Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 16 juillet 2015

Kant über alles

Je m'interroge, après la comédie européenne de ces jours derniers : qui a gagné quoi ? Je retiens l'attitude allemande, intransigeante, bornée.

J'en veux un peu aux Allemands. Pas au peuple allemand  — en dernière attitude, si cela devait arriver, je crois que je j'essayerais de conserver celle de Missak Manouchian : « Je meurs sans haine pour le peuple allemand ».

N’empêche. S’il fallait argumenter comme eux, disant : « Tant pis pour les Grecs. Après tout, si leurs élus ont failli, ils ont été élus par le peuple » ! 

Sophisme. Moi aussi ai voté pour un homme qui ne me représente pas, qui ne représente pas le peuple français. S’il a été élu et a trahi ses promesses de campagne, c’est que le système est défaillant, pensé défaillant et pratiqué défaillant.




Mais revenons à l’Allemagne : l’attitude extrémiste de Sigmar Gabriel, plus dur dans les négociations dans l’accord avec Alèxis Tsípras qu’Angela Merkel elle-même qui n’est pas un bonbon à la guimauve. On aurait pu penser que l’argument permettant au pire de restructurer la dette, au mieux de l’annuler purement et simplement aurait porté. Oui, la dette de l’Allemagne, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, a été allégée de 60 %. Mais pour les intégristes de la finance, ces arguments ne pèsent pas. Pourquoi ? Ce n’est pas, paraît-il le même contexte ! Quand on doit de l’argent, évidemment, le contexte n’est jamais le même. Une pensée pour l’Argentine, qui a dit simplement aux banques d’aller se faire voir, et une pensée pour l’Islande qui a fait de même. On en reparlera.

Cet intégrisme allemand qui me titille au plus haut point, est à rechercher sans doute dans un passé complexe : je vais essayer, sans doute maladroitement, d’en cerner les contours. Dans cette tentative d’identifier ce qui en fait la structure, j’en reste à des hypothèses, bien qu’ayant quelques exemples qui étayent mes intuitions.

Revenons à Sigmar Gabriel : il est notoire que son père était un sympathisant nazi. « Halte ! Va-t-on me dire, on n’en est plus là ! » Comme j’aimerais que cela fût ! C’est l’historien Henry Rousso qui est l’inventeur de la formule « un passé qui ne passe pas ». Il parlait alors de la France de Vichy, mais si le passé de Vichy a tant de mal à passer en France avec des résurrections d’idées nauséabondes, peut-on réellement croire que cette même histoire nazie serait passée en Allemagne ? Sigmar Gabriel a exactement le même âge qu’Henry Rousso, qui sait de quoi il parle.

De temps à autre on découvre que l’Allemagne, avec laquelle les « alliés » qui un temps sympathisèrent avec le régime nazi, puisqu’il s’agissait de faire la chasse aux communistes, a conservé longtemps une tendresse pour le Troisième Reich. Comme tout le monde fut, par exemple, surpris lorsqu’on apprit le passé d’appartenance aux Jeunesses hitlériennes de Horst Tappert, le gentil commissaire Derrick (né en 1923) ! Qu’y avait-il là de si surprenant ? La jeunesse allemande avait-elle tant que cela le choix ? Certes, il y eut des jeunes qui tentèrent d’y échapper, comme en France des jeunes furent réfractaires au STO (Service du travail obligatoire). Mais entre les engagés volontaires et les résistants, tout un éventail de jeunes suivirent, de manière très disciplinée comme on sait l’être en Allemagne, la pensée et l’attitude dominantes. Le problème est-il d’ailleurs là ? En fait, quel que soit le degré d’engagement dans la pensée du Troisième Reich, rien ne se passa sans que des traces profondes ne s’impriment dans l’esprit des jeunes Allemands. 


Sigmar Gabriel eut un père sympathisant nazi ; oui, l’Allemagne opéra deux attitudes après guerre : 

Celle d’un repentir, certainement sincère, d’autant plus qu’il était nécessaire à la reconstruction de l’Allemagne, même coupée en deux, celle dont François Mauriac disait : « J’aime tellement l’Allemagne que je suis très content qu’il y en ait deux. » Reconstruction qui nécessita plusieurs choses : l’abandon d’une partie des dettes de guerre, et un plan Marshall pour reconstruire dans la partie soumise au contrôle international un nouveau pays dénazifié, et anticommuniste, qui sans se considérer comme humilié par la tutelle des « alliés », ne la vit et ne la vécut de toute façon pas d’un bon œil.

Celle d’une nostalgie de la Grande Allemagne, désormais coupée en deux, mais héritière de l’Empire germanique dont Hitler, tout caricatural qu’il fut, représentait encore une image satisfaisante.

Ces deux attitudes, pour faire vite, sont en apparence incompatibles. Il faut donc penser que dans les discussions avec les « partenaires » la première attitude domine, et qu’en arrière-pensée, c’est la seconde qui œuvre dans les motivations. Ce n’est pas une attitude propre à l’Allemagne : l’idée de la Grande Serbie, qui lui est proche, est toujours en veilleuse, et la non reconnaissance du génocide de Srebrenica par la Serbie est en la preuve, et tout autant que le génocide arménien par la Turquie, bien que, paradoxalement, les idées semblent avancer beaucoup plus vite en Turquie.

Sans plonger très longtemps dans l’histoire du nationalisme germanique qui est à l’œuvre dans tout cela, il faut se remémorer deux philosophes allemands : Martin Heidegger et Emmanuel Kant. 

Le premier, le plus récent, établit après Husserl une phénoménologie du monde réel qui est en fait une métaphysique, où le réel peut se traduire en dernière analyse et en faisant vite à ce que le monde est l’idée que l’on s’en fait, libéré de tout humanisme (le fameux Dasein « être là au monde » ; autant dire que les démonstrations de Heidegger, centrées sur la culture et la langue allemande, polysémiques et ethnocentrées relèvent bien souvent du sophisme, par nature indémontrable. Deux importantes critiques de Heidegger, malgré l’attirance intellectuelle qu’il suscita chez de nombreux philosophes et penseurs, et non parmi les moindres, sont dues à Theodor Adorno dans son Jargon de l’authenticité, où il reprend le jeu du langage chez Heidegger, et Pierre Bourdieu dans son Ontologie politique de Martin Heidegger dans lequel il analyse la philosophie de Heidegger comme l’euphémisation dans son discours d’une essence de la société qui en soi serait déterminée comme l’expression d’une totalité, un rapport en fait idéal entre la nature donnée à l’homme et ce que l’homme a pu en faire. Une sorte d’éternelle autosatisfaction de l’être allemand.

Emmanuel Kant, est, bien sûr, le philosophe de la « critique de la raison » dont la morale est : rien ne peut détourner l’attitude des contraintes qui lui sont faites et des obligations auxquelles la nature humaine est soumise car le fonctionnement des relations entre les hommes relève d’une transcendance que rien ne peut obérer.

Bien évidemment, il s’agit d’un rappel très rapide de la pensée de ces deux philosophes allemands : ils ont, de manière incontournable, à plus d’un siècle de distance, fortement marqué la pensée de la société allemande : faut-il rappeler l’adhésion au nazisme en 1933 de Martin Heidegger, adhésion qu’il n’a jamais reniée, et qui gêne, évidemment, les défenseurs de sa pensée ; inversement, cette adhésion au nazisme relève, chez ses détracteurs, d’une logique que sa philosophie déguise ou occulte derrière ce qu’on peut appeler, trivialement, mais de manière imagée, un enfumage.

Aussi, si l’on essaie d’utiliser ces fondements de la pensée allemande avec les ressorts  d’une société qui se pense idéale, ethnocentrée, et en même temps psychorigide, bornée, autant pour elle-même que pour les autres, on comprend sans doute mieux le comportement des négociateurs, et, en particulier de Sigmar Gabriel dans la comédie qui s’est déroulée à Bruxelles.

Il y a quelques autres arguments qui interviennent : ce que la Grèce a subi pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec le pillage par l’Armée allemande des ressources du pays entraînant une famine qui a été à l’origine du décès de 300 milliers de morts selon l’historien britannique Mark Mazower,  puis après la guerre avec l’épouvantable guerre civile suscitée par les « alliés » pour éradiquer le communisme en Grèce, le compte effectivement n’y est pas pour les Grecs, et les Allemands sont donc indéfiniment redevables. Sauf à nier l’histoire, ce que font ainsi les Allemands.

Groupe de résistants grecs pendant la Seconde Guerre mondiale


Je reviendrai ultérieurement sur les raisons qui expliquent une incompatibilité radicale entre la pensée de la société grecque et la pensée de la société allemande. Qu’il me soit permis de rappeler une anecdote qui m’avait choqué, mais qui rappelle cette attitude récurrente parfois dans la culture allemande.

Lors d’un concert à Berlin, en 1972, le chanteur Leonard Cohen commence son tour de scène, puis un incident technique intervient, empêchant la sonorisation et l’obligeant à interrompre son tour de chant. Les excuses arrivent, et bien que la prestation ait été accomplie, à la fin du spectacle, quelques spectateurs, et non certes tous, fort heureusement, viennent assaillir les organisateurs et le chanteur, exigeant absolument d’être remboursés. Ce à quoi ne s’opposent pas, évidemment, les artistes. Mais le ton et l’attitude sont d’une telle violence que, une fois les spectateurs remboursés, Leonard Cohen et les organisateurs se retrouvent désemparés, à la limite des larmes, bouleversés et choqués par un comportement à l’opposé du message qu’ils étaient venus apporter par leur musique et la poésie du chanteur.
Sur la vidéo, l’instant crucial se trouve à la minute  05 : 08 

« Ce n’est pas une question d’argent, c’est un problème de gens foireux ! Vous ne pouviez pas faire une répétition avant ?... » La même attitude a prévalu quarante trois ans après, à Bruxelles…



8 commentaires:

joseph a dit…

qu'ajouter de plus? moi je pleure pour les Grecs et suis malheureux que mon pays se place bien dans ceux qui ont bonne réputation, car malgré cela , a t'il pesé dans la discussion ou s'est il aplati devant un axe (oh le vilain mot porteur d'horreur que celui là)argent-banque, profit?

Celeos a dit…

Que voulez-vous, Joseph, que l'on soit Français ou Belge, il n'y a pas vraiment de raisons d'être fier d'être européen de cette manière-là. Les deux prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz et Paul Krugman, hurlent à l'absurdité de cet accord. Tsípras a scié la branche sur laquelle il tenait fragilement. Qu'il en soit ainsi. Y a-t-il encore des consciences qui ont du poids en Europe ?

The Narrow Corner a dit…

Que Gengis Khan alors qu'Emmanuel Kant, c'est insupportable. Monde de brutes !

The Narrow Corner a dit…

Je constate que je n'ai pas à prouver que je ne suis pas un robot pour vous envoyer mes commentaires. Il me suffit de cliquer sur "publier".
On n'arrête pas le progrès.

Celeos a dit…

Et Auguste ne Comte pas ?
Cela fait longtemps que vous n'avez rien à prouver, Franck (j'ai un stock de cirage à épuiser)!

Silvano a dit…

Et maintenant les incendies...

arthur a dit…

Intéressant, cet article. Pas toujours évident, mais qui apporte un éclairage original pour moi, qui ne suis spécialiste ni de Kant, ni de Heidegger.
Il me semble qu'il y a un réel fossé culturel entre ces deux pays, pour ne pas dire entre une Europe du Sud, parfois bordélique, mais chaleureuse et spontanée, posant la relation entre les êtres comme "capital"(dans tous les sens du terme), et une Europe du Nord, plus rigide, froide, sérieuse, organisée, qui sait aussi etre chaleureuse, mais pour qui le respect du contrat serait capital. C'est sans doute un peu cliché ce que j'écris, mais tant pis, j'assume. Sur la gestion de la relation interculturelle, je me demande d'ailleurs comment nos chefs d'Etats et de gouvernements appréhendent ce point? à mon avis, ils pensent tout savoir sur l'autre sur la base de mes clichés, mais ne prennent pas la peine de chercher à comprendre leur interlocuteur. Ce préalable aurait sans doute permis à Merkel de comprendre la symbolique de l’impôt en Grèce ,( et notamment des derniers imposés par la troika que les grecs appellent le "haradtzi"(orth?), en référence à la "dime" payée autrefois au sultan ottoman), la notion de l’État en Grèce, qui est un concept imposé de l'extérieur(déjà par les puissances européennes au XIXeme, et avec un certain roi bavarois Othon), et à Tsipras de comprendre cette crainte de l'inflation des années 30(qu'on nous bassine régulièrement, mais qui me semble bien réelle), et ce respect du contrat, de la décision prise (même si d’après des amis bossant en Allemagne, il y a aussi des égratignures dans ce "cliché"). Tout ça pour dire qu'il faut du temps au temps, et que malheureusement, aujourd'hui, on ne prends plus le temps.
Du coup, j'en viens à presque adhérer aux proposition de notre Président d'un gouvernement européen d'une zone restreinte, sur le constat de la difficulté à faire marcher un "machin" à 28!!!
Après, pour continuer dans le cliché encore: à qui profite le crime? pas à la Grèce, pas à l'Europe, je pense même pas à l'Allemagne. Mais depuis une semaine , les créanciers ont été remboursés!
Malgré tout, il me semble que des tendances de fond lourdes sont en train d'apparaitre en Europe, dont Tsipras est le premier combattant, qui a peut-etre perdu une bataille, mais pas la guerre. C'est ce que je veux croire en tous les cas!

Celeos a dit…

Merci de ce retour, Arthur. Je crois qu'il existe une grande incompréhension fondée sur la peur de l'autre, vite transformée en détestation (cliché : le " Grec " serait voleur par "nature". En tout cas, le referendum, puis le renoncement de Tsípras sont,incontestablement, un tournant dans la construction difficile de l'Europe. La conscience de ces difficultés, de l'erreur du "tout économique" apparaissent clairement aujourd'hui, et peuvent être le début de relations où le goût de la domination est montré du doigt. Un prochain séjour en Grèce nous dira comment sont vécues les conséquences des "réformes" imposées au peuple grec.