Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

dimanche 10 décembre 2017

Sauvages (2/2)

Jour après jour, Guillaume donne les moments de cette aventure impossible, de l’autorité imbécile qu’il faut exercer sur les hommes, dont ils sont en demande : injonction paradoxale de liberté, que l’on délègue en fin de compte à celui qui sait exercer cette autorité, car la punition est l’une des formes de l’acceptation de sa propre condition, l’acceptation de la règle ; on sait gré, finalement, à ce maître dont les décisions tendent vers la seule visée acceptable, celle de l’œuvre dont on sait qu’elle sera réalisée un jour, peut-être longtemps après que l’on ne sera plus là, ni dans le présent, ni même dans les mémoires des frères qui se seront succédé dans ce projet dont on ne voit l’horizon. Ne manque que la tendresse, que le contact de peau à peau, de chair à chair. Cette absence fait également partie de la privation, à rajouter à celle du sommeil, de la boisson, de la nourriture, de la parole rassurante. Il n’est, en fin de compte, que cette lumière qu’il ne faut percevoir vraiment que depuis le tréfonds de l’abbatiale, au moment où l’esprit paraissait sombrer ; alors, au point du jour, l’idée du Pantocrator s’impose seule, à recevoir les êtres abandonnés dans un monde sans réelle compassion.



À Thomas, un tas de fumier seul suffit à permettre l’expression de la joie en récitant le Credo, renvoyant Guillaume à sa propre incapacité de concevoir la simplicité d’un esprit pur, non encore pollué par les contingences du monde, ce monde qui tient les enfants en détestation au point qu’il n’a de cesse d’en faire des adultes désespérés. « Je contournai le bosquet pour admirer son visage, je le vis en plein soleil, levé cette fois,  les yeux immenses ! Le regard d’une beauté si surprenante que j’eus peur et me sentis de trop ; il n’y avait pas de place pour moi dans ce duo surnaturel. »
« Peut-on aimer l’eau de son propre puits ? », demande Guillaume, faisant référence à un texte de Bernard de Clairvaux, sur lequel apparaît une divergence. Là où Bernard ne laisse pas s’installer le doute, celui de Guillaume est justement la matière-même de sa conscience réflexive ; des bâtiments qu’il a construits depuis les trente ans où il a mis le pied à Clairvaux pour ne pas y rester, Guillaume ne s’est pas pétri de la foi claire et enfantine de Thomas, mais du questionnement qui sait qu’il n’y a pas de réponse, au moins immédiate.  Fort de cet axiome, il ne lui reste qu’à accomplir le travail de patience au service de l’œuvre jusqu’à son terme. Patience, persévérance, humilité : les fondements de la règle, qui font que toute velléité d’une volonté d’exister en dehors des cadres établis par la communauté entraîne désordre, chaos, ébranlement de l’ordre.
Ne pas aller trop vite. Et cependant, la Règle n’intègre-t-elle pas elle-même les injonctions qui sapent ses propres fondations ? En instituant ses exigences dont elle sait qu’elles ne sont applicables que par des hommes, ne sait-elle pas qu’elle induit les paradoxes qui conduisent au malheur, et à terme à sa disparition ? Benoît de Nurcie, Benoît d’Aniane, Bernard de Clairvaux peuvent réformer en s’attachant à ce qu’ils savent être les apparences des choses ; ils savent aussi que l’horizon sur lequel ils fixent désespérément les yeux n’est pas visible à ceux qui les écarquillent sans seulement distinguer les voiles des cordages qui les retiennent.
L’abbaye est un navire, non parce que sa voûte est construite sur une charpente de navire inversée : on voit sur la Chapelle de Ronchamp dont Le Corbusier a voulu rétablir, selon son propre sens de l’ordre, la forme de la toiture. Il n’a pas compris, là non plus, l’allégorie portée par la structure d’une charpente ; l’art roman la fait disparaître, en en conservant ce qu’elle a permis de poser, qui restera pour l’éternité de l’art roman. La charpente de marine est de même nature que ce qui entraîne les hommes vers l’horizon indépassable, dans l’univers clos où ils se retrouvent ensemble dans la hiérarchie des places, hiérarchie mouvante, mais indispensable sans laquelle la charpente s’effondre. Toute la charpente tient par les emboîtures des assemblages : queues d’arondes, mi-bois, épaulements, enfourchements, solidarisés par les chevilles, les tenons sur mortaises par lesquels l’assemblage ne fait plus qu’un corps, un corps de bois, sur lequel le corps de pierre peut se poser en hommage au corps sacré des hommes et de l’Homme. Le navire à charpente inversée peut alors aller à sens inverse du temps puisque le temps retrouve son orientalité : il n’est pas besoin de futur puisque le passé est dans le temps présent dont seule la lumière du matin détermine la logique. Le navire va dans cette mer du temps sans horloge, sans balancier autre que celui de la respiration du jour, de l’eau qui vient à point rafraîchir les esprits échauffés. Les miroirs ont disparu pour le regard simple vers le monde des choses dont l’orgueil n’a pas éclos, où il n’éclora jamais.


Le lavabo, accolé à la galerie occidentale du cloître

Dans le chantier, Guillaume affronte l’impatience, la sienne, celle des frères dont le savoir pratique est assujetti à la nécessité de résultat : le maître de l’ouvrage est exigeant à vouloir soumettre aux yeux de tous la gloire du dieu auquel il a accordé sa foi. Il faut des délais, il faut remettre à l’ordre du temps l’avancement du chantier que cependant le changement des saisons n’affecte qu’à peine.
Les frères sont de cette chair dont la propension à souffrir fait la fragilité de la communauté, mais sans laquelle la vie ne serait que fadeur, troupeau de brebis trop dociles. Ils sont hommes, aux prises avec la vie, jusqu’au moment fatidique. Thomas, Philippe, s’y confrontent, laissant Guillaume en désarroi, dans les affres du délire provoqué par un corps de chair affaibli, soumis à sa lente déréliction par la maladie qui ronge sa jambe. Thomas, Philippe ont succombé dans la chaleur des jours, dans l’affliction de devoir payer un aussi grand tribut à la négligence pour le bien de la Règle. Car il faut avancer le projet, faire en sorte que les élévations à peine esquissées, produites de manière intuitive par Guillaume, deviennent les murs solides sur lesquels pourra se lire quelle fut la nourriture de son esprit, devenu celui du lieu. Hommes, animaux en payent le prix.
Payer d’abord dans sa chair : c’est la manière d’être des hommes. Répandre le sang, les larmes. On ne dira rien du sperme, toujours euphémisé entre les deux. La chair retranchée pour que soit vivifié l’esprit. Il faut en effet que l’esprit des plus accomplis à affronter l’épreuve soit vivifié pour que ceux qui ne le peuvent pas puissent malgré tout en recevoir le bénéfice.
Octobre arrive. La pierre que rejetaient les bâtisseurs a été placée à la tête de l’angle. La première pierre est posée. Elle est peut-être la plus fragile en apparence, la moins apte à supporter le poids des autres strates qui viennent se superposer de manière régulière, simplement séparée par une mince couche de mortier de chaux. Sa surface d’attente reçoit la surface de pose, pour former cet ensemble solide dont il ne faut percevoir les ruptures de la taille. Le parement ne fait qu’une façade qui est ce chemin du sol à la voûte où est attiré le regard.
Guillaume doit passer la main. « Être chef t’a tourné la tête », fait-il remarquer à Benoît. « Sache qu’un chef ne l’est pas pour le titre qu’il porte, mais pour la fonction qu’il exerce : nul ne s’y trompe ».  Mais Bernard et Benoît savent à eux deux comment dépasser les interrogations et les difficultés que Guillaume n’a pu résoudre que dans la souffrance et dans l’amertume de la solitude. « Je ne m’inquiète pas : ces deux jeunes hommes ne sont heureux qu’ensemble. Je crois qu’ils ne pourront jamais se quitter. Ce soir je les ai entendus se coucher, ensuite parler et rire. Mais je n’ai pas frappé contre le mur comme d’habitude ».
La salle du chapitre

Deux piliers seuls ne peuvent suffire à soutenir l'élévation du transept où reposera la coupole. Pour stabiliser un ensemble, trois piliers peuvent faire illusion, mais cet artifice est sans satisfaction pour l'esprit, sans durée pour une éternité que le maître de l’œuvre met en place dans le souci de rendre justice à la gloire de celui qui fait la lumière de chaque matin. A la croisée du transept doivent se tenir ceux dont l'attitude aura été la plus ferme, la plus digne d'une parfaite foi, d'une confiance aveugle en l'accession à la seule vraie lumière.
Les pierres sont ainsi cette matière par laquelle parle l'esprit, celles qu'il faut incarner pour en devenir chaque élément, chaque parcelle de calcaire imparfait, les pierres sauvages qu'un volcan aurait pu vomir si la terre, ici, avait eu ce sentiment de la brièveté des choses, et la capacité de faire surgir de ses propres entrailles cette matière ; elle est ici trop chargée de la mémoire du temps ou de celle de l'éternité, et ce n'est pas une lave à peine refroidie, un basalte encore chargé des batailles sourdes d'abord, tressaillantes ensuite, rougie, blanchie de rage puis sombre de colère dont la noirceur finit par lui rester au fil du temps, usée, polie par les frottements des bêtes ou de la pluie, à peine marquée d'une épaufrure sur l'arête de ses prismes. Non, c'est une pierre à la froide patience, qui s'est chargée de la lumière des jours, du refroidissement des nuits, de la lente accumulation de la sagesse des atomes qui la composent, qui savent la durée que l'éternité va lui consacrer. Cette pierre est sauvage, née de la forêt et du désert où se sont rencontrés hommes et loups, qui s'est abreuvée de leur sang pour en acquérir les vertus de force, de courage, d'abnégation. Elle ne peut accepter alors que les mêmes vertus des compagnons qu'elle a agréés dans la splendeur du soleil, dans le repli de la nuit.
Elle a agréé Thomas, Philippe. Simon, en soutenant le mur qui retenait les aménagements du ruisseau pendant la tempête, est devenu le troisième pilier ; il vient ainsi se placer dans la croisée. Quatre est le chiffre de la tetraktys qui achève enfin la croisée. Il a fallu trente ans de construction, trente ans d'efforts à dessiner, rechercher la pierre, projeter en esprit ce que doit être l’œuvre afin qu'elle s'accorde à l'idée de ce que peut être l'accomplissement. Au Thoronet, il ne sera pas donné à Guillaume de voir l'abbaye déployer ses murs, son cloître, les extensions du dortoir et du réfectoire ; pas plus que les autres éléments qui vont, un à un, s'élever sur le site, rendant hommage à la pierre, en ce qu'elle reste de service à rendre à la seule vraie lumière.

Dans ce qui demeure des épreuves à accomplir, il faut passer la saint Nicolas ; Nicolaos est le patron des enfants sacrifiés. Son large manteau est de taille à accueillir le quatrième enfant dont les pleurs dans la nuit ont fait tressaillir l'ombre de la lune. Mais la lune est impuissante à contenir les vagues en herse de l’orgueil. À la pointe ultime de la nuit, la tempête triomphe, dans ses flots débordants, dans les buissons d’épines où s’emmêlent les brins de la coule. Enfin, la nudité est atteinte, celle où la chair à vif n’a plus rien à dissimuler, ni les yeux qui n’y voient plus, ni le sexe abandonné, ni les oreilles qui n’entendent plus rien que le déchirement des éclairs, jusqu’à l’expression finale de la campana. Elle reconnaît le service accompli, elle déclare la paix à l’enfant victorieux.



* Merci à Roger pour le plan de l'abbaye du Thoronet

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Oh! Céléos quand allez-vous écrire un roman?
Car si vous m'avez, avec émotion, donné envie de lire Les pierres sauvages, c'est plus votre singularité que j'y chercherais.

Marie

Anonyme a dit…

...ce matin, ce fut difficile de prouver que je n'étais pas un robot...
un jour, il ne me croira pas, ne captera pas que je suis de chair, de sang, de joie, de peur, de larmes, de rires...et sa froideur aura gagné le monde.

Celeos a dit…

Merci Marie. Un roman ? Je ne sais pas, même s'il me semble abriter quelques enfants parfois bien bruyants...

joseph a dit…

j'y peux rien mais ce texte me fait irrémédiablement penser à une bande dessinée de Servais, dans la saga Violette où celle ci rencontre un tailleur de pierres dans son parcours initiatique d'apprenti! et un livre que je dévorai lors de mes études "les bâtisseurs de cathédrales" vous avez un véritable talent, Céléos et marie en a bien cerné toute la profondeur et son désir ou rêve que vous le fassiez un jour partager via un autre canal ! ah cette odeur de papier et ces pages qu'il fallait ouvrir à l'aide d'un coupe papier!

Celeos a dit…

Merci Joseph, c'est très gentil à vous. Un texte plus long sur du papier et des pages à couper, ce serait effectivement nous ramener loin en arrière, sans doute. En attendant j'ai prévu de continuer quelques petits textes qui me poursuivent encore, mais les journées me sont très courtes. Je rêve de chaleur, d'un bord de rivière etc. Le texte plus long attendra alors encore un peu !

joseph a dit…

Je sais la gourmandise est un vilain défaut, mais être gourmand de beaux textes est- il de cette eau ?