation économique de la modification plus rapide des mentalités.
Le livre de Gavino Ledda, pour l’Italie, est un phénomène de dessillement, sans aucun doute qui fait regarder en arrière, mais là, tout juste en arrière, pour s’interroger sur cette société archaïque dont la nouvelle société[1] ne veut plus, sinon transformée d’un autre regard, de rejet dans un premier temps.

Saverio Marconi dans le rôle de Gavino Ledda
Le thème du récit, qui se fonde sur cette capacité de résilience dont on parle beaucoup plus tard, est celle du petit Gavino qui se heurte en premier lieu à l’autorité de son père. C’est un pater familias tels que l’histoire antique les présente, père et patron tout à la fois, car la famille et l’unité de production économique ne se distinguent pas. Les membres de sa famille sont sa propriété, non des êtres libres pourvus de leur libre arbitre. Ils sont donc assujettis à la logique de la production d’une azienda agricola  dont il est le seul décideur. Accroître la propriété, lui permettre d’augmenter ses revenus permet également de gérer davantage d’ouvriers agricoles. C’est non seulement une question de conserver une emprise sur un territoire, mais aussi d’obtenir le prestige accordé à celui qui permet de vivre à ceux qui ont moins que lui, avec lesquels il peut s’associer dans une entente dont il garde la maîtrise, mais aussi d’avoir avec lui ceux qui n’ont aucune terre, aucun autre moyen de subsistance que leur force de travail et qui lui conserve une fidélité tant que le contrat du gîte et du couvert n’est pas rompu. Un asservissement tacite, car alors il ne possède pas la propriété des personnes qui ne sont pas de sa famille. Le pater familias et sa clientèle, décrit tant pour la société latine que pour les gaulois. L’unité de production agricole comme seul modèle de la vision du monde. Les enfants sont alors sa propriété, sur lesquels il a encore droit de vie et de mort. Le système mafieux n’est qu’une dérive de l’antique autorité patriarcale dont on a ici le modèle archétypal.
Dès lors, l’école reste un danger potentiel : les savoirs ancestraux, syncrétisme entre l’antique religion polythéiste et le christianisme, sont la seule culture de référence. À quoi bon laisser les enfants à l’école à perdre un temps qui manque forcément à la production ? L’hiver est une saison plus calme, mais dès que le printemps arrive, il faut nécessairement cette force de travail que représentent les enfants. Mais un enfant trop jeune n’a pas beaucoup de forces, et seul le travail de berger peut convenir à un être non encore achevé ou déjà marginal. Garder les moutons, veiller sur la sécurité des brebis, des agneaux, dont le lait permet la fabrication de fromage, dont la viande est vendue, dont la laine est traitée pour l’industrie lainière est déjà une importante responsabilité. Elle exige ainsi une vie marginale, désocialisée laissée au bon vouloir des éléments de la nature. Le silence n’est distrait que par le son assourdi du battement de la cloche, un tocsin tatoué dans la tête de Gavino comme la marque des enfants abandonnés.
Une nature qui ne donne aucune envie de retour quelconque, aucun fantasme urbain nourri d’imagerie virgilienne. Les chaleurs de l’été sont suffocantes, le froid de l’hiver transperce jusqu’aux os. La nature permet de comprendre la nature de l’hostilité : un combat dans lequel il faut trouver sa place. Une fois acquise, on est pétri des mêmes éléments qui la composent. On devient pierre, bois, eau et feu. La nature fait là œuvre sélective : qui ne supporte pas ce genre de vie n’ira guère loin dans son existence. Dans la société archaïque, ce n’est pas très important : la natalité permet de compenser le manque de main d’œuvre.
La violence masculine efface celle des femmes qui restent à l’accepter comme une fatalité. Violence de la nature, violence de la sexualité que l’on veut voir en tout lieu sans s’interroger sur son apprentissage. Violence subie, violence apprise, violence reproduite.
Il reste dans ce contexte à savoir où trouver un espace de liberté, non celle de la nature qui ne donne que l’idée d’un enfermement, mais celle de l’esprit qui cherche dans la moindre distraction la possibilité d’un exercice de l’apprentissage, de la mémorisation, l’idée d’un ailleurs de tous les possibles. Un accordéon troqué fait l’affaire : il est le point de départ d’une insurrection larvée contre cette situation.
Le troupeau est échangé contre une oliveraie sur laquelle le Padre compte pour accroître sa propriété et ses ressources. Mauvaise affaire : le grand gel de 1956, le Marché commun du traité de Rome de 1957 rompent avec l’équilibre fragile de cette campagne méditerranéenne déjà dépassée. Les processions n’y font rien. Les jeunes gens sont déjà tentés par une vie où un salaire vient remplacer la pauvreté de la famille patriarcale. Le Padre n’a pas signé l’autorisation de partir en Allemagne, où vont les jeunes gens de cette contrée de Sardaigne. Il vend à perte l’exploitation, en ne conservant que l’essentiel. La banque lui fera un pécule des intérêts du capital placé. Les autres enfants sont placés de la même manière, et enverront la plus grande part de leur salaire à la vie de la famille. Gavino est envoyé à l’armée par son père pour y apprendre le métier de monteur-radio. Il se heurte au vide de ses savoirs, lui qui ne parle que le sarde, langue interdite à l’armée italienne. Ce vide se remplit d’une autre matière, celle de la distance sur les choses dans laquelle s’opère une autre alchimie. Alors l’inversion devient permise : l’abandon se transforme en conquête de nouveaux territoires, dont la langue devient la seule véritable bataille, acquise sur le monde ancien. Faire de ses cicatrices l’objet même de son implication au monde reste le choix de marcher dans la lumière.
« Tu es dans ma maison et tu n’as pas d’ordre à me donner, » dit le père. « Tu n’es le patron de rien et je me moque que tu sois mon père » répond le fils.
L’inversion est réalisée. La société patriarcale prend alors, avec le film de Vittorio et Paolo Taviani, un coup définitif. Le film ne modifie sans doute que peu de choses dans la société italienne ou méditerranéenne. Mais la mise en lumière des relations qui ont fondé la culture méditerranéenne autour de la figure paternelle permet là, en 1977, d’amorcer plus fortement le changement progressif des esprits. Le patriarcat n’est pas aboli, tant s’en faut. Et il n’est pas l’apanage seul des sociétés du Sud. La mise en contexte, paradoxalement, du système économique issu de la pensée des Lumières, ne justifie pas ce système économique, qui n’opère qu’une transformation des structures et des mentalités pour assurer autrement la domination économique et idéologique. Néanmoins, ce tournant est majeur alors que les sociétés urbaines ont déjà marqué le refus du monde ancien autoritaire. On sait aujourd’hui de quelle manière les sociétés contemporaines ont résolu le principe de l’autorité et du contrôle des esprits.
Vittorio, récemment disparu, et Paolo Taviani ont donné au travail de Gavino Ledda une dimension d’une immense qualité : les acteurs sont excellents, et Saverio Marconi incarne un Gavino adulte magnifique, totalement imprégné de son personnage, de même qu’Omero Antonutti, le Padre, dont le film ne donne jamais le prénom, éminemment symbolique : Abramo. Ils ont tenu à intégrer Gavino Ledda lui-même au commencement et à la fin du film, mêlant fiction et réalité, récit et documentaire, dont il incarne le prologue et l’épilogue.
Je tiens Padre padrone pour l’un des films les plus importants de ce vingtième siècle. Et cependant, malgré sa Palme d’or à Cannes en 1977, on l’oublia assez vite, et suffisamment pour que l’histoire du cinéma ne s’intéresse, en fin de compte qu’à sa propre industrie qui s’autoalimente de productions américaines. Baste ! Ce cinéma et son industrie ne sont même pas en mesure de conserver dans les conditions nécessaires les étapes qui font les jalons de son histoire. Dans un billet précédent, je regrettais qu’un film admirable, Chronique des années de braises, de Mohammed Lakhdar-Amina, sorti et Palme d’or à Cannes en 1975 soit indisponible en DVD. Si l’Italie a un peu plus de considération pour son cinéma, la version disponible, lorsque je l’achetai, n’était pas restaurée et les extraits présentés sur Youtube sont techniquement de mauvaise qualité. Petit bijou que contient le DVD, une interviouve d’Abramo Ledda est disponible dans les bonus. Hélas, elle n’est pas sous-titrée et le parler sarde n’est pas très facile. Néanmoins, il est loisible de comprendre l’essentiel de ce qu’il dit, et on reste décontenancé par l’aspect bonhomme d’Abramo Ledda, très différent et, paradoxalement, très urbain comparativement au personnage composé par Omero Antonutti. L’âge est venu, et sans doute une attitude de sidération que sa propre histoire ait été ainsi racontée par ce fils insurgé. Chaque période ainsi trouve ses propres justifications. Il est vraisemblablement décédé aujourd’hui. A-t-il eu conscience que dans sa propre vie il a incarné cette figure mythologique d’un Chronos, que Freud évoquait dans Totem et tabou ? Tout cela n’appartient aujourd’hui qu’à une fragile mémoire : notre temps est sans doute passé à autre chose…











[1] Cette expression de « nouvelle société » était due à  Jacques Chaban-Delmas. Pompidou, incarnant le conservatisme post soixante-huit, rejeta fondamentalement l’idée que portait cette expression dans laquelle il voyait  se profiler en même temps économie libérale et permissivité sociale. Une vidéo de l’INA est à ce sujet, édifiante ! (http://www.ina.fr/video/I00016825)

samedi 21 avril 2018

Page italienne - Thomas Mann

L'Italie est-elle un pays de rêve ? Mais alors qu'est-ce que rêver ? Existe-t-il des lieux singuliers où la rêverie, et notamment celle qui éclaire le regard sur les garçons, pourrait ainsi s'exercer sans oblitérer sa propre capacité à intervenir sur le réel de son propre désir amoureux ?
Thomas Mann a tracé les contours d'une réponse...
La suite se trouve dans l'objet physique qui s'appelle un livre... 

vendredi 20 avril 2018

Vittorio et Paolo Taviani

J'avais revu, il y a quelques mois le film des frères Taviani,  Padre padrone, film important, sorti en 1977 — année marquante à bien des égards  , en m’interrogeant sur la manière avec laquelle les jeunes générations pourraient aujourd’hui regarder ce film, et sans doute avec beaucoup de distance. J’y reviendrai. Le cinéma a accompagné pendant tout le XXe  siècle les questionnements que le monde en plein bouleversement a suscités, et aucun lieu de ce monde n’y a échappé. Peut-être a-t-il fallu le regard singulièrement incisif des Italiens pour donner à ce point ce sentiment d’une tradition de l’image qui puise ses sources aux temps précieux de la Renaissance, où le raffinement a côtoyé sans vergogne les barbaries, sans s’imaginer qu’on était sans doute loin des industries qui viendraient quelques siècles plus tard. Je ne crois pas qu’on puisse en finir de revenir sur la richesse de ce cinéma, et de la maîtrise avec laquelle les cinéastes se sont emparés de cette matière.
D’entre eux, Vittorio et Paolo Taviani ont su particulièrement donner ce ton d’une superbe narration de l’histoire italienne. Voici un extrait de La notte di san Lorenzo, qui raconte cette nuit du mois d’août 1944, moment des Perséides où les étoiles viennent à la rencontre de ceux qui sont en recherche d’espoirs divers. Il ne faut jamais rater ces moments-là qui redonnent la dimension des hommes face à l’immensité de l’univers. C’est là que l’on retrouve son humanité, ce que Vittorio et Paolo Taviani avaient en partage. L’extrait donne la manière dont les combats sont vécus dans le mélange des époques et dans cette conscience que ce que chacun peut vivre appartient encore à une mythologie, fût-elle portée par les événements tragiques auxquels le présent ne manque pas de pourvoir.

Vittorio est décédé ce quinze avril dernier, le surlendemain de Milos Forman. S’il existe une grande nostalgie à revoir ce cinéma, je reste persuadé que la manière singulière qu’ils ont eue de filmer appartient de plein droit aux meilleurs moments du cinéma italien dont les réalisateurs actuels seraient d’une grande vertu de s’inspirer.
Je parlerai dans quelques jours de Padre padrone.


dimanche 15 avril 2018

Hommage à Milos Forman

On l'apprend aujourd'hui : Milos Forman est décédé. C'est un truisme de dire qu'il fut un immense cinéaste. La chaîne Arte diffusera certainement l'un de ses films les plus célèbres, Vol au-dessus d'un nid de coucou ou peut-être plus délirant, son Amadeus qui donne de cette période une approche plus romanesque que ne fut l'histoire de Mozart.

Fiction également que son dernier film Les fantômes de Goya, sorti en 2006, qui rappelle certains visages de l'Espagne qui resurgissent aujourd'hui. A croire que l'Espagne n'en finira jamais de l'Inquisition créée par le moine Domenico Guzman, frère prêcheur fondateur de l'ordre des Dominicains. Il s'agit déjà, bien avant «l'Âge classique» qu'évoque Michel Foucault pour son Histoire de la folie, d'assurer l'emprise du pouvoir d'Etat monarchique sur les esprits et les corps. Comment ne pas voir dans l'obstination de Rajoy, mobilisant les institutions contre les tentatives des républicains catalans, la même volonté d'une Espagne ossifiée qui ne veut rien lâcher de ses symboles et de ses intérêts économiques, quitte à laisser démanteler, justement, l'économie catalane qui restait plutôt, même si elle était loin d'être un modèle, un exemple d'équilibre fondé sur une confiance - sans doute aveugle - envers l'Europe politique. Mal leur en a pris !

Voici la bande annonce de ce film de Milos Forman qui rappelle le rôle détestable de la France napoléonienne, et de la place de Francisco Goya dans ce regard intransigeant sur l'Espagne et sur sa culture.


jeudi 12 avril 2018

Pasolini et Rome, regards brusqués de Ferrara

La chaîne Arte présentait le 4 avril dernier le film d'Abel Ferrara, Pasolini. Je n'avais pas eu l'occasion de le voir à sa sortie, faute de salle le diffusant là où j'étais alors. J'avais toutefois retenu la bonne prestation de Willem Dafoe qui campe un Pasolini troublant, certes un peu plus âgé qu'il ne l'était en réalité au moment de sa mort, mais assez incarné pour donner une belle idée de sa personnalité.

Le film passe à côté cependant de beaucoup d'aspects, et il faut être suffisamment averti de la biographie et de l'oeuvre de PPP pour compléter les moments qui ne sont dans le film montrés que comme des anecdotes.

Je n'en ferai pas une recension longue : je ne suis pas sûr que le film en vaille la peine, hésitant entre le documentaire, l'essai de fiction à la manière de PPP, et enfin l'assassinat reconstitué qui ne penche vers aucune thèse que les amis de PPP ont pu esquisser : la mort recherchée d'un côté à la fin d'un parcours d'artiste et d'intellectuel qui ne supporte plus le monde, ou le crime crapuleux dont la mafia aurait été la main agissante. 

Faute de cette inscription dans le débat, qui aurait pour le moins pu être rappelé, ce patchwork hésitant ne dépasse pas la démarche de l'épure maladroite. Elle a au moins pour vertu de faire jouer Ninetto Davoli qui emprunte pour un instant le costume de son amant, mentor et ami. La nature généreuse de Ninetto transcende, fort heureusement, avec l'excellent jeu de Willem Dafoe, la pauvreté du scénario.

Combien plus intéressant est le documentaire d'Alain Bergala, sorti en 2013, un an avant que ne sorte le film d'Abel Ferrara. Il pénètre la pensée et le chemin de Pier Paolo, bien plus intensément que la moindre séquence du film de Ferrara, qui n'a pas saisi grand chose de l'esprit de Rome. Est-ce la faute à une sorte de vision très américaine ? Le film de Woody Allen, To Rome with love, me semblait pécher par les mêmes défauts, ce regard très superficiel sur les choses...

Voici deux extraits du documentaire d'Alain Bergala, Pasolini, la passion de Rome, très courts, trop courts à mon goût. Mais le documentaire est disponible auprès d'Arte Boutique. A revoir absolument.







mardi 3 avril 2018

Colle mi te mène par le bout du nez

Réponse à JPB

A réitérer que j'ai vu le film à partir d'un filtre « gauchiste », vous devenez désobligeant. Vous m'incitez à croire que vous avez là un problème car vous introduisez un élément politique là où je n'ai utilisé que des éléments de sociologie: peut-on faire autrement puisque la culture que propose Guadagnino est un ensemble caricatural de pratiques culturelles qui constituent un fond de décor, mais le film s'abstient totalement - à moins que des passages m'aient échappé, mais je n'ai pas dormi ! - d'introduire des éléments de débat culturels et intellectuels alors qu'ils sont induits, mais débouchent sur une impasse ! « Vous auriez souhaité, me dites-vous, une œuvre de combat façon Almodóvar ou Pasolini, là où il nous est proposé un superbe conte dans une Italie de rêve ».



D'abord je ne souhaite rien de particulier, que du bon cinéma.
Mais où avez-vous vu que le cinéma d'Almodóvar était un cinéma de combat, ou même celui de Pasolini ? Concevez que le cinéma n'est pas forcément un outil militant, ce en quoi il se fourvoie souvent lorsqu'il cherche à l'être. Le cinéma de Pasolini, de Fellini (dont j'ai évoqué les Vitelloni) est d'abord une recherche d'esthétique narrative, forcément porteuse d'un contenu et d'une critique sociale dans le cas de Pasolini, sociétale dans celui de Fellini, d'un imaginaire baroque dans la Movida que représente Almodóvar, d'une esthétique implacable dans celui de Sorrentino qui est en même temps celui d'une grande férocité; reprenez le cinéma de la nouvelle vague française, qui est un regard éminemment critique; celui plus classique de Clouzot, etc. A chaque fois, les qualités des réalisateurs servent un propos et un geste esthétique qui est un miroir du temps. Disant cela, je conçois que Call me... répond à un besoin éminemment puissant dans la sphère gay, dont les angoisses existentielles sont loin d'être aplanies. Comme vous le dites si bien, il s'agit d'un conte qui utilise des figures répondant à ce qu'on appelle en sociologie des « sociotypes ». Là où le cinéma normé hétérosexuel aurait fait intervenir une petite princesse et un beau chevalier, le scénario opère une transposition. Dans la combinatoire des éléments du scénario, vous pouvez à l'envi modifier les accessoires qui sont tous porteurs d'un signifié, qui sont des marqueurs sociaux. Or ce n'est pas un hasard, justement, si depuis des lustres  le monde gay s'imagine dans des paysages de la région des lacs de l'Italie du Nord, si un arrière plan d'humanités classiques vient conforter cette vision pour le moins discutable, construction très marquée par un monde anglo-saxon : les photographies de von Gloeden à Taormina, dans une Sicile qu’on peut également considérer comme une Italie « de rêve » ; si von Gloeden et ses suiveurs s’intéressent aux jeunes éphèbes italiens, rappelant une Antiquité édénique perdue, le roman de Thomas Mann fait de Venise un lieu non de rêve pour Aschenbach, mais c’est bien ainsi que le lecteur reçoit le roman puisque Mann y établit le lieu d’une rencontre érotique impossible entre un écrivain ennobli sur le tard et un adolescent « préviril », dans laquelle la mort est la réelle rencontre puisque l’autre rencontre, fantasmée, érotique à défaut d’être physique est autant inacceptable qu’impossible. Tous les ingrédients sont là : une Italie dans laquelle les fantasmes sont permis, sauf la réalisation de l’amour physique.



Call me by your name : un film qui a la pêche !

Le film « Call me… » sublime ces fantasmes, ce qui fait, à mon sens, son succès. L’écrivain est transposé en la figure du professeur Perlman. Mais ce n’est pas lui qui porte la charge érotique, celle de l’éraste, mais l’étudiant, son disciple, qui est son double physique, celui qui a vingt ans de moins. L’éromène, c’est Elio, son fils. Ce que permet la période de réalisation de ce film, c’est la réalisation de l’amour physique entre l’éraste et l’éromène. La scène, qui reste d’une relative pudeur, aurait été impossible il y a quelques années auparavant dans une sortie grand public. Et les éléments de la « grande culture », celle qui s’oppose de manière irréductible à la culture « de masse » sont ainsi forcément dans cet arrière plan comme justificatif de ce référentiel romanesque, mais que Guadagnino, par incapacité intellectuelle, ne sait pas utiliser : toute histoire, qu’on le veuille ou non, est une recomposition d’une histoire précédente, parce qu’on n’invente rien depuis toujours. Or ce que ce décor culturel posé par Guadagnino est ses accessoiristes ne dit pas, c’est à quelles histoires antérieures se rattache l’amour d’Elio et d’Oliver. Celle d’Achille et de Patrocle ? Mais il n’y a pas de guerre de Troie. Celle de Roméo et Juliette, que Shakespeare a eu la bonne idée de situer dans cette même Italie du Nord ? Mais il n’y a pas l’obstacle de familles ennemies. Simplement les engagements amoureux antérieurs d’Oliver, et le fait que, en 1983, un peu avant qu’interviennent les années sida, dans des modèles normés par une représentation conservatrice de la culture, une aventure de deux adolescents n’a pas plus de consistance que les histoires de jeunes garçons du XIXe s., qu’on emmenait au bordel et qui tombaient amoureux de la belle dame avec laquelle ils avaient joui pour la première fois.
Où avez-vous vu dans cette histoire un conte dans un pays de rêve ? 

« Ils vécurent très heureux et eurent beaucoup de cachets de trithérapie… »

A voir un film de Guadagnino, on ne peut dire qu'une chose : attention, la colle mouille !

PS 1 : Si vous ne connaissez pas mon blog, cher JPB, n’allez pas plus avant. Vous risqueriez d’être contrarié.

PS 2 : Sans déconner, JPB, ce n'est pas moi qui contesterais l'amour des livres et du savoir partagé, mais regardez mieux la manière vraiment, vraiment ostentatoire avec laquelle l'accessoiriste a disposé les bouquins, mieux que le Petit Poucet ne le faisait de petits cailloux, puisque vous aimez les contes.

Bien à vous,

Celeos

dimanche 1 avril 2018

Les douaniers français ne se sentent plus pisser

Lors d'un précédent voyage en Italie, je suis passé en train à Bardonnechia. Les douaniers ont alors investi le train de manière arrogante, inquisitoriale. On oubliait les accords Schengen. Ce fut très désagréable.

On apprend hier qu'un incident grave sur le plan symbolique s'est déroulé à Bardonnechia : les douaniers français se sont permis d'effectuer un contrôle d'urine sur un migrant sans aucune légitimité. Je disais que la France glisse lentement, mais sûrement, sur une pente fascisante que les petits chefs en uniformes incarnent avec toute la suffisance de leurs frustrations sociales. Les petits godillots du vieux Collomb, que même ses collègues ministres surnomment SAS, son altesse sénilissime. Voici ainsi un parfait exemple de ce glissement inacceptable. 

Voir ici l'article du Huffington Post.

La vidéo de Fernand Raynaud Le douanier a disparu du catalogue de Youtube. Et Daily motion nous abreuve de publicités chiantes et stupides. C'est regrettable. (note du 20 avril 2018)