Voici un an, déjà, que Leonard Cohen s'en est allé vers le néant. Son album You want it darker venait juste de paraître, qu'il avait terminé péniblement tant la maladie avait progressé. Dans une dernière interview publique, il laisse entendre qu'il est prêt à mourir, quelques mois après Marianne qui fut l'un de ses grandes amours. Peut-être la seule véritable, alors qu'ils étaient tous deux en quête d'une quiétude trouvée un temps à Hydra.
Hydra, île curieuse, où l'on s'imagine facilement que l'on se trouve dans une autre dimension du monde et du temps, où l'on peut également perdre le sens commun. Ce n'est peut-être pas plus mal. Un monastère s'y trouvait à quelques kilomètres du port, accessible par un chemin de mulets.
Hydra restera ce chemin où l'on sait que l'on n'a pas besoin de ciel.
Si Janis Joplin dont le nom était déjà une légende avant qu'elle-même ne disparût, eut une place curieuse dans la vie et l'oeuvre de Leonard Cohen, exerçant à la fois une fascination et suscitant une distance que la vie marginale du New-York de cette période imposait pour ne pas être happé par cette tourmente, une autre femme tient, professionnellement, une place majeure dans son travail musical : Sharon Robinson, dont la voix est exceptionnelle. Elle coécrit avec Leonard toutes les chansons de Ten new songs, paru en 2001, dont elle assure elle-même la production.
L'une des chansons est Alexandra leaving, «Le départ d'Alexandrie». Il s'agit de l'adaptation d'un poème de Constantin Cavafis que j'ai souvent évoqué ici dans Véhèmes. Voici le poème de Cavafis, intitulé Antoine abandonné de Dieu :
« Quand soudain, aux environs de minuit,
tu entendras passer un cortège invisible,
avec des mélodies sublimes, ponctuées de clameurs -
alors sur ta fortune qui chancelle, sur tes oeuvres
qui ont échoué, les projets de ta vie qui tous
se sont révélés n'être que chimères, ne te lamente pas en vain.
En homme prêt depuis longtemps, en homme courageux,
une dernière fois salue Alexandrie qui s'éloigne.
Surtout n'abuse pas, ne t'en va point dire
que ce n'était qu'un rêve, que ton oreille s'est méprise ;
à d'autres d'aussi sottes espérances.
En homme prêt depuis longtemps, en homme courageux,
comme il convient à qui pareille cité s'est livrée,
approche-toi résolument de la fenêtre,
et avec émotion, certes, mais sans
les plaintes et supplications des lâches, écoute,
dans une ultime jouissance, les sons inouïs,
les si doux instruments du mystérieux cortège,
et salue-la, cette Alexandrie que tu perds.»
-1911-
traduction de Dominique Grandmont
L'adaptation de Leonard Cohen et de Sharon Robinson est la suivante :
Alexandra leaving
Suddenly the night has grown colder.
The god of love preparing to depart.
Alexandra hoisted on his shoulder,
They slip between the sentries of the heart.
Unhelp by the simplicities of pleasure,
They gain the light, they formlessly entwine;
And radiant beyond your widest measure
They fall among the voices and the wine.
It's not a trick, your senses all deceiving,
A fitful dream, the morning will exhaust -
Say goodbye to Alexandra leaving.
Then say goodbye to Alexandra lost.
Even though she sleeps upon your satin;
Even though she wakes you with a kiss.
Do not say the moment was imagined;
Do not stoop to strategies like this.
As someone long prepared for this to happen,
Go firmly to the window. Drink it in.
Exquisite music. Alexandra laughing.
Your firm commitments tangible again.
And you who had the honor of her evening,
And by the honor had your own restored -
Say goodbye to Alexandra leaving;
Alexandra leaving with her lord.
Even though she sleeps upon your satin;
Even though she wakes you with a kiss.
Do not say the moment was imagined;
Do not stoop to strategies like this.
As someone long prepared for the occasion;
In full command of every plan you wrecked -
Do not choose a coward's explanation
That hides behind the cause and the effect.
And you who were bewildered by a meaning;
Whose code was broken, crucifix uncrossed -
Say goodbye to Alexandra leaving.
Then say goodbye to Alexandra lost.
Say goodbye to Alexandra leaving.
Then say goodbye to Alexandra lost.
Le paradoxe est à noter : dans la première version de Chelsea hotel, Leonard Cohen raconte «Cet hiver de 1967, mes amis d'alors devenaient tous pédés; et moi j'essayais seulement de d'exister...» Homophobie ? Non sans doute, d'autant que l'entourage de Leonard Cohen fut souvent de cette marginalité où la sexualité n'était pas figée. Est-ce l'influence d'Irving Layton, dont les prises de positions étaient souvent rétrogrades derrière un humour affiché, qui plaça Cohen dans ce type de contradictions ? La détestation d'Allen Ginsberg en ce qu'il représentait une démolition totale de l'ordre bourgeois quand Cohen et Layton préféraient s'attacher à une tradition juive qui semblait relever de l'orthodoxie pouvait laisser penser que la revendication homosexuelle d'Allen Ginsberg était de nature à susciter un rejet de la chose.
Passons, d'autant que la poésie de Cohen a à de nombreuses reprises posé la question de la nature de la sexualité masculine, toujours trouble. Il a lui-même revendiqué son admiration pour la poésie de Federico García Lorca dont l'homosexualité n'a jamais été un mystère et qui fut même sans doute à l'origine de son assassinat. Il n'ignorait pas non plus celle de Cavafis à qui il rend hommage par cette chanson. La poésie sublime largement l'appartenance à quelque genre que ce soit ; le Moyen-âge occitan voyait l'amour quand on n'avait cure de savoir à quel sexe il appartenait...
Hydra, île curieuse, où l'on s'imagine facilement que l'on se trouve dans une autre dimension du monde et du temps, où l'on peut également perdre le sens commun. Ce n'est peut-être pas plus mal. Un monastère s'y trouvait à quelques kilomètres du port, accessible par un chemin de mulets.
Hydra restera ce chemin où l'on sait que l'on n'a pas besoin de ciel.
Si Janis Joplin dont le nom était déjà une légende avant qu'elle-même ne disparût, eut une place curieuse dans la vie et l'oeuvre de Leonard Cohen, exerçant à la fois une fascination et suscitant une distance que la vie marginale du New-York de cette période imposait pour ne pas être happé par cette tourmente, une autre femme tient, professionnellement, une place majeure dans son travail musical : Sharon Robinson, dont la voix est exceptionnelle. Elle coécrit avec Leonard toutes les chansons de Ten new songs, paru en 2001, dont elle assure elle-même la production.
L'une des chansons est Alexandra leaving, «Le départ d'Alexandrie». Il s'agit de l'adaptation d'un poème de Constantin Cavafis que j'ai souvent évoqué ici dans Véhèmes. Voici le poème de Cavafis, intitulé Antoine abandonné de Dieu :
« Quand soudain, aux environs de minuit,
tu entendras passer un cortège invisible,
avec des mélodies sublimes, ponctuées de clameurs -
alors sur ta fortune qui chancelle, sur tes oeuvres
qui ont échoué, les projets de ta vie qui tous
se sont révélés n'être que chimères, ne te lamente pas en vain.
En homme prêt depuis longtemps, en homme courageux,
une dernière fois salue Alexandrie qui s'éloigne.
Surtout n'abuse pas, ne t'en va point dire
que ce n'était qu'un rêve, que ton oreille s'est méprise ;
à d'autres d'aussi sottes espérances.
En homme prêt depuis longtemps, en homme courageux,
comme il convient à qui pareille cité s'est livrée,
approche-toi résolument de la fenêtre,
et avec émotion, certes, mais sans
les plaintes et supplications des lâches, écoute,
dans une ultime jouissance, les sons inouïs,
les si doux instruments du mystérieux cortège,
et salue-la, cette Alexandrie que tu perds.»
-1911-
traduction de Dominique Grandmont
L'adaptation de Leonard Cohen et de Sharon Robinson est la suivante :
Alexandra leaving
Suddenly the night has grown colder.
The god of love preparing to depart.
Alexandra hoisted on his shoulder,
They slip between the sentries of the heart.
Unhelp by the simplicities of pleasure,
They gain the light, they formlessly entwine;
And radiant beyond your widest measure
They fall among the voices and the wine.
It's not a trick, your senses all deceiving,
A fitful dream, the morning will exhaust -
Say goodbye to Alexandra leaving.
Then say goodbye to Alexandra lost.
Even though she sleeps upon your satin;
Even though she wakes you with a kiss.
Do not say the moment was imagined;
Do not stoop to strategies like this.
As someone long prepared for this to happen,
Go firmly to the window. Drink it in.
Exquisite music. Alexandra laughing.
Your firm commitments tangible again.
And you who had the honor of her evening,
And by the honor had your own restored -
Say goodbye to Alexandra leaving;
Alexandra leaving with her lord.
Even though she sleeps upon your satin;
Even though she wakes you with a kiss.
Do not say the moment was imagined;
Do not stoop to strategies like this.
As someone long prepared for the occasion;
In full command of every plan you wrecked -
Do not choose a coward's explanation
That hides behind the cause and the effect.
And you who were bewildered by a meaning;
Whose code was broken, crucifix uncrossed -
Say goodbye to Alexandra leaving.
Then say goodbye to Alexandra lost.
Say goodbye to Alexandra leaving.
Then say goodbye to Alexandra lost.
Le paradoxe est à noter : dans la première version de Chelsea hotel, Leonard Cohen raconte «Cet hiver de 1967, mes amis d'alors devenaient tous pédés; et moi j'essayais seulement de d'exister...» Homophobie ? Non sans doute, d'autant que l'entourage de Leonard Cohen fut souvent de cette marginalité où la sexualité n'était pas figée. Est-ce l'influence d'Irving Layton, dont les prises de positions étaient souvent rétrogrades derrière un humour affiché, qui plaça Cohen dans ce type de contradictions ? La détestation d'Allen Ginsberg en ce qu'il représentait une démolition totale de l'ordre bourgeois quand Cohen et Layton préféraient s'attacher à une tradition juive qui semblait relever de l'orthodoxie pouvait laisser penser que la revendication homosexuelle d'Allen Ginsberg était de nature à susciter un rejet de la chose.
Passons, d'autant que la poésie de Cohen a à de nombreuses reprises posé la question de la nature de la sexualité masculine, toujours trouble. Il a lui-même revendiqué son admiration pour la poésie de Federico García Lorca dont l'homosexualité n'a jamais été un mystère et qui fut même sans doute à l'origine de son assassinat. Il n'ignorait pas non plus celle de Cavafis à qui il rend hommage par cette chanson. La poésie sublime largement l'appartenance à quelque genre que ce soit ; le Moyen-âge occitan voyait l'amour quand on n'avait cure de savoir à quel sexe il appartenait...
6 commentaires:
Je ne sais pas si les morts se remettent de leur mort mais je sais que les vivants, non.
Marie
Vous savez juste, Marie.
Magnifique. Je ne connaissais pas ce parallèle entre l'ami Leonard et le poète d'Alexandrie! ni le positionnement de Leonard Cohen sur le thème de l'homosexualité.
Comme toujours, billet bien informé et réfléchi, merci à toi!
Mais, ici Leonard semble bien parler d'Alexandra, d'une femme, "she", et non d'Alexandrie (ou Alexandria), la ville d'Alexandre à laquelle Cavafis fait référence. Le sens n'en est plus le même, entre le départ d'une femme aimée, chez Leonard, et le regard tourné vers une vie qui est passée, à Alexandrie, que le poète (et je crois l'empereur romain, car le poeme fait référence à un épisode de l'histoire antique)doit laisser derrière lui, mais sans tristesse, plutot avec jouissance, et en goutant, apprécient les sons de sa musique. MAgique Cavafis.
Oui, Arthur, tu as bien vu : c'est chez Leonard d'une femme qu'il s'agit, mais sublimée, magnifique licence poétique. La ville devient une femme, comme parfois dans la poésie de Leonard, imaginant les cités méditerranéennes comme des formes de féminité. Effectivement, la référence est bien celle d'Antoine qui a tout perdu, et qui croit que Cléopâtre est déjà morte. Il se suicide, perdant avec Alexandrie l'ensemble de ses honneurs, sa gloire, et tout ce qu'il avait conquis, y compris l'amour de la reine d'Egypte. Le poème de Cavafis, tiré de En attendant les barbares, évoque l'attitude éthique devant l'effondrement de tout ce que l'on possède de prix autour de soi. Le terme de suicide n'est pas évoqué chez Cavafis, mais il euphémise la mort avec le sens de l'«éloignement» qui apparaît définitif.
La chanson de Leonard transpose la ville à l'amour d'une femme, mais de manière identique au poème de Cavafis, l'attitude requise est celle d'une dignité totale devant la perte de l'amour d'une femme/cité témoin de l'anéantissement définitif.
Ne dit on pas de New York qu'elle est une grosse pomme et la pomme était aussi symbolique en Hollande, dans les années 66-67; on peut donc facilement trouver des parallèles entre des personnes aux pommes très attirantes et des grandes cités; mais 1967 d'après le lieu où on se situait ou l'instant que l'on vivait résonne de manière très différente: je l'ai vécu comme prélude à l'entrée dans la grande école universitaire , mais aussi une guerre éclaire au moyen Orient, et un prélude à mai 1968 dont les germes avaient poussé dans nos institutions scolaires très hiérarchisées du genre , Moi (le prof) je parle , toi (l'élève) tu te tais! quoique je me souviens avec délectation d'un complément au James Bond "On ne vit que deux fois " avec de jeunes et beaux Sanfranciscains amis comme cul et chemise, dévalant sur des planches à roulettes les rues à pic! Et celui qui chutait se consolait avec une jolie conquète! du symbolisme caché ?
Merci de ce témoignage, Joseph !
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