Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 18 juin 2015

Alkínoos Ioannídis - Prière/Παρακλήση

Voici, avec cette vidéo d'Alkínoos Ioannídis, Prière/Παρακλήση, la traduction du texte paru dans le billet de ce matin, texte de 2012 semble-t-il, publié sur son site, mais encore d'actualité, hélas.




« Nous vous blâmons, vous savez.» Voilà ce que m'a dit un Anglais à Londres. Car nous, Grecs, causons du tort aux économies des autres pays européens. En raison de la sortie de mon  disque Stranger locale, je trouve souvent des réflexions similaires dans les lignes des journalistes étrangers.

Que répondre? Que lui dire? Que ses grands-pères colonialistes ont traité mes grands-pères chypriotes comme des animaux parce qu'ils étaient bergers et n'avaient aucun valet ? Que sa reine, cette vieille dame aux fabuleux chapeaux, quand elle était jeune signa de sa propre main les condamnations à mort de garçons  de 19 ans et 20 ans qui se battaient pour la liberté de leur pays? Parlez-lui de la politique étrangère de son pays qui alimenta artificiellement la haine entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, encouragea avec force l'appétit de la Turquie pour Chypre et, avec l'aide de notre propre machisme stupide et infini, a créé cette situation et des milliers de morts, disparus et réfugiés !


Parlez-lui de la guerre civile de 1944 -1949 ici en Grèce et le rôle que la politique étrangère de son pays a joué. Parlez-lui de son alliance, avec les collaborateurs nazis vaincus et toutes sortes de traîtres, contre ceux qui ont combattu pour la liberté dans les montagnes !

Parlez-lui de la manière dont ils ont profité de la psychorigidité et du provincialisme de notre leadership communiste local pour se débarrasser une fois pour toutes de la partie la plus prometteuse et la plus altruiste de la population du pays. De la manière dont, depuis lors, la meilleure place a été accordée aux nationalistes qui ont amené le pays à la situation actuelle, ces « patriotes » qui, en disant « j’aime mon pays » disent au mieux, « je m’aime moi-même » ou dans le pire des cas « je déteste tous les autres ».


Et je ne veux pas parler de l’Allemagne, je ne veux pas vous ennuyer avec l’évidence.


« Nous vous accusons! » Oh, allons, Robert, restez attentif à ce que vous dites, ne vous comportez pas comme un enfant! Je peux tout aussi bien vous mettre en accusation.
Vos entreprises et vos gouvernements ont engendré et soutenu notre corruption, afin qu'ils puissent nous vendre — au double du prix — leurs fusils défectueux, inutiles, leurs produits pharmaceutiques et leurs télécommunications. Ils mettent en place des Jeux olympiques. Les nôtres coûtent le double de ceux de Sydney, comme l'a fièrement déclaré un ministre de l'époque de notre gouvernement à une station de télévision à l'étranger. À la question « Voulez-vous dire alors que tout est financé par des capitaux étrangers ? », il répondit, assez mécontent (nous avons aussi notre dignité !) : « Non! Ils sont payé exclusivement sur notre budget. Nous saurons exactement combien après la fin des Jeux ! » C’est l’État qui a payé, à savoir nous, à savoir nos petits-enfants. Et nous avons crié « Hourra! » Et nous avons organisé de belles cérémonies d'ouverture et de clôture. De belles funérailles !


« Nous vous accusons! » Mes deux grands-pères ont été tués à la guerre. Je ne ai jamais entendu mes parents, qui ont grandi pauvres et orphelins, ni jamais entendu mes grands-mères veuves réfugiées, accuser tout ensemble les Allemands, les Anglais, les Turcs
ou les Bulgares. Elles ont gardé le silence, une profonde certitude que la nature de l'homme, quelle que soit son ascendance, procède à la fois de l'ange et de la bête. Il la nourrit secrètement, se dissimule derrière des sourires et une bonté gratuite, et l’efface quand elle perturbe sa vie quotidienne et lui donne libre cours lorsque les conditions le permettent. Sauf lorsque sa culture et son éthique l'emportent. Dois-je insister sur ce sujet philosophique ?


Non. Quoi, alors ? Permettez-moi d’aller vers des choses futiles. Dois-je parler de la poubelle que votre propre show-business nous a vendue depuis des décennies? De toutes les musiques pop, rock stupides dont nous avons été nourris de force ? De la manière dont pour chaque chanson de qualité, nous avons dû aussi ingurgiter un paquet de chansons jetables et y associer notre adolescence et notre vie ? Mais alors, vous pourriez dire: « Qu’avons-nous à faire de savoir que vous avez acheté ces chansons jetables vendues par les maisons de disques et les stations de radio ? Il ne tenait qu’à vous de ne pas les écouter. Devez-vous toujours rejeter les fautes sur les autres ? »


D’accord, alors, regardons de nôtre côté : vous avez raison, Robert, et plus encore. Dans le premier parlement de notre nouvel état, chaque parlementaire se vantait d’une moyenne de 200 filleuls. Nous avons été persécutés depuis le tout début. La guerre civile grecque pendant la révolution nous a coûté plus de morts que le soulèvement contre les Ottomans. Nous avons naturalisé l’Italien Capodistria, puis l'avons tué, parce qu'il ne partageait pas nos vices. Peu importe notre sang versé, peu importent les chansons de bataille que nous chantions, peu importe le nombre d’exodes héroïques que nous avons subis ; en fin de compte c’est vous qui avez constitué notre État, un État qui aille dans le sens de vos affaires. L'un des trois premiers partis dans notre nouveau pays, celui qui prédominait, fut appelé « parti anglais ». Ça en dit long. Quels éléments ont-ils jamais pu nous permettre de croire que nous pourrions lever la tête ?


Vous avez perdu certains enfants de qualité ici, Robert, je le sais. Poètes, utopistes, de classiques savants oxfordiens, philhellènes adolescents, Grecs par l'érudition, platoniciens alors que personne ici n’avait même entendu parler de Platon depuis des siècles. Nous étions des illettrés Arvanites, Valaques, Turc-gitans, turcophones, Pomaques, Slavomacédoniens, Tsamides. C'est vous qui avez coulé l'armada à la bataille navale de Navarin, vous qui nous avez donné un État, vous qui nous avez faits Grecs. Nous étions seulement ceux qui gagnaient la Coupe Européenne de football en battant des immigrants albanais.

Mais peut-être que tout cela ne doit pas être dit, ou seulement entre nous, ce n’est pas fait pour être diffusé ;  on dit aussitôt que c’est une exagération et des mensonges. Je vais vous le dire cependant :

Ne croyez pas que nous avons eu la vie facile pendant toutes ces années, Robert! Cela n'est pas drôle de dormir dans un lit pliant dans un couloir de l'hôpital en post-chirurgie. Pas drôle d'être une personne handicapée incapable de se déplacer dans nos villes. Pas drôle de payer pour un dépôt de bilan et d’être considéré par définition comme un escroc. Il n’est pas plus drôle de conduire et de mourir sur nos routes. Ou de donner naissance par césarienne afin que l'obstétricien puisse être payé davantage, ou avoir une prescription de lait maternisé
pour votre bébé afin qu'il puisse percevoir une commission. Cela n’est pas drôle ne pas être confirmé dans ses droits en justice. Pas drôle d'être gouverné par ceux qui nous ont gouvernés. Pas drôle de  vivre dans la laideur, où n’importe qui peut construire ce qu’il veut où il veut. Pas drôle d'être un enfant sans éducation et sans temps libre, un enfant avec cinq cours différents par jour, un enfant stressé et déprimé. Cela n’est pas drôle d'être une personne âgée sans soins hospitaliers ou d'une pension à proprement parler, en attendant de mourir devant un poste de télévision. Et il n'a pas toujours été beaucoup plus drôle d'être un Grec arrivant d’Égypte, de Chypre, de l'Asie Mineure, d'Épire, d’Imbros ou du Pont. Donc, ne disons pas que nous avons fait la fête avec de l'argent emprunté pendant toutes ces années. L'argent emprunté pour lequel nous payons a été fourni par les corrupteurs de vos gouvernements et de vos entreprises et a nourri les corrompus parmi nous, qui sont leurs prévaricateurs. Et les puissants ont fait des fortunes sur notre misère et notre humiliation ; et aujourd'hui, ils en veulent encore plus.

Comment est-il possible alors que ce pays riche et incorruptible qui est le vôtre, bien qu’il ait lui-même sucé le sang de ses colonies pendant tant d'années, doive maintenant autant d'argent, lui-aussi ? Pourquoi subissez-vous des coupes dans l'éducation, la sécurité sociale, les salaires et la protection sociale, pourquoi avez-vous autant de sans-abri vivant sous les ponts depuis des années, des gens affamés dans vos rues et analphabètes en l'an 2012 ? Voilà d’autres questions, énormes, problème international dont il serait sage que nous parlions ensemble. Il ne découle pas de la situation en Grèce. Donc, ne nous accusez pas pour ce dont nous ne sommes pas responsables.

Si vous devez nous blâmer, faites le pour n’avoir pas su nous défendre ni nous organiser contre une attaque sans précédent, bien que prévisible. Blâmez-nous pour avoir fait la démonstration d’être des traînards impréparés, provinciaux déconnectés, autistes, fatalistes, une ville non fortifiée face à une charge annoncée du monstre. Et blâmez vous également un peu, aussi, car au lieu de sympathiser avec les masses souffrantes de pauvres Grecs, vous avez cédé au plaisir de mâcher les rengaines vendues par les marchés, les éditeurs de magazines et vous avez gobé toute crue l'analyse raciste sur les chaînes de télévision, pendant que vous attendez votre tour. Chaque jour, on vous parle de la paresse grecque, la corruption grecque, le mensonge grec. Nous allons vous dire cette vérité qu’on ne vous dit pas : préparez-vous à perdre tout ce que vous pensez posséder actuellement. Parce que vous allez tout perdre !

Ne me dites pas « C’est impossible que cela ne arrive ! » Voilà ce que nous avons dit, aussi, pour nous réveiller aujourd'hui sans sol sous nos pieds. Demain, ce sera votre tour. Accusez-nous deux fois lorsque vous serez privé de votre retraite et de l'argent que vous avez gagné avec votre sueur, en étant loin de vos enfants, de l'argent que vous leur avez donné, quand vous n’aurez plus de médecin pour vous soigner, ou une maison pour vous abriter, les services sociaux pour prendre soin de vous, quand vous n’aurez plus de nourriture, ou de chanson à chanter. Accusez-nous non pour avoir volé votre argent, mais parce que c’est nous qui avons laissé casser les portes pour que d’autres viennent vous voler. Notre responsabilité n’est pas seulement d’avoir laissé se créer une dette, voler nos propres vies, laissé se construire illégalement, être payé en argent au noir, laissé recevoir et donner des bakchichs, voté pour des gens incompétents et aimant la subornation.

Et non seulement en se mariant bientôt dans des piscines kitsch, avec des feux d'artifice et des limousines malgré nos dettes personnelles, en brûlant des billets de banque dans des boîtes de nuit, en voulant à la fois avoir à ses côtés le membre du parlement et l'artiste pour représenter notre côté le plus bas de gamme.

Bien sûr, nous sommes à blâmer pour tout cela, et bien plus encore. En vérité, cependant, notre plus grande culpabilité réside dans ce que nous leur avons permis de commencer à sucer votre propre sang, et tout autant.
Notre obligation est aujourd'hui de se battre pour l'amour de vos enfants. Et votre obligation est de se battre pour le nôtre. C’est la seule manière d’y arriver. Tout le reste n’a pas de sens.
« Nous vous accusons »? C’est idiot ...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour la traduction, Céléos.
C'est généreux de votre part.
Les racines de la souffrance de notre monde actuel semblent très profondes et celle ci semble exploser de partout.
C'est vraiment le moment d'Aimer sans peur.

Marie

Celeos a dit…

Oui, Marie, je crois que les gens de bon sens sont de plus en plus nombreux, me semble-t-il, à dire qu'on ne peut sans arrêt soumettre la vie, simplement, à des chiffres barbares, qui de plus sont truqués. Oui, aimer. Et insister, ça peut être contagieux.