Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 22 juillet 2017

Dionysos se fout de moi (1)

Dionysos se fout de moi

Tout à l’heure, en nettoyant le passage du chemin, entre trois herbes, une couleur rouge attire mon œil : c’est un clathre rouge ! Ah ! il est revenu sans me prévenir. Je comprends alors quelques événements de ces derniers jours desquels il n’est pas tout à fait étranger. Je m’interrogeais sur les coïncidences qui s’étaient manifestées et je comprends que les hasards n’existent pas dans les rencontres en particulier.
Aurais-je pu penser que dans les histoires de garçons qu’il m’arrive de croiser çà ou là, Dionysos aurait pu mettre son grain de sel ? De quoi se mêle-t-il, me dis-je ? A-t-il besoin, lui en particulier, de me dire ce que j’ai à faire ou non ? J’ai traîné mes guêtres dans quelques pince-fesses mondains dans des villes différentes de ce Sud qui m’agace autant que je lui suis attaché. J’y retrouve des collègues, garçons ou filles, que j’ai plaisir à voir, que je n’ai l’occasion de rencontrer qu’à ces rares moments. Les rencontres se terminent parfois dans un restaurant où l’on apprécie la gastronomie populaire mais goûteuse de ces coins ensoleillés. Cette fois-ci une esquixada de morue fit mon bonheur, arrosée d’un vin gris qui fut le bienvenu. Et puis les conventions d’usage des repas se terminèrent, chacun retourna à ses obligations professionnelles ou familiales.
J’avais décidé toutefois de rester quelques heures de plus, profitant du déplacement pour revoir certains lieux un peu oubliés. Le baroque de ces régions est passionnant, témoignant d’une période où le Sud fut d’une autre capacité à prendre une place de renom lorsque la Méditerranée était ce lieu de rencontre entre Orient et Occident, dans le souci de promouvoir les échanges commerciaux à une époque où l’on définissait le commerce dans d’autres dimensions que la seule marge financière réalisée, dans la volonté de faire s’épanouir les imaginaires avant que les États hégémoniques ne règlent au pas militaire l’administration de frontières bien peu légitimes. Les siècles qui suivirent ne donnèrent pas un visage plus avenant à ces lieux, définitivement engoncés dans un repli sur eux-mêmes.
Le Sud aujourd’hui vit des heures difficiles, comme bien d’autres régions abandonnées par l’industrie. L’agriculture n’y est plus qu’une activité secondaire, même si certaines disparités montrent que demeurent quelques secteurs qui ne devraient pas disparaître. Il existe heureusement cette forte présence de la manière dont les hommes et les femmes ont su faire vivre leur relation à la nature, au sol. Et cependant, j’avais constaté l’an dernier que ce qui faisait encore il y quelques années la qualité et l’harmonie de ces lieux était en train, là comme ailleurs, de devenir des friches abandonnées, montrant que ce qui a fait autrefois l’enchantement de ce Sud était davantage lié à la capacité humaine d’en transformer les éléments naturels qu’à la seule dotation des dieux que seraient la mer, les côtes sableuses ou déchiquetées de ces roches argentées qui rappellent que les Pyrénées sont cette force avec laquelle il convient de composer sans jamais se lasser, comme avec toute montagne. Il est loin le temps où le peintre et sculpteur Maillol avait traduit cet enchantement dans sa générosité des formes qui était l’expression esthétique de ce monde méditerranéen d’alors. Il en demeure la trace dans les espaces publics. On évoque sa présence avec sa silhouette efflanquée qui contraste avec les formes féminines que son regard projetait sur ce monde, héritier des voyages d’Ulysse. Les passants déambulent devant ce regard déjà ancien sans que cela les affecte davantage : l’ouverture du monde au passage du monde est un poison sauvage, fait du goût de la liberté acquise, déjà perdue dès lors qu’elle est à peine consommée.

Aristide Maillol - La Méditerranée-La Côte d'Azur- 1895

Le tourisme peine toutefois à dissimuler de véritables pauvretés, liées à une segmentation affirmée de la population. L’État semble avoir abandonné son rôle dans le domaine social, faute des financements nécessaires. Dans cette ville où l’extrême droite réalise de bons scores, on constate le manque d’activités de certains quartiers, laissés à un habitat dégradé, peuplé par des communautés qui établissent leurs propres règles de fonctionnement. Je reste surpris qu’à cinquante mètres près, certains marqueurs délimitent ainsi le périmètre de ces populations segmentées, qui ne peuvent cependant être définies comme des « communautés ». Ce sont les détritus, abandonnés sans souci du rapport qu’on entretient avec eux qui permettent de marquer ainsi ces territoires. Là une trace de container qui a brûlé ; une façade délabrée dont on comprend que les propriétaires n’interviennent pas. Il reste, dans ces cas, à comprendre comment les « pouvoirs publics » peinent à jouer un rôle d’arbitre : la répartition de l’espace public et de l’espace privé, leur articulation dans l’usage même de cet espace public, traduisent la volonté politique de ce que l’extrême droite déteste : la notion du « vivre ensemble ». Les quartiers anciens conservent une large part du patrimoine bâti qui apparaît ainsi fossilisé, en décalage par rapport au reste des architectures qui se sont succédé. Les villes, où qu’elles soient, sont assez le visage de cette société, laissant de côté les populations les plus pauvres. Le taux de pauvreté a encore augmenté ces dernières années dans le Sud, mais rejoint en cela d’autres régions qui ont été dévastées par la désindustrialisation. Le quotidien incite à croire que ce repli qui se traduit également par d’autres formes d’économies, dites « parallèles », est aussi un repli du monde social.


Le Dévot Christ

Dans ma visite de cette église qui reste typique de la ville du Roussillon où je me trouve, un beau retable a été restauré, conservant certaines curiosités dont les périodes successives ont le secret. Il en résulte des syncrétismes parfois étonnants : on relit les périodes anciennes des textes religieux à la lumière de la période que l’on vit au présent. Rien de nouveau sous le soleil.
J’ai salué le gardien du lieu, qui était assis à l’entrée de l’église, se reposant de la chaleur implacable de ce mois de juin. Pour tromper son ennui, il s’est mis en devoir de me préciser certaines particularités de l’église, l’usage des confréries de pénitents. Il me montre une statue de saint Jacques, reconnaissable à son large chapeau, son bourdon, sa gourde à la forme si singulière de ces cucurbitacées méditerranéennes, sa large barbe. A-t-on oublié que saint Jacques est le héros matamore qui incarne la Reconquista espagnole catholique sur les Sarrazins ? Lorsque le roi Ferdinand, son épouse, la très catholique Isabelle établissent leur volonté d’unifier l’Espagne, c’est en rejetant tout ce qui n’est pas strictement catholique, abandonnant plusieurs siècles de partage de formes de vie communes, lisibles dans la poésie, l’architecture, la musique… Je garde en tête cette image des Cantigas de santa Maria d’Alphonse le Sage : deux musiciens jouent et chantent de concert, chacun vêtu selon les formes et les habitus de sa culture. L’un est glabre, vêtu d’une coiffe sur la tête, un pourpoint et des chausses, les pieds chaussés de savates ; l’autre est barbu, la tête coiffée d’un turban, le corps recouvert d’une djellaba nouée à la ceinture et il a les pieds nus. Jouant ensemble, ils savent que leur expression musicale commune excède leurs différences, que ce qu’ils donnent à entendre reste la sublimation de ce conflit qui fait que les sociétés sont différentes, que l’apparence des êtres humains les montre différents. La musique reste ce langage universel qui fait se retrouver la réalité de ce que vivent les hommes, de leurs espoirs, de leurs sentiments, de leur joie et de leur rire.

La Reconquista fut un retour en arrière, comme régulièrement l’histoire donne à comprendre la folie des hommes. Il fut un temps sur cette terre où l’on se souciait davantage de vivre avec les différences visibles. 
Du temps où le gardien de l’église est tout à cœur de me faire visiter les recoins les plus divers de ce lieu, deux garçons sont entrés, attirés par la curiosité du monument sans doute. Et cependant ce ne sont pas des touristes : ils n’en ont pas l’attitude. Ils se joignent à nous, écoutent notre discussion, nous interrogent. Leurs questions semblent naïves. Elles traduisent le paradoxe d’une interrogation plus forte que jamais vis-à-vis de la religion, dépourvue des bases élémentaires que représente la connaissance des textes. Les garçons sont barbus, mais comme le sont de plus en plus de garçons aujourd’hui. Je ne sais pas s’il faut lire ce trait physique comme une marque religieuse. Par principe, j’évite d’interpréter toute forme d’apparence, plus traître que jamais. Les garçons ne savent pas ce que signifient les représentations de la sainte Famille, les épisodes de l’Annonciation, de la fuite en Égypte. J’essaie de leur faire un résumé. Ils sont typés méditerranéens, ce qui ne m’aide pas à deviner leur relation aux croyances religieuses. 
De toute manière, je n’éprouve aucune espèce de sympathie pour les pèlerinages ; encore moins pour celui de saint Jacques de Compostelle. Si les imaginaires liés au Moyen-âge s’enflamment pour l’aventure que constitue le voyage, ses péripéties, ses découvertes de nouveaux horizons, ils font évidemment peu de cas de la signification de cette révérence au saint matamore. « Celui qui extermine les Maures ». J’abandonne bien volontiers aux naïfs cette révérence, et préfère le regard de la Commedia dell’arte qui a fait du Matamore un personnage ridicule, hâbleur, lâche et trouillard. 
(à suivre)

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