Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mardi 31 octobre 2017

Variations autour d'un roman d'Erri de Luca (1)

De passage à Draguignan cet été, je m’arrête à la librairie du Boulevard Foch. Elle porte un joli nom : Lo Païs, « Le Pays ». En occitan, ce terme est suffisamment flou pour qu’il ne justifie aucun nationalisme. Le pays, c’est là où l’on vit ; c’est l’endroit où l’on a posé ses pénates qui ne sont pas forcément mieux là qu’ailleurs, mais c’est surtout le lieu où l’on a fait son nid. Après, on peut avoir de nombreux nids, et aimer changer souvent, comme une forme de nomadisme. Ça n’est pas incompatible. On a simplement des horizons qui parlent davantage aux sens, parce que souvent des émotions y sont nées, se sont épanouies comme fleurs au soleil. Il faut seulement faire en sorte que les fleurs ne fanent pas. Au pire, qu’elles deviennent des fleurs séchées, des immortelles dont on ne s’aperçoit qu’à peine qu’elles ont pris un peu de poussière. Le monde devient alors comme une sorte de grae nde maison, un luxe bourgeois absolu, dont on visite certaines pièces de temps en temps. On s’y rappelle avoir lu, discuté, aimé. Il en reste cet immense espace de nostalgie dans lequel les fantômes errent parfois en rappelant au visiteur ce qu’il a été, ce qu’il aurait pu être d’une situation évanouie dans le temps. Les tribulations en sont parfois surprenantes ou tout au moins inattendues. C’est dans l’un de ces espaces que j’avais recherché Jean-Marie.
Une librairie m’est toujours  une espèce de moment suspendu, où l’ordinaire s’arrête pour me permettre de laisser une proposition se déclarer quand, au dehors, il est devenu nécessaire de marquer une pause, voire de devoir se réfugier dans les mots et les pensées d’un auteur ; c’est sans doute au point que la vie elle-même ne saurait se dérouler sans une traduction que seule l’écriture est à même d’apporter. Il faut alors se défaire de toutes les mauvaises habitudes et tous les pièges ordinaires que le langage oral pourrait laisser croire prolifique ; il n’est qu’une illusion supplémentaire qui confond la séduction avec le désir de pénétrer plus précisément l’esprit d’un interlocuteur sans autre procès que de croire que les mots ont eu, là, à un instant très précis, le même sens pour chacun des interlocuteurs. Il faut sans doute rapidement se ressaisir, s’emparer du silence, se reconstituer afin de n’être affecté par quoi que ce soit d’autre que l’ombre tournante des choses qui se rient du passant. Et partir, par la suite, comme si rien ne s’était passé, comme si aucun atome n’avait bougé dans la mémoire du temps, en sachant que jamais aucun autre instant ne pourra donner l’illusion d’un éternel retour.
L’auteur avec lequel j’ai rendez-vous dans cette librairie est Erri de Luca. Le livre est paru l’an dernier en Italie, au mois de mai dernier pour la traduction française. J’ai cherché ensuite à Rome, non de manière assidue toutefois, la version originale en italien, mais sans succès. La couverture attire aussitôt mon œil et je sais que c’est ce livre singulièrement qui est la raison véritable pour laquelle je suis entré dans la librairie. La nature exposée/La natura esposta. L’écriture d’Erri de Luca me trouble. Le personnage est surprenant, attachant. Il fut pendant les années d’ébullition en Italie l’un des dirigeants du mouvement Lotta continua.  Si l’on s’attache à une sociologie de cette période, on saisit la situation d’impasse que constitue la compréhension de la situation sociale de l’Italie. Le cinéma néoréaliste montre ce qu’il en est d’un pays où, comme en France, l’exode rural a emporté vers les cités industrielles une population qui est le prolétariat démuni, dont la capacité de travail reste la seule richesse. Le Parti communiste italien vit peut-être alors ses plus belles heures, fort d’un espoir porté conjointement par la foi catholique que cette population traduit par l’adhésion à la croyance que l’avenir sera plus radieux. Néanmoins, les critiques portées depuis toujours par les intellectuels et notamment le cinéma néoréaliste  joue d’un poids essentiel dans l’orientation des mouvements d’une critique radicale qui s’expriment dans les années 1960 et 1970. Lotta continua est de cette nature qui naît à la fin des années 1960 dans la région de Turin, où la population ouvrière est la plus nombreuse. On croit encore que la Chine peut être un modèle avec sa « révolution culturelle » et on ne sait pas encore de quelle cruauté le pouvoir du Parti communiste chinois a pu se rendre coupable. Le communisme idéalisé est pétri d’idéologie chrétienne dans laquelle aucun privilège de classe ne saurait être toléré. On croit que les intellectuels, dont la culture est issue de leur position de classe, sont infiniment redevables au peuple des avantages qui consistent à ne pas se salir les mains devant une machine ou dans les rizières aux images plaisantes pour l’Occident. On fantasme alors, en Occident sur ces mesures qui consistent à rééduquer ces intellectuels. L’éloignement du réel, qu’est la transformation de la matière, a déformé la pensée. Le confort bourgeois apporté par les livres et la lecture a détourné les intellectuels de l’objet de leur nature qui était d’éclairer ceux qui n’avaient pas les mêmes facilités à comprendre le monde. La praxis définie par Aristote, revue par les penseurs marxistes est la forme par laquelle les intellectuels doivent se ressaisir, retrouver l’articulation entre le sens du réel, de la matière qui forme la nature des hommes dans leur relation au travail et le sens social qui permet de comprendre où est la place de chacun dans une société sans classe.
Ce challenge, intenable, n’est mené que pour exercer, en Chine, les revanches des frustrations de ceux qui ont compris comment fonctionnent le pouvoir et la domination. On n’en parle pas encore de cette manière pour autant, mais l’envoi dans les champs des intellectuels, les destructions d’œuvres artistiques ou patrimoniales, l’hystérisation de la société contre ce qui peut être rattaché à l’ancienne Chine ne sont connues que plus tardivement. Le principe est tel, en tout cas, qu’il consiste à mettre les intellectuels derrière ce qui peut ainsi réduire à néant leur nature pour se soumettre aux seules valeurs que le travail manuel peut représenter dans ses symboles.


Les organisations maoïstes répandent en Occident ce parfum d’exotisme venu de Chine, mais trouvent un terreau fertile dans l’idée qu’accompagner le prolétariat dans ses tâches les plus humbles permet aux intellectuels de s’approprier réellement la pensée prolétarienne. Cette vaste blague — croire qu’il existerait une pensée prolétarienne à même de s’approprier les termes de son devenir — est menée en France par quelques intellectuels tels que Serge July qui applique plus tard sa praxis du monde libéral au journal Libération, et de quelques autres qui comprennent vite l’aporie de ce type de pratique. On me reprocherait de ne pas citer également Benny Lévy, philosophe engagé dans la Gauche prolétarienne, d’où sortira Libération, journal dans lequel Benny Lévy signait ses articles sous le pseudonyme de Pierre Victor. Quittant celui qu’il était avec Pierre Victor, Benny Lévy rejoint la philosophie d’Emmanuel Lévinas, et la longue tradition d’exégèse des philosophes phénoménologues qui se passionnaient pour le Talmud. On railla ainsi ceux qui passèrent de manière aussi facilement en quelques années, de Mao Tse Toung — on n’écrivait pas encore Mao Dzedong — à Moïse. Cette transformation n’est toutefois pas anecdotique : ce que l’échec de l’action directe immédiate implique est un renoncement à mobiliser collectivement pour passer dans une transcendance par le retour à l’étude et à l’écriture. L’illusion de la transformation sociale est dissipée par la conscience forte que ce que les chrétiens appellent le salut passe comme seul recours par l’identification à l’Autre en ce que sa nature reste celle d’un humilié. Le retour, d’une autre manière, à la modestie de l’action. Et le goût, dit Lévinas, de comprendre l’apparence de la nudité dont celle du visage reste la plus évidente.
Aporie de conduire une praxis dans les milieux ouvriers, donc. Sauf à y trouver, par goût de l’humilité chrétienne, les satisfactions de l’esprit dont le narcissisme propre aux intellectuels devient exclu. Peut-être est-ce un jeu d’ailleurs, un comble d’orgueil hypostasié, qui consiste, à ses propres yeux, à créer un hiatus social entre ses propres qualités intellectuelles et leur déconnexion à une valeur du travail qui ne requiert que celles du prolétariat, des seules forces physiques. Alors, sans doute, sans qui que ce soit puisse le savoir, revient l’estime de soi, la satisfaction de n’agir que dans une gratuité dont le paiement en retour se trouve dans une autre dimension du monde. La notion d’espoir à la sauce téléologique.
C’est ce qu’a vécu Erri de Luca pendant les longues années où il a maîtrisé son corps et son esprit à la lecture et à l’écriture, à arpenter les lieux de montagne, comme si le renoncement à toute autre forme d’engagement qui ne puisse passer par le truchement de l’écriture et de la lecture restait vain. Et à nourrir une passion forte pour l’hébreu et les écritures que cette langue a servies. Sont restées vaines, en effet, les actions d’éclat menées en Italie par les groupes radicaux, en lutte contre un État corrodé par les partis traditionnels, la mafia, l’inertie sociétale maintenue par une église catholique désespérante. On croit mieux savoir aujourd’hui que l’assassinat insensé d’Aldo Moro fut une provocation de l’extrême droite infiltrée dans les Brigate rosse. Qui n’avait pas vraiment à voir avec Lotta continua, où se trouvait Erri de Luca. Le visage du combat social italien en fut changé. Les anciens des Brigate rosse furent conduits à une vie solitaire de fuyards n’ayant d’autre solution que de se fondre dans un anonymat repentant, ou, la force de l’esprit revenant, reprendre la réflexion politique dans un combat intellectuel complexe, sans moyen contre les formes élaborées de l’État moderne et de la déréliction d’un mouvement plus radical devenu incapable de s’organiser. Cesare Battisti écrivit des romans policiers, avant d’être rattrapé par la nature revancharde de la droite et de l’État italien. Son sort est, aujourd’hui, lié à la décision d’un juge brésilien qui décidera de son extradition ou non vers l’Italie.
Bref, la littérature italienne dans ce qu’elle a de meilleur aujourd’hui est nourrie de manière consciente ou non par les décennies des luttes sociales italiennes pour lesquelles on serait tenté de croire que le plomb qui a servi d’épithète à la période de leur acmé s’attache aujourd’hui à masquer en Italie comme dans le reste de l’Europe la lente progression des répressions de l’État, la carcéralisation globale de la société telle que tout ressemble tellement à la naissance de l’État moderne des XVIe et XVIIe siècles : tout doit passer sous le contrôle policier. La relative libéralisation des circulations de personnes fait place à la surveillance généralisée, si facile depuis que la numérisation et le passage obligé par Internet comptabilise chaque déplacement, chaque achat, chaque pensée.
À Draguignan, ayant en main le livre qui va m’accompagner, la libraire a envie de me parler de l’auteur. « Erri de Luca, c’est pas un marrant ! » 
- « Ce n’est pas ce qu’on lui demande », lui réponds-je. « C’est un écrivain important, et ce qu’il écrit est tout de gravité… » 
- « Oui, bien sûr, mais il est venu ici à Draguignan, au mois de février faire une signature, et on regrette un peu de l’avoir fait venir, parce qu’il n’aime pas parler avec les gens. Il m’a dit qu’il trouvait que les signatures dans les librairies ou dans les salons étaient des simagrées… »
Je comprends le dépit de la libraire. Organiser une signature d’auteur n’est jamais facile, et une librairie de province prend parfois des risques financiers. La situation du livre aujourd’hui n’est pas très facile pour une librairie indépendante. J’imagine Erri de Luca, homme un peu austère, qui doit commercer avec les poncifs que les lecteurs, pourtant tout de bonne composition, doivent inévitablement lui servir. « J’ai beaucoup aimé tel livre… J’ai préféré celui-là ». L’auteur doit se prêter à ce jeu que lui conseillent généralement son éditeur et les attachés de presse. Pour un résultat de vente qui n’est pas forcément significatif. J’imagine également le repas prévu presque toujours après la signature, et les conversations sans grand intérêt pour l’auteur s’il n’a pas face à lui une personne en mesure de partager les véritables intérêts qui ne sont pas ceux des mondanités littéraires. Il faut être suffisamment narcissique pour que ce temps qui paraît déjà perdu apporte la satisfaction des louanges inutiles ou des flagorneries habituelles.
Je compatis à la déception de la libraire. Et me dis que la présence d’Erri de Luca n’était pas forcément requise dans cette petite librairie d’une ville un peu reculée. Mais il accepte volontiers de passer devant une caméra de télévision ou devant le microphone d’une radio nationale… N’est-ce pas une démarche de même nature après tout ? 

Je laisse la librairie, et Draguignan. Le livre en poche, que je lis un peu plus tard, et finalement dans le train qui me mène à Rome, je reste amusé par le malentendu que constitue un roman. En fait ce n’est pas tant l’auteur qui m’a convaincu d’acheter le livre, mais le sujet qui m’a interpellé. L’éditeur ne s’est pas trompé qui a mis en première de couverture la photographie du ventre d’un christ en ivoire dont le sexe est simplement caché par un linge, retenu par une corde. C’est ce sexe dissimulé qui m’a incité à ouvrir le livre.
(A suivre)

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