Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

jeudi 7 avril 2016

Dernières instances - 2



Là c’est ce corps qui en termine avec la vie, ne laissant aucune espèce de répit, aucune espèce de doute quant à l’issue à laquelle il faut assister, lentement, ponctuant chaque séquence d’une histoire sans suite. Le réveil de l’engourdissement à la morphine s’est fait. Les yeux se sont rouverts. La bouche a essayé de dire quelques mots dont le seul intelligible, le dernier est mort. Je lui parle, tente de n’avoir pas saisi ce mot. La voix reste sans timbre. La nourriture ne passe pas, coule sur son menton. Elle est remplacée par la poche transparente dont le liquide s’écoule de manière imperceptible.
Le corps a fini par se ranimer, tout doucement, comme émergeant d’un long sommeil passé dans une autre temporalité. Elle s’est redressée, a repris vie. Jour après jour, les yeux ont donné davantage de regard, la bouche s’est déliée. Elle a souhaité que je lui coupe les cheveux, que j’essaie de lui donner une apparence autre que celle d’un seul corps qui s’abandonne. J’ai pris la paire de ciseaux, le peigne. Doucement, très doucement, j’ai saisi les longues mèches de soie blanche qui s’entremêlaient entre son cou et l’oreiller. J’ai peigné chaque mèche, et de la pointe des ciseaux, j’ai coupé très délicatement ces fils de soie. J’ai fait le tour de sa tête, passant d’un côté du lit à l’autre. J’ai raccourci, repeigné. Le résultat n’était pas ce que j’aurais espéré. Je manipulais, me semblait-il, le travail conservé d’un ouvrier de l’ancien temps, miraculeusement préservé, et ce travail était encore vivant, respirant, souffrant, exprimant encore du désir ; désir de vivre, désir de mourir dont elle me faisait le témoin. Que c’est long de mourir, m’a-t-elle dit. Oui, j’en conviens : ça prend tout une vie à savoir que l’issue se prépare, chaque jour, chaque instant dont la brûlure rend plus pesante la conscience du temps écoulé. Il faudrait sans doute n’avoir pas de mémoire, ne pas se souvenir de toutes ces pages lues, rabâchées, de tous les instants gâchés sans écoute, sans compassion dont je ne suis plus capable aujourd’hui. C’est du moins ce que je crois, quand finalement, je me retrouve devant l’évidence du miroir de l’être humain qui me fait face, quand « tout homme en vaut un autre » dit Jean, ou encore plus, que tout être en vaut un autre, qui étend presque à l’infini la capacité de tendre plus qu’une main secourable.
Je n’ai pas conservé les cheveux  geste qui aurait été le pendant de cet acte rituel de la prime enfance : conserver quelques mèches étonnamment blondes coupées quelques mois après la naissance comme preuve de cet état d’ange par lequel passe chaque être humain et les garder dans une enveloppe, soigneusement rangées dans le tiroir d’une armoire.
De sa main gauche, plus solide que la droite, elle a tenté de manger son bol de soupe dans lequel trempaient quelques morceaux de pain ramollis. Sa maladresse ne lui a pas permis de manger comme elle-même me l’avait appris. Elle ne me l’a pas demandé, mais j’ai dû prendre la cuillère à soupe, saisir chaque bouchée de pain trempé dans la couleur orangée de cette soupe de potiron, et, doucement, la soupe et le pain ont glissé dans sa bouche. Elle a mastiqué, puis avalé. J’ai repris une cuillerée, et j’ai recommencé à lui donner le contenu à avaler. Le bol s’est achevé. J’ai conservé l’impression étrange d’une inversion des rôles quand tous les souvenirs de l’enfance m’assaillaient alors que j’étais moi, celui qui ne savait pas manger et devais alors attendre qu’elle use de toute sa patience pour que je puisse grandir en âge. Et j’étais là dans ce télescopage du temps, à ne pas comprendre comment tout avait pu se dérouler aussi vite, comme un mauvais tour joué par un dieu cynique.
Elle m’a remercié d’une voix raffermie. Puis je l’ai laissée reprendre force dans son repos.
À nouveau le processus a repris. Se nourrir est redevenu un effort insurmontable, et la poche de glucose a remplacé le bol de soupe. J’ai repris sa main dans la mienne, une main que la lymphe avait envahie. La main droite était froide, trop froide, que j’ai recouverte d’un pli du drap pour la réchauffer. Puis j’ai remonté la couverture afin qu’elle ne se refroidisse pas davantage. Je l’ai laissée doucement glisser à nouveau dans le sommeil et suis parti.
J’ai tenté de téléphoner plusieurs fois. Elle n’a pas répondu. La deuxième fois, elle a pu soulever le combiné du téléphone. Nous avons échangé quelques mots, très doux. Je lui ai souhaité un excellent repos. La troisième fois, le téléphone n’a pas été décroché. L’infirmière m’a informé qu’elle était très faible. Je lui ai répondu que je passerais le lendemain matin pour la voir.
Le lendemain matin, le téléphone a sonné. J’ai couru. L’infirmière m’a informé qu’elle était partie.

6 commentaires:

joseph a dit…

c'est beau, à en avoir la larme à l'œil, merci pour ce moment d'intense émotion! Hélas dirais-je , si j'ai souvent pressenti le départ , le temps ne m'a pas permis d'accomplir ces derniers gestes tendres de retour en enfance partagé!

Celeos a dit…

Merci Joseph.

Anonyme a dit…

Comme c'est douloureux, Céléos.
Et bien sûr, rien ne prépare à cela et surtout pas le mental qui fuit la mort en la pensant.
Mais ça n'est pas pensable.
Seul le corps, qui berce, caresse, murmure, aime, l'approche au plus près.
Rien ne console et en même temps tout est capable de consoler, un regard, un sourire, l'appel de l'oiseau, le souffle du vent, la douceur du soleil...la fragrance d'un lis.
Tout ce qu'il nous faut vivre un peu plus intensément pour celle ou celui qui est parti.
Acceptez mon amitié.
Marie

Celeos a dit…

Je l'accepte avec plaisir Marie. Le printemps est là où tout renaît dans ce grand cycle du recommencement. Il y a déjà presque tout ce que vous évoquez et assez pour sourire au monde...

yves a dit…

houla ! c'est un coup de poing de la vie !
si j'étais près de vous, je vous prendrais la main, bien calée dans la mienne. puis, je vous emmènerais sur mon bateau. sur l'eau, la nature œuvrerait et apaiserait votre chagrin. mon silence vous accompagnerait.
bien à vous, compagnon.

Celeos a dit…

Merci, Yves. Oui ça me ferait du bien, j'ai une grande envie de belle bleue...