J'apportais récemment mon soutien au prétexte du dernier live
d’Édouard Louis Qui a tué mon père,
mais je ne l’avais pas encore lu. Je peux maintenant le défendre en toute
connaissance de cause, et peut-être d’autant plus que je lis quelques chroniques
de détracteurs qui me semblent peu argumentées. Le Courrier picard, au contraire, prend fait et cause pour ce livre,
rappelant le paradoxe de ce troisième opus : quatre ans après la parution
d’En finir avec Eddy Bellegueule,
dans lequel Édouard Louis dénonçait l’oppression familiale d’un milieu
homophobe, violent, une sorte de métamorphose s’est opérée. Son regard a
changé, ou plus précisément, l’homme a changé. Non au sens où il regrette sa
démarche première, c'est-à-dire d’avoir réussi à quitter un milieu délétère,
mais au sens où il a compris le rôle des bourreaux et des victimes ; que
l’on peut être successivement l’un et l’autre ; parlant de son père
quelques années auparavant, Eddy subissait directement les effets d’un système
de domination des plus pauvres dans lequel se reproduit la violence, les normes
les plus oppressives, les plus carcérales comme une injonction à reproduire de
la souffrance. Or la métamorphose a eu lieu. Eddy a changé de nom, est devenu,
par un travail de sublimation de cette violence, celui qui est en mesure de
nommer les choses. La rencontre avec Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie
n’y est pas pour rien : ils ont été, chacun apportant sa part d’expérience
et de réflexion sur ce qu’est la violence — le deuxième ouvrage d’Édouard Louis
s’intitule justement, et de manière très ambiguë, mais avec le choix d’une
hyper subjectivité, Histoire de la
violence — un maillon essentiel dans la transformation du personnage qu’est
devenu Édouard Louis.
Or cet ouvrage tranche avec les précédents. C’est
peut-être ce qui fait les réactions vives de certains chroniqueurs, qui une
fois consacrée la place d’écrivain du garçon, regrette qu’il monte d’un cran
dans sa démarche d’écriture, se contrefiche de la forme de l’écriture. Je crois
qu’il a raison. Non que le livre soit mal écrit, comme l’a dit l’une des
intervenantes de l’émission de radio Le
masque et la plume, qui n’a pas compris sans doute ce qu’elle a lu ;
mais il fallait, dans la manière d’écrire d’Édouard Louis, restituer à la
relation avec son père ce qui lui avait permis de s’en détacher : la
maîtrise du langage, qui est refusée aux pauvres par le pouvoir.
Le Courrier
picard, parce qu’il est concerné, et attentif à l’histoire d’Édouard Louis
a, au contraire, parfaitement cerné les motifs de ce troisième temps. Si on ne
peut pas accuser Édouard Louis d’insincérité dans son premier ouvrage, on
comprend les efforts qu’il a faits pour donner à son récit un contenu littéraire. C’est le code de
reconnaissance dont les sots se gobergent, prenant le plus souvent le contenant
pour le contenu. L’apparence des choses. Les codes de consommation des classes
favorisées qui en font des signes de distinction,
en oubliant que le langage du peuple, même lorsqu’il est celui des pauvres, a
toujours su se jouer de la complexité du vocabulaire qu’il a magnifiquement
enrichi, d’une syntaxe parfois tarabiscotée et du jeu des images et des
métaphores. Il n’a fallu que le rouleau compresseur des efforts conjugués de
l’État et du système industriel pour détruire ce que naturellement une société
populaire était en capacité de créer. Le langage pour se conformer aux ordres
des militaires et des contremaîtres de l’industrie n’est pas celui du jeu, de
la vivacité d’esprit quand on ne lui demande que la capacité de reproduire les
gestes et la force que les machines ne pouvaient pas encore donner.
Édouard Louis, dans ce texte fait œuvre d’abord de
beauté, comme dans le geste du sculpteur qui vient tirer de la matière le sujet
qui ne peut parler de lui-même. Il place son père dans la posture, dans les
gestes de ce qu’il a été, et comme un hologramme, le met en perspective dans ce
qu’il est aujourd’hui, ce qu’on a fait de lui, le réduisant à l’état de n’être
plus qu’un corps de souffrance, brisé, éventré, asphyxié. Quelle esthétique du
langage serait-elle à même de décrire ce qu’un homme, à cinquante ans, est
devenu autrement qu’en décrivant avec les propres termes, avec les éléments
factuels comment la pauvreté arrive aux hommes, comment elle les terrasse,
comment elle les tue ?
Car le mot est lâché dès le titre, et ce n’est pas
une interrogation. Qui a tué mon père
donne les noms des responsables. En dernière analyse, le responsable est celui
qui dispose du pouvoir, qui prend les décisions, ou faute de prendre lui-même
les décisions politiques, laisse ceux qui ont le pouvoir pécuniaire décider de
la vie et de la mort des hommes et des femmes, de l’avenir des enfants.
« L’État ne peut pas tout », disait Lionel Jospin devant la fermeture
de Renault à Vilvoorde en 1999. Il peut, en tout cas agir sur les corps, les
enfermer, les condamner à vivre moins longtemps, il peut surtout et d’abord les
soumettre à sa logique de système. Aujourd’hui, le nom des responsables — on se
rappelle également le jeu théologique du « responsable mais pas
coupable » dont Georgina Dufoix a inventé le concept en 1991 après
l’affaire du sang contaminé par le virus du sida — est connu, à différents
niveaux. Et la dilution de responsabilité, des petits chefs jusqu’au Président
de la République, n’a pas diminué ce que la volonté du pouvoir a
renforcé : la capacité de tuer, de la même manière que les militaires et
les politiques se sont partagé cette nuisance pendant la Grande Guerre, et dans
l’Étrange défaite de 1940. De la même
manière que les mêmes politiques et les mêmes militaires ont laissé sciemment
les camps de concentration et d’extermination faire leur épouvantable besogne
pendant la durée de la guerre.
Les mots d’Édouard Louis disent encore la capacité
de penser différemment quand toute la doxa avait durablement mis en conformisme
rétrograde les paroles qui régissent les relations d’un père à un fils. Le fils
a permis ce revirement, ce retournement de situation en se saisissant de façon
compassionnelle de ce que le père est devenu : « Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre. Nous
nous sommes parlé, longtemps, nous nous sommes expliqués, je t’ai reproché la
personne que tu as été quand j’étais enfant, ta dureté, ton silence, ces scènes que j’énumère depuis tout à l’heure et tu m’as écouté. Et je t’ai écouté. Toi
qui toute ta vie a répété que le problème de la France venait des étrangers et
des homosexuels, tu critiques maintenant le racisme de la France, tu me
demandes de te parler de l’homme que j’aime. Tu achètes les livres que je
publie, tu les offres aux gens autour de toi. Tu as changé du jour au
lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment les
parents, et pas le contraire.
Mais ce
qu’ils ont fait de ton corps ne te donne pas la possibilité de découvrir la
personne que tu es devenue. »
Le trio Lagasnerie - Louis - Eribon en lecture de la collection blanche de Gallimard. C'est un rien posé ! |
Parmi les chroniques étonnantes défavorables à
Édouard Louis se trouve celle de Frédéric Beigbeder, dans Le Figaro. Bien sûr, Le
Figaro. Le titre était « Germinal réécrit par Caliméro ». Bien
sûr, la critique de Beigbeder est affligeante, non du point de vue littéraire,
dont on se fout. Mais parce que Frédéric Beigbeder montre qu’Édouard Louis a
touché là où ça fait mal, le point de vue de classe. Comment ce grand bourgeois
pourrait-il comprendre quoi que ce soit de la réalité des pauvres, lui, pur
produit de la conscience de classe fortunée ? Un temps il se donna à faire
croire qu’il se situait dans une vision de progrès en se rapprochant du Parti
communiste français. Chassez le naturel, il revient au galop : sa haine
des pauvres est celle de la bourgeoisie, celle de Macron en un peu plus
fortuné, peut-être. Se distinguait-il de son frère Charles ? L’homme
d’affaires de la société Poweo, qui s’est rapproché très naturellement vu le
catholicisme familial ambiant de l’extrême droite non encartée au FN — il
participa financièrement à l’achat de l’anneau de Jeanne d’Arc, qui après
enquête s’avère ne pas être un cockring. Dommage : il eût été intéressant
de découvrir que Jeanne était trans ! Si le grand frère est homme
d’affaires avisé, catho en diable, Frédéric joue les décalés, addict à
l’hypermédiatisation. Comment alors pourrait-il imaginer ce que peut être la
vie de ceux pour qui cinq euros représentent un choix à faire dans les dépenses
mensuelles ?
Il est possible que la vie aujourd’hui en France
soit devenue plus facile que du temps de Zola, ou des descriptions effrayantes
des conditions de travail faites par le Docteur Villermé en 1840 dans les
manufactures textiles. Mais à trop vivre dans l’entre-soi d’une certaine littérature,
on en oublie que le monde ne s’arrête pas aux limites du périphérique parisien.
« Tu as
raison dit son père. Tu as raison. Il
faudrait une bonne révolution. »
4 commentaires:
La bataille du style n'a donc pas cessé avec ce qu'on a appelé le nouveau roman , comme par exemple la rédaction sans aucun signe de ponctuation , ou la seule transcription d'un "tableau d'histoire" d'un film de la nouvelle vague !!
Le summum de la connerie étant l'admiration béate devant celui de Céline, sans se préoccuper du message véhiculé. À ce régime là, on gobé tout.
Je n'ai lu que son premier livre. On y sentait déjà qu'il y avait une possibilité de rencontre avec le père, broyé par la dureté d'un certain travail qui en réalité détruit la vie, coupe les ailes, plaque les êtres au sol...empêchant d'aimer vraiment, même son enfant.
Vous me donnez envie de lire les 2 ouvrages suivants.
"Ce pognon de dingues que coûtent les pauvres" m'emplit de tristesse. Ils ont tellement de valeur, de richesse ; ils sont si beaux quand on va vers eux...
Marie
Pardonnez-moi, Marie, une mauvaise manip m'a fait supprimer votre commentaire ! Oui, il y a avait en prémisse dans son premier ouvrage inscrite cette réconciliation dans l'expression d'une solidarité avec celui qui n'avait pas les mots utiles pour exprimer ses propres souffrances. Bien sûr, je crois qu'il faut le lire, et peut-être d'autant plus que, décidément, certains critiques l'attaquent sur son engagement à dénoncer les dominations, et que, ce faisant, il ferait preuve d'arrogance... Il est des arrogances autrement plus insultantes.
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