Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

dimanche 8 novembre 2015

Dernier jour d’Athènes - 1



 Dernier jour. Je pars tout à l’heure, dans l’après-midi. Ces quelques jours à Athènes m’ont permis de reprendre mes marques avec la ville, d’en saisir certaines nuances, non toutes : une ville de plus de trois millions d’habitants ne s’appréhende pas aussi facilement, quand on y passerait de nombreuses années. Je me rappelle un film intitulé Les yeux fermés. Il me semble que l’auteur était Joël Santoni, et je ne sais pas s’il a poursuivi une carrière de réalisateur, mon goût pour le cinéma subissant parfois de grandes absences. L’histoire est celle d’un comédien qui subit un deuil et ne veut plus voir le monde. Il parcourt les arrondissements de Paris avec des lunettes noires et une canne blanche, donnant l’illusion d’être aveugle, et ne percevant plus le monde de la même manière avec les yeux fermés. Je n’ai pas vu la fin du film, un incident m’ayant alors obligé à sortir de la salle de cinéma où le film était projeté.



J’y ai pensé hier, dans la taverne (est-ce bien le terme, car l’ambiance était plutôt branchée, et j’y ai demandé un café elliniko ; on m’a répondu qu’ils n’avaient que des expressos ou des capuccinos !) où je mangeais en début d’après-midi. À la table près de moi se trouvaient attablés quelques jeunes gens. L’un était très beau, avec des yeux bleus-gris comme c’est souvent le cas chez les Grecs, le teint un peu mat mais à peine, et de son visage se dégageait une impression de grande douceur. Je ne pouvais m’empêcher de le regarder, évitant l’insistance qui eût pu paraître désobligeante. Je ne sais trop ce que ces jeunes gens mangeaient : sans doute une de ces nourritures à goût de carton que l’on modère avec force sauces mayonnaise et ketchup. La nourriture junk, largement mondialisée maintenant. Lui en était à déguster calmement, mais sans se forcer, un souvlaki. Ce qui me fascinait était son regard qui me semblait ne pas exprimer de passion. Parfois il parlait, mais, dans le bruit ambiant, je n’arrivais pas à distinguer s’il parlait anglais ou grec. Peut-être parlait-il les deux successivement, car quelques mots me parvenaient aux oreilles. Je ne pouvais me lasser de le regarder : cheveux mi-longs, de beaux et longs doigts qui saisissaient la brochette avec élégance et lui permettaient de déguster son repas sans la frénésie que certains y mettent parfois. Je ne le vis pas sourire, et dans le brouhaha de la salle, je n’arrivais pas à saisir le sens de leur conversation. Je me contentai d’appréhender la manière dont ses traits étaient composés, avec une harmonie dont un peintre eût certainement, et dans l’instant, su placer les contours du visage, sans excès de beauté, mais donnant au premier moment le sentiment que ce garçon était un protégé des dieux dont il exprimait une rare douceur.

À côté de lui se trouvait une jeune femme, sensiblement plus âgée, et je ne pouvais imaginer qu’elle fût sa compagne : peut-être simplement une amie, car leur apparence physique ne laissait pas croire qu’ils fussent de la même famille.

Je finissais sans me presser les fines tranches de poulet grillées avec quelques rondelles d’oignons persillées. Sans être d’un goût remarquable, mon repas avait au moins la qualité de la fraîcheur. Les marchands de nourriture rapide manquent d’imagination. Dans aucun repas pris pendant la semaine je n’ai senti le goût du citron. J’ai le souvenir de fruits de taille remarquable, autrefois à Kalambaka qui frappaient l’imagination autant que le goût. J’en avais acheté un dont j’avais dégusté, en  plusieurs jours, les quartiers un à un, en en appréciant l’âpreté autant que ses arômes.

Le groupe se leva, et je remarquai que l’un des garçons, un peu fort, tenait en ses mains un ensemble d’éléments de bâtonnets. Peut-être pratique-il, à l’instar des majorettes, le jeu d’équilibre de ces bâtonnets, me suis-je dit. La réalité me rattrapa ; il manqua renverser la chaise et dut alors déplier ces bâtonnets pour en faire ce qu’ils étaient vraiment : une canne d’aveugle.

Tout le groupe de garçons, munis de cannes repliables, quitta la salle, maladroitement, accompagné de la jeune femme qui était la seule personne voyant, et, subitement, je me mis à imaginer ce que cette absence de la vue pouvait autoriser comme perception du monde : se déplacer chaque jour dans un quartier différent d’Athènes muni d’une seule paire de lunettes et d’une canne blanche, dans la difficulté de ces trottoirs très étroits, souvent défoncés, doit être un véritable calvaire. Ne reste alors à l’ouïe que le bruit des voitures, des klaxons, des cris des uns et des autres, trop ostentatoires.

Je fais ici une transposition : Franco Citti, mené par Angelo dans les rues d’Athènes. Que Pier Paolo a-t-il là manqué qui eût donné à son œuvre un éclat encore plus fort ! Cela me paraît évident, ces enfants aveugles, là dans la taverne, étaient tous des enfants d’Œdipe, dont je me pris à aimer le plus beau, le plus doux. Et je m’imaginais alors ce que pouvait être un acte d’amour dans lequel, en l’absence totale de lumière, le désir provient d’un premier toucher de peau à peau, de doigts à doigts qui explorent progressivement toute la surface du corps, du visage tout d’abord pour construire en esprit la géographie de tout cet espace qui est encore plus sensible. Le nez, les oreilles, les lèvres sont ce que l’on s’offre en premier lieu avant d’être plus ouvert encore à son désir où l’envie de l’autre permet toujours davantage d’audace.

Je m’imaginais, moi, le conduisant à travers les rues d’Athènes, lui décrivant de mon grec maladroit notre passage à travers les rues, lui disant de quelles épices étaient les senteurs qui lui parvenaient aux narines, lui décrivant les arbres en fleurs dont les fortes odeurs évoquaient les ébats de garçons après la jouissance dans la chaleur des corps.

Oui, j’eusse pu aimer cet enfant-là qui, au-delà de nos différences, me paraissait indiquer que toute la tendresse du monde l’avait désigné pour en être son incarnation : comment penser le corps lorsque la vue n’intervient pas ? J’ai souvent interrogé ces chérubins, ces éphèbes aux rondeurs devenues d’un marbre poli en excès par des mains souvent indélicates. Et là, le toucher seul, la parole pourraient alors dire l’émoi de deux êtres l’un doté de la vue, l’autre d’une parole aisée et d’un toucher relevant certainement de l’expertise pour apporter ce que les flammes du regard ne peuvent plus dire.

Les garçons, accompagnés de la jeune femme, ont quitté la salle de la taverne ; trois vieilles dames sont venues les remplacer tandis que je finissais le contenu de mon assiette, et le vin, assemblage de muscat et de sauvignon, faute de la retsina que j’avais demandée, mon âme nourrie des étranges pensées que le croisement du regard absent de ce garçon m’avait provoquées.

3 commentaires:

joseph a dit…

comme "Un parfum de femmes" dans cette évocation troublante ;on reste dans le domaine des maitres italiens du cinéma de genre !

yves a dit…

j'ai fréquenté un jeune homme aveugle. ce qui me sidérait le plus dans ses réflexions était sa connaissance de l'odorat. il percevait à sa manière mes instants où j'étais dans la joie, la colère... comme si je secrétais une odeur propre à chaque état d'âme !
c'était très étonnant. ne me parfumant pas, il savait si j'étais là. quand j'entrais silencieusement, il me saluait par mon prénom : très déstabilisant... par contre, ses yeux morts - un regard vide, blanc - étaient compensés par les modulations beaucoup plus riches, nombreuses de sa voix. sa perception aussi du soleil, du vent sur sa peau nettement plus développée que la nôtre.
néanmoins, l'expérience de l'aveugle est abominable. c'était tout au début des verres de contact. j'avais remplacé au pied levé un copain dans un rôle. la journée avait été très longue et le soir très tard, après avoir enlevé les verres, en fermant les yeux, paf ! paupières soudées aux yeux... je vous laisse imaginer la panique ! je n'ai jamais été aussi heureux de retrouver la vue deux jours après.

Celeos a dit…

L'expérience du voyant devenant non voyant est certainement abominable. Celui qui a construit depuis sa naissance un monde mental de perceptions autres a sans doute une plus grande capacité, par la fragilité qu'il sait aussi, à « voir » ce que le commun des mortels refuse de voir. Devenir Tirésias ou un voyant plus que voyant est un beau projet.