Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 1 juillet 2017

Avoir le droit de son propre corps

Tout le monde le sait : Simone Veil vient de disparaître après une vie consacrée à sa vision de la droiture morale. Je lui rends ici hommage, comme tant d'autres, me rappelant également quelques souvenirs de l'époque où la loi sur le droit à l'avortement a été l'objet d'une lutte intense. 

Dans la France pompidolienne, héritière du vieux monde dont déjà on ne voulait pas, mais qui résiste encore aujourd'hui en 2017, la jeunesse aspirait à vivre autrement. Quelques années après mai 1968, la France reste encore cet Etat policier, pas sorti de ses deux guerres coloniales qui laissent des traces et des cicatrices profondes : l'Indochine et l'Algérie. Vivre autrement, c'est justement s'affranchir du comportement colonial en France, c'est également disposer de son corps librement : ne pas accepter d'aller combattre pour la cause coloniale, refuser toute forme d'embrigadement, et dire que son désir d'avoir des rapports sexuels ne regarde personne que soi et la personne avec laquelle on partage ce désir. On ne fait pas l'amour parce que la France a besoin de chair à canon, ni pour reproduire cette société honnie du XXe  siècle, pétrie de génocides, de guerres atroces, et qui n’a connu le plaisir que dans les salons de sa bourgeoisie ou dans les rares moments de goguettes que les classes populaires ont pu s’accorder de temps à autres : tout le cinéma français de cette période en témoigne.

La fin du pompidolisme coïncide avec ce droit fondamental de disposer de son propre corps. Michel Foucault a publié l’Histoire de la folie à l’âge classique en 1961, il publie Surveiller et punir. Histoire de la prison en 1975. Dans cette période, toute la réflexion sur le rapport entre le corps privé et la société est amorcée, de la relation entre la norme sociale — ce que la société accepte concernant ce que l’on fait de son corps — et ce que chaque individu est en mesure d’en faire et d’en dire. Peut-être a-t-on un peu oublié aujourd’hui l’importance de ce moment et la force de la pensée de Foucault. Il a des continuateurs, certes, qui n’ont pas forcément son audience : je pense précisément à Geoffroy de Lagasnerie[1]. Foucault permet ainsi de repenser le corps, et notamment le fait que cette relation passe par un arsenal juridique qui règlemente cette relation. De la folie au crime, il y a une amplitude extraordinaire qui détaille la manière dont on peut s’échapper à la norme. L’homosexualité, considérée comme une déviance pathologique en fait partie alors. L’avortement également, qui est un acte permettant de choisir ou non d’avoir un enfant, alors que la contraception et, de manière générale, l’éducation à la sexualité, font l’objet d’une obstruction de la part des institutions. Avoir échappé globalement à l’emprise de l’Église catholique ne libère pas systématiquement les esprits : encore une fois, on peut professer librement la laïcité alors que la religion se trouve encore dans les chambres à coucher. Le poids moral, le regard d’autrui dans cette France ringarde pèsent terriblement, et il faut un véritable courage pour oser refuser la fatalité qui consisterait à considérer qu’avoir un enfant hors mariage fait une vous une « fille-mère » statut qui consacre l’état de péché moral, atteinte à la famille. Tout le dix-neuvième siècle est également l’histoire de ces enfants abandonnés à des orphelinats, dont on peut lire encore le nom de manière ironique dans certains patronymes ou matronymes[2]. La société préférait de loin que l’on produire à tout va cette chair à canon, utilisable de l’usine au bagne, plutôt que d’accepter la médicalisation de l’avortement. Les « faiseuses d’anges », de l’aiguille à tricoter à la tige de persil, savaient faire ou non : les statistiques sont effrayantes qui témoignent de la cruauté de cette pratique clandestine entrainant pour les jeunes femmes, isolées, une situation de détresse absolue. Isolées, car tomber enceinte était parfois la conséquence d’un moment de plaisir d’un soir et l’amant une fois pris son plaisir, s’enfuyait sans autre forme de procès. Parfois c’étaient de jeunes couples, à peine installés dans la vie, qui voyaient avec effroi l’arrivée d’un enfant alors qu’eux-mêmes sortaient à peine de l’enfance. La réprobation parentale était terrible tant le poids du qu’en dira-t-on pouvait rejaillir sur l’ « honneur » des familles !
Alors il y eut beaucoup, énormément de « faiseuses d’anges ». Dans la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, les pays anglo-saxons, catholiques exceptés, donc l’Irlande, surent évoluer. Les pays méditerranéens, restés catholiques eurent davantage de difficulté. La place de la France est à cet égard significative : la bataille que mena Simone Jacob-Veil montre assez l’hypocrisie du système institutionnel. Certains députés catholiques étaient opposés à une loi autorisant l’avortement alors que les mêmes savaient trouver une adresse où faire avorter leurs maîtresses !

Dans le contexte que j’ai évoqué plus haut, il n’était pas possible de continuer plus avant cette situation : Pompidou et une partie de sa génération disparaissant, la société « libérale » de Giscard d’Estaing se devait de ne plus rester attardée dans cette France du XIXe siècle. Simone Veil s’attela au projet de loi, sans se douter, certainement, des saloperies qu’elle, déportée par le Régime de Vichy et les Nazis, aurait à endurer de manière aussi dégueulasse. Rappelons que les dernières femmes guillotinées en France le furent la dernière sous la IVe république pour avoir assassiné son mari parti vivre avec son amant ( !) et l’avant-dernière sous l’État français de Pétain pour avoir pratiqué des avortements. La résistance de ces pétainistes, auxquels s’étaient joints parfois les communistes (rappelons que c’est cette même position que prend Pier Paolo Pasolini contre l’avortement, au prétexte que le birth control est un moyen néo malthusianiste au service des capitalistes pour limiter la pression de la masse ouvrière. Communistes et capitalistes se retrouvent encore une fois dans une alliance objective. Dans cette même logique, pour les uns la masse ouvrière opprimée sert les intérêts de la cause prolétarienne contre le capitalisme, de l’autre permet, selon les besoins, de faire de bons ouvriers ou de bons soldats, soumis, de toute manière au pouvoir par la soldatesque.
Mais revenons à Simone Jacob-Veil : oui, elle dut supporter les dégueulasseries de toute la droite catho, toujours pas morte à l’heure actuelle, voir du côté des « Identitaires » avec la nièce de la fille du vieux bouledogue. Simone Jacob-Veil, encore récemment recevait des menaces de mort, des courriers d’insultes de psychopathes religieux. Pendant la défense de cette loi, ces crapules réactionnaires faisaient entendre des enregistrements de cœur de fœtus, exhibaient des bocaux contenant des fœtus pour démontrer, selon eux, qu’un fœtus était un être humain qu’on « assassinait » avant sa naissance. Les mêmes braves gens n’étaient cependant pas davantage émus lorsque les soldats français massacraient des enfants dans les pays colonisés. Eux étaient, cependant, réellement nés, et de véritables être humains. En dernière analyse, c’est bien le problème de la race qui se posait entre les blancs et les autres : la valeur des futurs enfants blancs se pouvant être comparée à la valeur des enfants des « sous-hommes », expression encore utilisée par le très socialiste Georges Frêche il y a quelques années !

Je vais rappeler un élément factuel à ce sujet concernant l’évolution sociétale et les événements de contre-évolution auxquels elle s’affronte : en Union soviétique, la liberté du divorce et de l'avortement est promue par Lénine en 1917 et 1918 ; ce droit est aboli définitivement par Staline en 1932. Philippe Camby  cite Paul Vaillant-Couturier dans l'Humanité en 1935[3] « Il faut dès à présent employer les vrais moyens de sauver la race ».  Dans ces termes d’un Français nationaliste, fût-il communiste, tout est dit.
Pour avoir enduré tout cela, Simone Jacob-Veil fut une femme d’une immense dignité. Ce billet est long : j’ai essayé de rappeler en quoi l’enjeu du droit au corps n’est pas acquis, et si la loi aujourd’hui a le mérite d’exister, elle peut être encore bien améliorée.

Je voudrais terminer par un principe qu’il n’est pas inutile de rappeler et qui, d’un point de vue philosophique et anthropologique reste essentiel des droits humains : aucun être humain ne peut s’arroger de droit sur le corps d’un autre être humain, quelle que soit son origine, quel que soit son âge, quel que soit son genre.





[1] On peut lire avec grand intérêt son Penser dans un monde mauvais paru au début de cette année aux PUF.
[2] Le cardinal Vingt-trois est un descendant de ces enfants abandonnés qui a pris comme patronyme ne numéro du berceau de la salle où étaient recueillis les enfants.
[3] Philippe Camby, L'érotisme et le sacré, Paris, Albin Michel, 1989, p. 213.

6 commentaires:

Silvano a dit…

Rappels utiles ; et nécessaires.

Anonyme a dit…

Reste la douleur du corps des femmes et leur infini chagrin et leur terrible courage.
Marie

Celeos a dit…

Bien sûr Marie. Aucune femme n'a jamais avorté comme on part en promenade. Leur corps en garde la marque comme une interrogation terrible sur une biologie qui reste dans cette étrangeté de l'être. Quant au chagrin, il ressort parfois de la culpabilité que les bonnes âmes ont voulu faire éprouver à celles qui n'avaient pas la capacité de décider de leur sexualité.

Anonyme a dit…

Non, je ne parlais de ce chagrin là mais de celui inconsolable qui nous habite au plus profond ; de soi avec soi.
Que seul, parfois,le parfum des fleurs emporte avec lui.
Marie

joseph a dit…

Celeos , il reste qu'un écrivaine récemment a écrit que le droit à l'avortement était la réparation de l'injustice faite au femme de devoir porter et enfanter ; et je me souviens d'une émission radio intitulée "La vie du bon côté" sur la RTBF Vivacité pendant laquelle une mère de famille a expliqué avoir avorté (au moins trois fois) quand une nouvelle grossesse ne cadrait pas avec sa vision d'avenir ; que vont penser ses filles de la chance d'avoir vu le jour?

joseph a dit…

Mais j'ai sans doute une bonne excuse, j'ai d'abord lu "Simonne Weil" avant de connaître cette grande dame du XXè siècle , tellement humaine finalement!