Je crois qu'il faut fuir autant qu'on le peut les voyages en
avion. Il ne s'agit que de reconquérir le temps qui permet d'aller d'un lieu à
un autre, dont notre période a maintenant organisé l'accessibilité immédiate. En
un peu plus d'une heure on est aujourd'hui en mesure de passer à un ailleurs avec la plus parfaite méconnaissance de tout le chemin nécessaire pour
parvenir à la destination que l'on s'est fixée. C'est bien sûr une monstruosité
que d'imaginer ce hiatus temporel qui permet de croire que cette immédiateté
compense le manque de temps et que seuls quelques lieux singuliers choisis sur
catalogue seraient alors dignes d'y faire figurer sa présence ; figé par
quelques photographies banalisées selon les conventions de ce qu'impose le
désir des images, l'aspect éphémère de la chose devrait cependant rappeler que
l'intérêt du voyage n'existe que dans l'absolu de l'improbable.
Jean Giono, le « voyageur immobile », ne s’est que très
peu déplacé, préférant le voyage en esprit. Toutefois, dans le courant des
années 1950, il fait quelques exceptions pour l’Espagne, l’Écosse, et l’Italie
dont il est beaucoup plus près à différents points de vue. Il raconte son Voyage en Italie, mené dans l’automobile
d’un couple d’amis. Le passage en Italie, en dehors d’un vol en avion alors
plus rare, se fait par trois voies principales : par Modane, par le col du
Mont Genèvre, et par Vintimille. C’est par la route du col du Mont Genèvre,
dont l’actualité rappelle son rôle de passage fréquemment, que s’effectue son
voyage. Il achève son récit de voyage par Florence après être passé dans toute
cette Italie du Nord, dont Bologne. Est-il nécessaire de dire à quel point son
regard sur les choses les rend infiniment présentes ?
Bologna - Chiesa di San Petronio |
«[…] Bologne a le monument aux morts le plus
extraordinaire qui soit. Horrible mais parfait. Au point de vue esthétique,
évidemment zéro et même moins vingt, mais cela ne nous change guère. C’est un
mur, c’est un mur de San-Petronio, si je ne m’abuse, et chaque nom de mort est
illustré par sa photographie et par sa photographie fournie par sa famille.
Nous les avons ainsi tels qu’on les aimait : le gros joufflu à la
moustache en guidon de bicyclette, le beau ténébreux à la cravate à ressort,
tout le pauvre album d’un vin Mariani à l’usage des obscurs. Les larmes me sont
montées aux yeux devant un nom qui avait été illustré par une mère certainement
pas cornélienne, d’une photographie d’un petit blondin en culotte courte et col
marin. Elle voulait le garder et le commémorer à cet âge. Je me suis approché
très près de la photo, à la fois pour cacher mon émotion et me graver les
traits de cet enfant dans la mémoire. C’était encore plus terrible que je ne
pensais. C’était la photo d’un communiant, ébloui. Je n’ai pas du tout envie de
verser dans la sensiblerie. J’aime beaucoup ce monument aux morts, je le dis
carrément. Ces fantômes installés au bord du trottoir dans la partie la plus
passante d’une ville et tels qu’ils étaient dans leur humble vie sont plus émouvants
que tous les grands ordres architecturaux. J’ai beau entrer dans les églises,
les chapelles, les cloîtres les plus célèbres je m’y satisfais de colonnes, de
voûtes pures, mais rien ne provoque ma foi. La perfection détruit l’humain
(qui, lui, n’est pas parfait et a les moustaches en guidon de bicyclette.)
Vézelay, pour mes passions, me laisse froid. J’ai l’habitude d’aimer ou de haïr
des esprits qui ne jouent pas de la harpe. L’orgue de Barbarie de Fualdès est
beaucoup plus puissant. Se guinder, représenter les morts de la guerre serrés
sur le cœur, même de marbre de la
patrie et les représenter casqués et laurés, c’est les trahir ; disons
simplement c’est ne pas les aimer.
C’était ce bon gros tonnelier joufflu et qui l’est resté en mourant ;
c’était cet employé de banque, ce clerc de notaire, ce professeur constipé, à
col cassé et qui est mort constipé malgré une baïonnette ennemie dans le
ventre. Il est très bon que les voyageurs du tramway, des autos, les passants
du trottoir ne l’oublient pas.
À côté de cet admirable monument aux morts, il y a
un kiosque à journaux. Cet imprudence n’est possible qu’au pays de Machiavel.
Je ne connais, en France, qu’un seul monument
commémoratif qui puisse être mis en parallèle, pour l’émotion, avec celui de
Bologne. C’est celui de la Bédoule, petit village près de Marseille ;
encore que, fort paradoxalement, le monument français ait un tantinet d’emphase
romaine. Il est cependant invisible de la route qui passe à trois mètres de
lui. C’est, sur le talus, un simple bloc de pierre sur lequel est posé un livre
ouvert (en pierre également) où sont inscrits les noms. Le trait de génie est
d’abord d’avoir placé ce monument dans un cagnard où il fait bon prendre le
soleil, et surtout, de l’avoir complété d’un banc qui est devant la pierre,
comme un fauteuil serait devant une table de cabinet qui supporterait par
exemple un gros volume du Dictionnaire
de Bayle. On a l’air de dire : « Tenez, assoyez-vous, consultez,
voilà nos raisons de croire ou de douter. » C’est d’un très joli
sentiment. Si l’on s’assoit sur le banc (ce que j’ai fait) on a devant soi, au
premier plan, le nom des morts ; au second plan, le paysage qui hantait
leur nostalgie et a hanté sans doute leur agonie. Ce n’est pas précisément, à
cet endroit, un beau paysage, au contraire. De là, une émotion intense que ne
pourraient faire surgir de ces noms le pont du Gard, le Colisée ou l’abbaye du
Thoronet.
Les avenues et les ruelles de Bologne sont froides
quand souffle la bise des Alpes. Rien ne l’arrête ou ne la tempère quand elle
traverse les plaines de l’Émilie. On l’a (comme ce soir) de première main.
Ajoutez un éclairage qui est ici le contraire de celui de Brescia. Rien de plus
lugubre. Quand nous sommes arrivés à neuf heures du soir, l’homme de la rue
s’était réfugié au café où il parlait politique en jouant au loto. Quelques
rares personnes emmitouflées entraient au cinéma. La distribueuse de billets
était toute ratatinée dans sa cage de verre. Elle n’avait pas la figure d’une
caissière qui fait recette. Son œil guettait les passants. En sortant de nos
tripes à la Bolognèse, nous nous sommes trouvés dans une ville déserte où le
seul bruit était celui de grandes feuilles sèches (sans doute de platane) que
le vent traînait sur les pavés. Nous avons quand même fait quelques pas et
écouté horloge qui sonnait onze heures avec une assez jolie voix. […] »
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