Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

dimanche 2 novembre 2014

Fauve ≠ et the Fleets - 1

Kané

Il est des voix auxquelles mon oreille est particulièrement sensible et accorde une grande sensualité, voire un certain érotisme, un peu de la même manière dont certaines courbes de la statuaire chatouillent particulièrement les yeux et sont un indicateur d’harmonie visuelle. Ces voix sont déjà à elles seules une musique qui exerce un attrait indéfinissable. Quand de plus ce sont de jeunes chanteurs que l’on découvre, le plaisir n’en est que plus vif.
Dans la génération de cette nouvelle scène où l’on retrouve des Albin de la Simone, des Alex Beaupain et autres Bertrand Belin, a émergé plus récemment la voix de Quentin P. (Son patronyme a été largement diffusé sur la toile, mais il semble tenir à un relatif anonymat, posture que l’on peut comprendre). Avec deux de ses amis, il a d’abord constitué le groupe The Fleets ; puis le groupe a traversé, semble-t-il, une crise existentielle et a changé de nom et de répertoire pour se mouler dans une sorte d’expression-déversoir du mal de vivre actuel sous la forme de ce qu’on appelle le spoken word. Je reviendrai sur cette évolution pour essayer d’explorer cette traversée qui m’a un peu bousculé.
Il paraît que le milieu gay est particulièrement fan de leur musique et de leurs textes : j’aurais mauvaise grâce à ne pas adhérer également à leur intention poétique. Pour autant, les interviews qu’ils ont données sont moins convaincantes.
Ils grandiront…

C’est la chanson Kané qui a vraiment imposé le « collectif » Fauve ≠. Comme j’adore les ambiguïtés, je me suis réjoui d’en explorer le texte.
La chanson commence par le côté moral du personnage à qui s’adresse le texte : on aborde d’abord son attitude, traduite par « vertu », puis l’aspect physique, sous entendu « performances physiques » plus que sexuelles : « tout nu, t’es pas vraiment l’homme idéal ».
Quentin P. en scène


La chanson aborde ensuite l’idéal du moi irréalisé (désolé pour le verbiage psy !) : devenir Lennon ou Mc Cartney, référence à une période un peu obsolète. Revient l’obsession de ce moi, que le diable pourrait rendre « moins laid, plus fort, aimable et stable ».
Arrive le refrain : « pourtant t’es beau comme une comète, j’t’ai dans la peau, j’t’ai dans la tête […] tu peux pas t’en aller comme ça ! »
 Se succédant, les couplets précisent la personnalité du personnage. Il a « des coups de sang », est colérique, libidineux – entendre  : angoissé par son identité sexuelle –, maladroit, etc.
La chanson se termine sur l’interrogation sur le suicide que tout ado mal dans sa peau (y en a-t-il des  " biens dans leurs peaux " ?) a connue : « ça sert à quoi caner ? Ça sert à rien. » 
 
À la bonne heure ! Tout le texte articule un dialogue entre le narrateur/chanteur et une autre personne, « Kané », sur laquelle on s’interroge. Garçon ou fille ? La question vaut-elle la peine d’être posée, d’ailleurs ? Le type de comportement décrit n’est pas particulièrement féminin.
Et que signifie le refrain « j’t’ai dans la peau, j’t’ai dans la tête » ? Avoir quelqu’un dans la peau, c’est être amoureux, pas autre chose. Alors quoi, ce serait un texte gay, l’histoire d’un garçon qui aime un autre garçon, malgré ses gros défauts ?
Ce n’est pas si simple ; ou plutôt les choses se simplifient un peu si on part vers l’hypothèse que c’est un garçon qui se parle à lui-même, à son double, comme une espèce d’autocritique narcissique : il s’agit de ce qu’il est, de ce qu’il a été, qui reste difficile à gérer ; et qu’a-t-il fait de son idéal du moi ? Il voulait faire de la pop anglaise, avoir l’aura des leaders des Beatles, et ça n’a pas fonctionné. Serait-ce alors Quentin qui se parle à lui-même, et qui laisse planer le doute sur l’identité de Kané ?
D’ailleurs, Kané, ce n’est pas un prénom, et la chanson joue sur le glissement entre Kané — le nom du garçon — et caner, le verbe, qui signifie mourir, crever. Alors qu’est-ce que c’est Kané ? Ce pourrait bien être tout simplement un prénom, mais en parler « bébé », comme si la chanson était également une espèce de parcours régressif pour pouvoir mieux redémarrer : mourir à soi-même pour renaître à soi-même. « Kané » pourrait être alors  le prénom « Quentin » dans ce parler « bébé », qui simplifie les deux phonèmes en évacuant ce qui heurte dans le prénom officiel, notamment ce « t », pour retrouver une nouvelle identité, plus simplement, purifiée de la projection parentale qui a attribué ce prénom à l’état civil.
Kané, ce serait donc Quentin lui-même qui retrouve un nouveau départ avec le « collectif » Fauve ≠ ?
J’y reviendrai sûrement.

En tout cas la voix de Quentin m’a charmé, comme le velours d’un beau grenache…




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