Un souvenir m’assaille. J’ai dix-sept ans, bientôt dix-huit. Je vais prochainement entrer à la fac. La rentrée est ainsi pour la première fois plus tardive, et je laisse l’été se prolonger. Je ne vois pas que le mois de septembre s’est fait déjà un peu moins confortable, avec quelques accès du mistral qui apporte du froid. Je reste encore chemise ouverte, d’un tissu léger pour continuer à apprécier ce sentiment de liberté de ma peau presque nue. Ce soir-là, je prends l’apéritif chez des amis, insouciant.
Dominique Bagouet (1951-1992) |
Un pastis me tente, peut-être trop dosé. Je ne regarde pas le temps qui passe mais rentre pour l’heure du repas au domicile familial. L’ambiance n’est plus au beau fixe depuis longtemps. Le repas avalé, je vais dans ma chambre, écoute la radio, un peu de musique, ouvre un livre de poésie. Je ressens de la fatigue. Je me couche, harassé.
Dans la nuit, j’ai des accès de chaleur et de froid. Je ressens une douleur dans les reins. Je comprends que j’ai pris mal et l’apéritif bu la veille reste pour mon corps non encore aguerri aux alcools une épreuve que je n’ai pas passée.
Le lendemain matin je ne peux me lever.
Il suffit d’attendre, avec un peu de diète, de remettre ce corps en fonctionnement normal. Je ne prends rien de la journée, qu’un peu de thé. Je reste incapable de me tenir debout, les jambes coupées, le ventre noué. La journée passée dans la chambre est sans plaisir, à la limite de l’étouffement. Je n’ai pas seulement la force de me lever pour allumer la radio, distraire mes pensées avec un programme littéraire que j’apprécie en général. Et l’étouffement se ressent de plus en plus fort ; j’ai impérativement besoin de respirer, de changer l’air qui m’entre dans le corps.
Ma mère passe me voir en cette fin d’après-midi. Elle me demande si je n’ai besoin de rien. Je lui réponds que je ne peux respirer et lui demande de bien vouloir entrouvrir la fenêtre, de me donner quelques instants l’air de la rue qui se fait calme à ce moment de la journée. Elle me répond qu’il n’en est pas question, que j’ai déjà pris froid et qu’il ne s’agit pas que j’aggrave mon état à quelques jours de mon entrée en faculté. Je n’ai pas la force de me mettre en colère. Je la laisse repartir et fermer la porte de la chambre. Avec difficulté, je me lève alors, me traînant, incapable de faire agir mon corps comme je le ferais en temps normal. M’appuyant sur le rebord du lit, je m’avance vers la fenêtre ; je prends appui sur le bras du lourd fauteuil et atteins la poignée de l’espagnolette que je tourne en forçant. Je tire le battant de la fenêtre, prends une goulée d’air qui me semble d’une pureté et d’une fraîcheur jamais goûtées, et me laisse choir dans le fauteuil, haletant, respirant enfin.
Je n’ai pas besoin de serrer au col l’une de ces pauvres bêtes que mon père tue parfois, pensant avoir délivré la nature de l’un de ses maux.
Mon esprit est plus fort que le sien. Je ferai de mes fragilités ma plus grande force.
Louise Bourgeois - Maman (Ottawa) - 1999 |
Là, elle est dans son lit, terrassée par l’âge, encore lucide sur son proche environnement. Lui est parti il y a longtemps déjà, me semble-t-il, avec les fragments de ses propres chimères, avec les images d’un pays disparu qu’il était enfin prêt à rejoindre.
Elle a essayé de me téléphoner, mais le téléphone était en dérangement. Elle a entendu une voix de femme lui disant que le numéro qu’elle avait composé n’était pas attribué. Elle a protesté, car elle connaît par cœur le numéro, et sait encore composer les chiffres corrects sur le cadran à touches. Elle a demandé à la voix féminine de lui passer son chef de service. La femme n’a pas répondu. Elle n’a pas compris que les robots, même à voix féminine, ont aujourd’hui envahi notre univers, et que personne ne peut lui répondre si je ne le fais pas moi-même. J’essaie de lui expliquer ce qu’il est advenu de notre monde qui n’a aujourd’hui plus aucun intérêt pour elle. Elle n’en contrôle plus rien. Tout au plus peut-elle maintenant, de son lit, manifester sa désapprobation des incapacités qui lui sont advenues et qui l’obligent à subir de finir sa vie ainsi, sans plaisir, sans aucun goût qui aurait pu lui demeurer d’avoir encore un corps.
Je lui téléphone tous les soirs depuis que N. est partie, abandonnant son corps à elle près du petit pont.
Elle me demande si la route a été bonne, si j’ai mangé. Je lui réponds, de la même manière, que tout va pour le mieux.
Je ne sais pas pourquoi je lui réponds. Sans doute par un effet de ce que je crois être encore un peu de compassion. Je sais seulement que le choix de ne pas partir à son tour est de continuer à exercer le contrôle policier qui a toujours été sa raison d’être.
Mais elle partira, un jour ou l’autre. Comme moi. J’espère seulement que je partirai après.
Peut-être alors aurai-je une idée de l’errance. Pure.
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