Tout le monde le sait : Simone Veil vient de disparaître après une
vie consacrée à sa vision de la droiture morale. Je lui rends ici hommage,
comme tant d'autres, me rappelant également quelques souvenirs de l'époque où
la loi sur le droit à l'avortement a été l'objet d'une lutte intense.
Dans la France pompidolienne, héritière du vieux monde dont déjà
on ne voulait pas, mais qui résiste encore aujourd'hui en 2017, la jeunesse
aspirait à vivre autrement. Quelques années après mai 1968, la France reste
encore cet Etat policier, pas sorti de ses deux guerres coloniales qui laissent
des traces et des cicatrices profondes : l'Indochine et l'Algérie. Vivre
autrement, c'est justement s'affranchir du comportement colonial en France,
c'est également disposer de son corps librement : ne pas accepter d'aller
combattre pour la cause coloniale, refuser toute forme d'embrigadement, et dire
que son désir d'avoir des rapports sexuels ne regarde personne que soi et la
personne avec laquelle on partage ce désir. On ne fait pas l'amour parce que la
France a besoin de chair à canon, ni pour reproduire cette société honnie du XXe siècle, pétrie de génocides, de guerres
atroces, et qui n’a connu le plaisir que dans les salons de sa bourgeoisie ou
dans les rares moments de goguettes que les classes populaires ont pu
s’accorder de temps à autres : tout le cinéma français de cette période en
témoigne.
La fin du pompidolisme coïncide avec ce droit fondamental de
disposer de son propre corps. Michel Foucault a publié l’Histoire de la folie à l’âge classique en 1961, il publie Surveiller et punir. Histoire de la prison
en 1975. Dans cette période, toute la réflexion sur le rapport entre le corps
privé et la société est amorcée, de la relation entre la norme sociale — ce que
la société accepte concernant ce que l’on fait de son corps — et ce que chaque
individu est en mesure d’en faire et d’en dire. Peut-être a-t-on un peu oublié
aujourd’hui l’importance de ce moment et la force de la pensée de Foucault. Il
a des continuateurs, certes, qui n’ont pas forcément son audience : je
pense précisément à Geoffroy de Lagasnerie[1]. Foucault permet ainsi de
repenser le corps, et notamment le fait que cette relation passe par un arsenal
juridique qui règlemente cette relation. De la folie au crime, il y a une
amplitude extraordinaire qui détaille la manière dont on peut s’échapper à la
norme. L’homosexualité, considérée comme une déviance pathologique en fait
partie alors. L’avortement également, qui est un acte permettant de choisir ou
non d’avoir un enfant, alors que la contraception et, de manière générale,
l’éducation à la sexualité, font l’objet d’une obstruction de la part des
institutions. Avoir échappé globalement à l’emprise de l’Église catholique ne
libère pas systématiquement les esprits : encore une fois, on peut
professer librement la laïcité alors que la religion se trouve encore dans les
chambres à coucher. Le poids moral, le regard d’autrui dans cette France
ringarde pèsent terriblement, et il faut un véritable courage pour oser refuser
la fatalité qui consisterait à considérer qu’avoir un enfant hors mariage fait
une vous une « fille-mère » statut qui consacre l’état de péché
moral, atteinte à la famille. Tout le dix-neuvième siècle est également
l’histoire de ces enfants abandonnés à des orphelinats, dont on peut lire
encore le nom de manière ironique dans certains patronymes ou matronymes[2]. La société préférait de
loin que l’on produire à tout va cette chair à canon, utilisable de l’usine au
bagne, plutôt que d’accepter la médicalisation de l’avortement. Les
« faiseuses d’anges », de l’aiguille à tricoter à la tige de persil,
savaient faire ou non : les statistiques sont effrayantes qui témoignent
de la cruauté de cette pratique clandestine entrainant pour les jeunes femmes,
isolées, une situation de détresse absolue. Isolées, car tomber enceinte était
parfois la conséquence d’un moment de plaisir d’un soir et l’amant une fois
pris son plaisir, s’enfuyait sans autre forme de procès. Parfois c’étaient de
jeunes couples, à peine installés dans la vie, qui voyaient avec effroi
l’arrivée d’un enfant alors qu’eux-mêmes sortaient à peine de l’enfance. La
réprobation parentale était terrible tant le poids du qu’en dira-t-on pouvait
rejaillir sur l’ « honneur » des familles !
Alors il y eut beaucoup, énormément de « faiseuses
d’anges ». Dans la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, les pays
anglo-saxons, catholiques exceptés, donc l’Irlande, surent évoluer. Les pays
méditerranéens, restés catholiques eurent davantage de difficulté. La place de
la France est à cet égard significative : la bataille que mena Simone
Jacob-Veil montre assez l’hypocrisie du système institutionnel. Certains
députés catholiques étaient opposés à une loi autorisant l’avortement alors que
les mêmes savaient trouver une adresse où faire avorter leurs maîtresses !
Dans le contexte que j’ai évoqué plus haut, il n’était pas
possible de continuer plus avant cette situation : Pompidou et une partie
de sa génération disparaissant, la société « libérale » de Giscard
d’Estaing se devait de ne plus rester attardée dans cette France du XIXe
siècle. Simone Veil s’attela au projet de loi, sans se douter, certainement,
des saloperies qu’elle, déportée par le Régime de Vichy et les Nazis, aurait à
endurer de manière aussi dégueulasse. Rappelons que les dernières femmes
guillotinées en France le furent la dernière sous la IVe république
pour avoir assassiné son mari parti vivre avec son amant ( !) et
l’avant-dernière sous l’État français de Pétain pour avoir pratiqué des
avortements. La résistance de ces pétainistes, auxquels s’étaient joints
parfois les communistes (rappelons que c’est cette même position que prend Pier
Paolo Pasolini contre l’avortement, au prétexte que le birth control est un moyen néo malthusianiste au service des capitalistes
pour limiter la pression de la masse ouvrière. Communistes et capitalistes se
retrouvent encore une fois dans une alliance objective. Dans cette même
logique, pour les uns la masse ouvrière opprimée sert les intérêts de la cause
prolétarienne contre le capitalisme, de l’autre permet, selon les
besoins, de faire de bons ouvriers ou de bons soldats, soumis, de toute manière
au pouvoir par la soldatesque.
Mais revenons à Simone Jacob-Veil : oui, elle dut supporter
les dégueulasseries de toute la droite catho, toujours pas morte à l’heure
actuelle, voir du côté des « Identitaires » avec la nièce de la fille
du vieux bouledogue. Simone Jacob-Veil, encore récemment recevait des menaces
de mort, des courriers d’insultes de psychopathes religieux. Pendant la défense
de cette loi, ces crapules réactionnaires faisaient entendre des
enregistrements de cœur de fœtus, exhibaient des bocaux contenant des fœtus
pour démontrer, selon eux, qu’un fœtus était un être humain qu’on
« assassinait » avant sa naissance. Les mêmes braves gens n’étaient
cependant pas davantage émus lorsque les soldats français massacraient des
enfants dans les pays colonisés. Eux étaient, cependant, réellement nés, et de
véritables être humains. En dernière analyse, c’est bien le problème de la race
qui se posait entre les blancs et les autres : la valeur des futurs
enfants blancs se pouvant être comparée à la valeur des enfants des
« sous-hommes », expression encore utilisée par le très socialiste
Georges Frêche il y a quelques années !
Je vais rappeler un élément factuel à ce sujet concernant
l’évolution sociétale et les événements de contre-évolution auxquels elle
s’affronte : en Union soviétique, la liberté du divorce et de l'avortement
est promue par Lénine en 1917 et 1918 ; ce droit est aboli définitivement par Staline en 1932. Philippe Camby cite Paul Vaillant-Couturier dans l'Humanité
en 1935[3] « Il faut dès à
présent employer les vrais moyens de sauver la race ». Dans ces termes d’un Français nationaliste,
fût-il communiste, tout est dit.
Pour avoir enduré tout cela, Simone Jacob-Veil fut une femme d’une
immense dignité. Ce billet est long : j’ai essayé de rappeler en quoi
l’enjeu du droit au corps n’est pas acquis, et si la loi aujourd’hui a le mérite
d’exister, elle peut être encore bien améliorée.
Je voudrais terminer par un principe qu’il n’est pas inutile de
rappeler et qui, d’un point de vue philosophique et anthropologique reste
essentiel des droits humains : aucun
être humain ne peut s’arroger de droit sur le corps d’un autre être humain,
quelle que soit son origine, quel que
soit son âge, quel que soit son genre.
[1] On peut lire avec grand
intérêt son Penser dans un monde mauvais
paru au début de cette année aux PUF.
[2] Le cardinal
Vingt-trois est un descendant de ces enfants abandonnés qui a pris comme
patronyme ne numéro du berceau de la salle où étaient recueillis les enfants.
[3] Philippe Camby, L'érotisme et le sacré, Paris, Albin
Michel, 1989, p. 213.
6 commentaires:
Rappels utiles ; et nécessaires.
Reste la douleur du corps des femmes et leur infini chagrin et leur terrible courage.
Marie
Bien sûr Marie. Aucune femme n'a jamais avorté comme on part en promenade. Leur corps en garde la marque comme une interrogation terrible sur une biologie qui reste dans cette étrangeté de l'être. Quant au chagrin, il ressort parfois de la culpabilité que les bonnes âmes ont voulu faire éprouver à celles qui n'avaient pas la capacité de décider de leur sexualité.
Non, je ne parlais de ce chagrin là mais de celui inconsolable qui nous habite au plus profond ; de soi avec soi.
Que seul, parfois,le parfum des fleurs emporte avec lui.
Marie
Celeos , il reste qu'un écrivaine récemment a écrit que le droit à l'avortement était la réparation de l'injustice faite au femme de devoir porter et enfanter ; et je me souviens d'une émission radio intitulée "La vie du bon côté" sur la RTBF Vivacité pendant laquelle une mère de famille a expliqué avoir avorté (au moins trois fois) quand une nouvelle grossesse ne cadrait pas avec sa vision d'avenir ; que vont penser ses filles de la chance d'avoir vu le jour?
Mais j'ai sans doute une bonne excuse, j'ai d'abord lu "Simonne Weil" avant de connaître cette grande dame du XXè siècle , tellement humaine finalement!
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