Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 19 novembre 2015

Jean Genet - Cathédrale de Chartres « vue cavalière »

Jean Genet. Cathédrale de Chartres «vue cavalière» (extrait)

Par Jean Genet, écrivain, poète, auteur dramatique

Texte paru dans l’Humanité du 30 juin 1977.

« Deux pôles : Chartres et Nara, pôles d’un axe autour duquel tourne la Terre. Nous tombons sur Chartres presque à l’aveuglette. Chartres la Beauceronne. Les deux sanctuaires sont immédiatement évoqués afin d’ouvrir plus loin une phrase sur le « droit à la différence ».

Il reste peu de chose dans nos souvenirs, ni dans les livres spécialisés, et rien du tout sur la plaine de Beauce, de ses habitants de l’an mil, ni de leurs habitants. Reste Notre-Dame de Chartres. Vertigineuse. Au Japon demeurent les sanctuaires de Nara.

Pour ce qui va suivre, Chartres n’a pas été choisie avec beaucoup d’efforts. Nara non plus. Je les avais, pour ainsi dire, sous la main ; mais à chaque endroit de la planète un axe la traversant aboutit : deux pôles d’égale valeur. Les constructeurs de cathédrales étaient des étrangers venus des chantiers de Burgos, de Cologne, de Bruges, maîtres d’œuvre, imagiers, tailleurs de pierre, fondeurs du verre des vitraux, alchimistes des émaux.

Nous allons tout à l’heure nous planter devant l’Arbre de Jessé – ces étrangers considérables auront donc construit une église qui sera française. Les musulmans y furent peut-être pour une part, petite ou grande, Tolède n’étant qu’à quelques semaines de galop. Les mains travaillaient beaucoup, et les esprits. On n’a pas le souvenir d’affiches, vers 1160, revalorisant le travail manuel. C’est peut-être que le tailleur de pierre, prenons cet exemple, façonnant d’abord grossièrement les pierres, essayait de copier un peu l’imagier et sa joie était grande quand il avait réussi la première feuille de lierre qui, avec d’autres, formeront le bandeau courant autour de la nef d’Amiens. Cessant d’être carrier il est sculpteur. Il n’est donc pas inconcevable qu’un Stoléru lui enseigne que le travail manuel est une servitude dont il peut s’arracher par une recherche intellectuelle. C’est comme ça qu’il invente peu à peu ces différents modes de levage qui, diminuant sa peine, le mènent vers les affiches revalorisant le travail harassant qu’il avait eu la faiblesse de délaisser… La nef de Chartres est aujourd’hui française et joyau national : pis, culturel. Mais le chapitre qui en décida la venue au monde était composé, comme le chantier, d’hommes de partout.

Des vagabonds probablement, plus ou moins bien organisés, plutôt en bandes hétérogènes qu’en ateliers, ont construit ce qui reste, et ce qui reste de plus beau en France, et surtout là, et que la France officielle se vante de posséder. Ces hommes de partout ne formaient sans doute pas le noyau de la population chartraine ni ne se mêlèrent au noyau déjà existant. Ils iront travailler et mourir n’importe où. Une nation n’est pas une patrie. Il est peu probable que la région offre une patrie constituée tout naturellement d’hommes et de femmes qui, ayant les mêmes mesures, seraient plus égaux entre eux et se connaîtraient mieux. Que la France des régions soit un œuf de Pâques en chocolat plein de petits œufs en chocolat, chaque œuf ne sera pas une patrie. Reprenons le mot démodé d’affinité. Les hommes ayant les mêmes affinités ne sont pas dans un même œuf en chocolat. Les amoureux de Chartres et de Nara sont autant au Maroc, en Afrique du Sud, en Allemagne, en Grèce, au Japon, en Hollande, si l’on veut dans toutes les nations du monde, qu’en France ou qu’en Beauce. L’Arbre de Jessé, c’est le thème de la verrière centrale du portail royal. Plutôt que l’Italienne Mona Lisa, le ministre Malraux aurait pu envoyer au Japon pour une exposition l’Arbre de Jessé, la soudaine lévitation des œuvres d’art contemporaines et antiques mises sur orbite autour du globe l’aurait permis. Si l’extrême mobilité est un signe de modernité, pourquoi n’avoir pas expédié, par air et tout entière, la cathédrale de Chartres passer près d’un an à Tokyo? Et pas sa copie grandeur nature en polyester, puisqu’il y a dans le ciel tant d’œuvres d’art qui, prenant l’avion, volent d’un pays à l’autre. Toutankhamon, Matisse, Van Gogh, l’art étrusque, Pierre Boulez, l’Apocalypse d’Angers font plusieurs fois par an le tour du monde. À qui appartient l’Arbre de Jessé ? Pas de doute, aux Beaucerons qui l’ont trouvé là au pied du berceau, et qui ne l’ont jamais vu. Comme les Turcs possèdent la Vénus de Milo. La cathédrale de Chartres est-elle française, beauceronne ou turque?

La région devrait-elle apporter une petite patrie dans la grande et permettre à chaque Français d’en avoir deux, car il reste seul au monde à ne pouvoir dire cette ânerie grandiose: «Tout homme a deux patries, la sienne et la France.» Pas plus la civilisation pharaonique, malgré les récents ravaudages de Ramsès II, malgré la présentation bouffonne des armes aux deux caisses de bois contenant sa momie coupée en deux, ne pourra se retrouver dans l’Égypte de Sadate et pas plus les anciennes provinces dans les nouvelles régions.

Afin que ces régions nous émeuvent, afin qu’elles tremblent ou qu’elles nous sourient, il faudra en appeler aux provinces mortes. Si chaque homme a une valeur égale à chaque autre, tout coin de terre, même le plus désertique, en vaut un autre. D’où, qu’on me pardonne, mon détachement total à l’égard d’une région particulière, mais d’où mon émotion quelquefois en face de ce qui est abandonné. Afin de m’intéresser, mieux vaudrait être rébus. Sans qu’il construise une cathédrale, tout nomade, le Sahraoui par exemple, aime les coins de caillasse où il a dressé sa tente et qu’il va laisser. Lever le camp, comme foutre le camp, c’est un espoir et un léger déchirement mêlés […] »

1 commentaire:

joseph a dit…

et Chartres pour une charte , mot un peu désuet certes , mais qui devrait se décliner autrement qu'en chatre des libertés surtout de parole!