J’arrive à la maison des Cévennes, où la température est
plus clémente. Comme un rituel, j’ouvre la boîte aux lettres. Je n’y attends
pas particulièrement de courrier, que je reçois à l’autre maison. Je l’ouvre
surtout car souvent des guêpes s’y installent et je m’efforce de les en chasser
sans les tuer. Une araignée au corps large et plat s’est blottie dans la
charnière où elle semble ne bouger jamais. Je vérifie qu’elle est toujours en
vie en soufflant sur cette tache sombre, et elle m’informe de son état en
rétractant ses pattes. Je suppose qu’elle se prépare à la ponte car elle ne
bâtit pas de toile.
Ayant chassé la guêpe, qui n’est pas agressive, je referme
la boîte. En hiver une guêpe mère se réinstalle. Dans la saison froide, je
ne la chasse pas. Elle reste seule, et j’admire sa constance à demeurer sans
nourriture, dans le froid, dans l’attente du printemps où elle pourra
pondre ; puis elle mourra, et ses filles bâtiront une petite colonie, se
nourrissant des fruits que les végétaux proposent dès que la saison des fleurs
est terminée. Ainsi va le cycle de la vie que je regarde en essayant d’y intervenir
le moins possible. Je dois avoir un vieux fond bouddhiste.
L’autre jour, je recommence ce rituel. De manière
extraordinaire, une enveloppe déposée par la factrice se trouve dans la boîte. Ce
n’est pas un démarchage publicitaire. Lisant le nom de l’expéditeur, je
reconnais celui d’un ami perdu de vue depuis très longtemps. Mais,
curieusement, je n’éprouve aucun étonnement comme si ce courrier se devait
d’arriver un jour ou l’autre. Ce jour est arrivé.
C’est un vrai plaisir que de décacheter l’enveloppe, de lire
les mots d’amitié, fraternels que par delà le temps me transmet G. Je suis
soudain renvoyé à quelques beaux moments où, plus jeune, je passais du temps
dans quelque formation de théâtre ou de musique en Provence et dans le Pays
Nissart. Cette période était l’occasion de belles rencontres qui, avec le
recul, me semblaient plus sincères, plus en recherche d’une vérité dans cette
capacité à envisager le monde que les fugaces moments que l’on peut échanger
aujourd’hui, comme s’il fallait se protéger de tout et de tous. Étrange moment
que le présent, insaisissable alors qu’il est la seule véritable expression du
réel, que le futur n’existe qu’à l’état de fantasme, et que le passé est sans
cesse reconstruit dans le regret et dans l’illusion de ce qu’on a cru
percevoir.
Comment m’étonner que ce courrier me parvienne à la maison
des Cévennes ? Elle est le lieu de la fin, le lieu du commencement, le lieu
où il n’est pas nécessaire d’évoquer le temps qui n’a ici pas de prise. Seules
rythment au ciel, sur les chemins, dans les bois, sur la végétation des
terrasses, les saisons généreuses de leurs exubérances, de leurs excès contre
lesquels aucune colère n’a de sens.
La maison des Cévennes, chargée de tout son passé, a été
longtemps un lieu de guerre. Je m’efforce depuis quelques années de la
transformer en lieu de paix. La nature m’y aide : les animaux viennent
parfois s’y réfugier, les oiseaux ont investi les branches des arbres qu’ils se
disputent avec les écureuils ; les lézards ornent les murs sur lesquels
ils se réchauffent et parfois une couleuvre vient se promener, fuyant un
hérisson. L’hiver, les alentours de la maison sont le royaume du pic épeiche et
le rouge-gorge accompagne les gestes lorsque je coupe du bois ou nettoie les
feuilles des châtaigniers.
J’en avais parlé : j’ai depuis longtemps invité la
Grèce dans ces murs épais qui sont plus que centenaires. J’y avais apporté
quelques objets achetés ou reçus en cadeaux d’amis grecs, et j’ai eu la
surprise, une fois, de trouver dans une armoire un mouchoir de soie, avec une
inscription brodée, en français : « Souvenir de Salonique, 1917 ». J’ai,
peut-être de manière un peu irrationnelle — mais les coïncidences sont de cette
nature sans doute — la conviction que cette Grèce, qui s’est invitée malgré
moi, mais aussi de mon plein gré est là depuis toujours. Les lieux ont-ils
conservé la mémoire de ces commerçants qui traversaient les Cévennes pour aller
chercher de l’étain en Irlande, rapportant, outre ce métal indispensable au
bronze, des légendes, laissant là un nom de lieu, plus loin le graffito d’une
lettre grecque, ailleurs enfin un épisode de l’Odyssée qui, au fil du temps,
est devenu un conte transmis dans les veillées sous l’acre fumée du
foyer ?
Il n’est jusqu’aux montagnes qu’il est loisible de transposer dans
cette Grèce continentale où l’Olympe n’est pas loin, et j’aime imaginer le
cousinage de dieux qui parlent tous le même langage, se foutant des hommes et
de leur vanité récurrente, riant de les voir les imiter avec toute leur
maladresse, quand, d’un coup de foudre, ces mêmes hommes se retrouvent
terrassés et retournent à la poussière du temps. Les montagnes des Cévennes
sont sœurs de celles de l’Olympe.
(à suivre)
6 commentaires:
Sœurs, la géologie nous le confirmerait mais éloignées car ne dit-on pas que seules les montagnes ne se rencontrent pas! et nous, il reste quelques courageux pour encore utiliser ce désuet moyen de communication : la lettre que l'on charge pourtant de noblesse
En tout cas les montagnes finissent toujours par se rencontrer, malgré le dicton, un peu de patience suffit. Et oui, il faut écrire, autrement que par des moyens électroniques qui restent bien standardisés. J'ai du mal à imaginer ce qu'auraient pu être les Courriel des Poilus !
Courriels, bien sûr.
"Nous n'avons que l'instant présent. Cet unique et éternel instant qui se déploie sous chacun de nos pas"...
Je ne sais plus de qui est cette phrase mais peu importe elle pourrait être de chacun de nous.
Il est vrai qu'une lettre écrite, de papier et d'encre (comme de chair et d'os) est un véritable bonheur.
Merci pour ce que vous nous donnez Céléos.
Marie
Oui, Marie, rien ne vaut une lettre de papier et d'encre sur laquelle on peut encore lire la calligraphie de son auteur.
J'avais laissé m'échapper ces lignes, ce temps qui semble immuable dans les vallées hautes, et qui pourtant passe imperceptible, dans les faysses embroussaillées comme dans nos souvenirs de jadis.
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