On n’est pas pédé sans qu’à un moment donné de
l’histoire de son enfance ne soit apparue une défaillance de l’image du père.
Les formes en sont multiples : père à la figure de Chronos, terrible et
jaloux de la moindre prérogative qu’il dispute à un autre être de sexe mâle de
l’île carcérale qu’est la famille ; père qui n’ose pas s’affirmer face à
une mère dévorante, une Médée qui ne le cèdera en rien de ses capacités à
ordonner l’île carcérale, à en gérer les relations avec toute tentative extérieure
d’inciter à fuir l’île, à donner à téter son esprit à ceux qu’elle a engendrés
après les avoir nourri de son lait réel ; père absent retrouvant sa propre
liberté en dehors de l’île, père militaire pour qui la situation de petit chef
vivant de l’admiration des grands chefs se suffit à elle-même ; père à l’image si diaphane
qu’elle ne peut servir de rien, ni dans la peinture d’un héros improbable
affrontant les dragons et les méduses, ni dans celle d’un saint Christophe
portant dans ses bras et sur ses épaules un Jésus enfin rassuré, consolé des
nuits solitaires passées à essuyer en vain les larmes de l’abandon.
Oui, sans doute, une société sans père est de loin
préférable dans la cruauté du réel où l’on doit constater qu’on est seul à
affronter le monde, et qu’en fin de compte, tout cela vaut mieux ainsi.
Il y a parfois d’éclatants revirements :
lorsque le fils, vainqueur de son malheur, armé de ses seuls mots, de sa seule
pensée est en mesure de dire les choses, de les nommer, percer à jour leur
nature, rétablir une égalité des esprits et ne conserver de l’île carcérale que
la seule chose qui vaille : sa capacité à percevoir la fraternité des
êtres, quels que soient les êtres, purs objets inanimés de la nature, arbres
majestueux ou plus graciles dont les racines profondes savent chercher l’eau
des cascades, oiseaux voyageurs sans lesquels le langage n’aurait peut-être
jamais échu aux hommes, poissons aux reflets de lumière, aux stances
fulgurantes, pose hiératique d’un animal dans le creux d’un rocher. Il n’y a
pas qu’à Gubbio que l’on peut établir le principe d’une fraternité absolue dans
un monde qui n’a pas épousé le modèle de l’île carcérale.
Je n’ai pas encore lu le nouvel opus d’Édouard
Louis Qui a tué mon père dont le
titre n’est pas une question, mais le résultat des constats de ce que ce monde
est devenu. Monde qui brise les êtres parce qu’ils ne sont pas sortis de l’île
carcérale. Les prisons apportent parfois des conforts de l’esprit au point
qu’on est prêt à en sacrifier son propre corps. Il en restera au moins tatoué,
mutilé, porteur des multiples cicatrices dont on arrive à réchapper. Parfois le
corps en reste brisé, anéanti d’une guerre sans gloire ni honneur.
Il y a l’accident dans l’usine : le poids qui
chute sur l’échine, les années passées à l’hôpital. Le corps restera en
souffrance dont il doit oublier les assauts : l’alcool est un ami
redoutable. Il y a ce renoncement à tout ce qui, un jour, à pu ressembler à un
moment esthétique qui ne participe pas des valeurs viriles. Lorsque l’image du
père, absente même dans sa propre volonté de virilité, a perdu à jamais la
force de ses symboles, il reste le goût pour une esthétique des formes qui
passe d’abord par le corps des garçons puis par tout objet dont il sera
l’expression d’une absolue altérité qui ne soit pas la trivialité du monde.
C’est une lutte incessante pour que le monde ne soit pas dans ce rattrapage,
cette banalisation des formes les plus sensibles. Il y parvient cependant, ce
en quoi il faut mettre des bâtons dans les roues de cette normalisation.
Le fils prend le père comme objet, le réintègre
dans le monde sensible dont il s’est préalablement amputé. La castration de ses
sentiments participe des valeurs viriles, sans nul doute. Et la capacité à
verser les larmes de ses émotions qui montent en flot lorsque le monde sensible
rencontre, en miroir, ce qu’il est resté du souvenir de son propre abandon.
Edouard raconte cet instant où son père est surpris, les yeux brillants au
moment où la cantatrice lance sa partie. Il fut un temps où l’opéra était
populaire, ce que les Italiens ont su conserver quand la bourgeoisie française
a passé au broyeur du Père Ubu ce qui pouvait demeurer de ferveur esthétique
dans les manifestations populaires.
Il faut féliciter Les Inrockuptibles d’avoir confié leur numéro de cette semaine à
Édouard Louis pour un regard de combat sur la culture, et sur le rôle de la
culture dans son engagement social. Il pouvait délaisser son milieu — et on lui
a assez reproché de l’avoir caricaturé — pour endosser une posture de classe
que sa résilience lui permettait. En affirmant sa solidarité avec ceux dont
fait partie son père, brisé physiquement par une vie aux contours tracés par un
déterminisme implacable, il restitue la place de ceux qui ont subi les
violences du monde : le racisme, l’homophobie, le sexisme, la détestation
des classes défavorisées — « les ouvrières illettrées », « ceux
qui sont ne sont rien » — sont réunis dans la même démarche contre la
volonté de domination par l’application des normes exclusives. Le bel éditorial
d’Édouard Louis s’intitule « Allumez le feu ». Il rappelle les
raisons de se révolter, et les derniers événements portés par les
« Black-blocs » lors du premier mai font que l’on s’interroge sur le
mot d’ordre : n’est-ce pas l’hyper autorité du pouvoir qui allume elle-même
le feu ?
Le texte d’Édouard Louis Qui a tué mon père lui a été commandé par Stanislas Nordey pour
être lu au Théâtre de la Colline, à Paris. J’évoquais tout à l’heure l’image du
père. Peut-être un jour Stanislas parlera-t-il de son propre père, aussi
talentueux que foutraque, le cinéaste Jean-Pierre Mocky. Il y a là une histoire
qui leur appartient mais sans doute édifiante.
On trouvait Stanislas Nordey hier soir dans la
série courte Fiertés, présentée sur
la chaîne Arte. Les Inrocks accordent une place à ces auteurs qui honorent
le cinéma ou la télévision. Les trois épisodes de Philippe Faucon, Fiertés, sont une petite merveille de
nuances du moment où chacun évolue dans ses contradictions. Trois périodes de
la vie de Victor, qui découvre son homosexualité, affronte avec son compagnon
Serge le moment du Pacs ; Serge évoque les difficultés de vivre avec la trithérapie et
les gages que représente le sida sur les projets de vie. Philippe Faucon a
réussi là un grand moment d’émotions, d’une grande force et d’une très belle
humanité.
On peut le revoir en cliquant ici.
14 commentaires:
J'abonde dans votre sens sur tous les plans.Sur la "mini-série" Fiertés, vous m'ôtez le billet de la plume : le sujet est traité excellemment. Il a réussi à me captiver tout au long de la soirée.
Quant au nouvel ouvrage d’Édouard Louis, je vais bien sûr me le procurer (mais pas à La Procure). Ici, sans l'avoir lu encore, c'est lui qui m'ôte le récit de la plume. Son talent est tel que - j'anticipe - j'aurai moult scrupules à développer ce "pater familias" que j'avais dans mes (multiples) cartons.
N'hésitez pas à y aller également de votre plume dans Gay Cultes: ça ne nuira ni à Philippe Faucon, ni à Edouard Louis !
Bien sûr, la belle pseudo mini série « Fiertés » est un magnifique travail d’intelligence et de sensibilité et loin de moi l’idée de cracher dans la soupe quand elle est aussi bien cuisinée. Tout ce qui est dit est parfait mais tout ce qui méritait d’être dit n’y est pas forcément dit. Il parait que c’était déjà l’inconvénient (disons la limite) de « 120 battements par minute » (je n’ai pas voulu le voir à cause de ça).
Victor a 18 ans en 1981. Tout est encore possible et quand en 2013 il est toujours un séduisant quadragénaire on peut se satisfaire sur la foi de cette fiction historique et militante du prodigieux chemin parcouru depuis la dépénalisation de l’homosexualité jusqu’au mariage pour tous. Ne nous y trompons pas ou plutôt, ne crions pas victoire trop tôt. Ce n’est d’ailleurs visiblement pas le propos du réalisateur et c’est ce qui fait dire à Télérama (toujours habile à manier l’ambigüité consensuelle) que l’homosexualité est un peu trop vécue dans ce film comme une malédiction. Serge, le personnage joué par Stanislas Nordey est censé avoir au moins une quinzaine d’années de plus que Victor. Il serait donc né en 1947/48 (c’est mon cas, alors que Nordey est né en réalité en 66 et est aujourd’hui quinquagénaire et heureusement bien vivant, moi aussi, merci). Avoir plus de cinquante ans en 81 n’est pas du tout la même chose qu’avoir 35 ans. Pour Serge c’est déjà trop tard (encore qu’il ait réussi à garder le même délicieux jeune amant depuis 18 ans ce qui relève plutôt de la licence poétique que de la réalité vécue par les homos de son âge). Or, comme beaucoup de fictions historiques, celle-ci est obligée de resserrer le temps dans les dimensions d’un format qui méritait largement deux épisodes de plus. Comment Victor est passé de son cynisme (peu crédible ?) d’ado qui se fait baiser par un vieux à cette belle conjugalité ouverte : ça méritait quelques développements. Comment la mère laisse faire son brave con de mari… Admettons que la question du Sida a été traitée ailleurs. Celle de l’adoption est, en fin de compte, habilement escamotée : un homme célibataire qui adopte un petit métis (rarissime à l’adoption internationale et quasi impossible en France)… autant d’épisodes qu’il n’est pas question de reprocher au réalisateur d’avoir sautés mais aux producteurs de ne pas lui avoir permis de développer. Le problème que pose cette compression historique imposée par le format est qu’elle permet de croire au brave bobo d’Arte que tout finit par s’arranger et, somme toute, que les pédés n’auront bientôt plus aucune raison de nous casser les c..(pieds) puisqu’ils ont tout obtenu sur une génération. L’habileté de Philippe Faucon est de bousculer cette chronologie triomphante et volontairement soulignée comme telle en faisant circuler l’intelligence et la connerie de génération en génération. Quand le père est con, le fils est génial (trop) de détermination et de lucidité mais quand il devient un peu con à son tour c’est le gamin adopté qui a les idées claires et qui trouve appui chez le grand-père devenu cool et lucide avec l’âge. Quand à Serge, c’est le seul qui n’évolue pas parce qu’il a compris que de toute façon les dés son politiquement pipés et que le vrai combat ne se joue pas là mais dans cette étrange question de l’amour : l’amour de l’être que l’on désire, l’amour de celui qui souffre trop pour nous entendre, et même l’amour de celui qui nous hait. L’amour de ce monde que l’on doit quitter sans l’avoir vraiment compris.
Rien à redire évidemment sur le jeu des acteurs, la justesse des dialogues… ça, c’est le bon côté de ces films intelligents et sincères comme nous en avons vus plusieurs cette année, venus du nord ou du sud ou d’ici. On peut toujours se dire que l’intelligence ménage au moins une chance à l’optimisme.
Je vous rejoins entièrement Ludovic dans votre analyse de Fiertés. Il est en effet clair que le format trop court n'a pas permis les développements qui étaient nécessaires. L'habileté de Philippe Faucon a été de jouer sur la psychologie des attitudes contradictoires des personnages en fonction de leur évolution dans l'âge. Mais bien évidemment, il reste des situations ambiguës. Souhaitons que le succès de la série incite les producteurs à continuer dans le sujets. Mais vous avez raison, rien n'est vraiment gagné dans un monde qui connaît tant de retour en arrière.
Celeos, j'y vais de ma plume dès dimanche : il n'est pas aisé d'en dire mieux que vous et l'estimé Ludovic qui a tout de même tendance à divulgâcher en narrant toute l'histoire. Dans quel camp nous placerons-nous : bobo arte ou beauf Tf1 ?
Mais, Celeos, en associant Edouard Louis à Fierté, vous m'avez drôlement bien mis en selle pour mon billet !
On vous attend dimanche Silvano. Ludovic en a dit de manière à donner envie de revoir la série, ne serait-ce que pour le jeu des acteurs et les émotions apportées!
merci de l'info. Je me suis jeté sur les Inrocks. Très interessant. Cet Edouard est décidement puissant. Tout comme son bel edito. A suivre.
Bonne lecture Arthur !
disons pour être court comme le format ,que j'ai été déçu un peu parce que j'attendais plus mais est ce de la chaîne qui le diffusait en fait ! j'ai vu plus sur France 2 avec un Patrick Timsit , il me semble! sinon il reste que c'est une belle évocation historique d'un Mitterrand enfin vainqueur dans sa lutte pour la présidence puis les espoirs économiques déçus inversement proportionnels aux 'victoires' des L G , les B T étant peu présents il me semble! (ARTE avait naguère en fin de soirée présenté "L'inconnu du lac " un film policier au sujet des rdv gays sur les bords d'un lac agrémenté de quelques scènes osées pour ne pas dire plus, mais courageuses car des scènes hétéros sont assez nombreuses elles)
Chaque oeuvre apporte sa pierre à l'édifice, Joseph. Je suis frappé par la visibilité de plus en plus grande des fictions à personnages gays ! Jusque dans le Capitaine Marleau dont l'assassin se vengeait de la mort de son amant... Toutes les fictions, ne se valent pas bien entendu. La presse fait grand cas du film de Christophe Honoré présenté ces jours-ci au Festival de Cannes. Là encore, cette visibilité me semble du meilleur augure.
Mon père de répondant à aucun des critères de Celeos il faut donc en déduire que je ne suis pas pédé.
Les séries militantes (sans jeux de mots) genre "Fiertés" c'est de la grosse ficelle. Non décidément on a le droit de préférer la pêche en Toscane.
JPB
Mais vous avez le droit, cher JPB, de ne pas être pédé, de ne pas savoir que votre papa était -ou est - crypto militaire ou terre-neuva (je n'ai pas dressé une liste exhaustive), de ne pas aimer la série Fiertés. Et vous avez également le droit, bien évidemment, de préférer la pêche en Toscane. Vous voulez en parler ?
J'ai du mal à ne pas lire ses romans avec en prisme toutes les polémiques (ou belles bitcheries) qui émaillent les internets à son sujet. Et du coup je doute de tout, de sa sincérité, de son talent... J'avais tellement aimé le premier, et tellement pas aimé le second, je tremble pour celui-ci !!! ^^
Bienvenue dans ces pages, Matoo ! Eh oui, on ne peut pas rester indifférent à Edouard Louis. Le débat du Masque et la plume de France Inter était vif dimanche dernier. J'étais resté un peu froid sur le premier qui me semblait très surjoué. C'est bien la sincérité, en effet, qui interroge, davantage sur la forme que sur le fond. Son parti pris est de faire de sa subjectivité une matière pour relier des thèmes particulièrement délicats. Je n'ai pas encore trouvé le livre, mais comme toi je suis très impatient ! De toute façon, sa parole reste importante, quels que soient les défauts qu'il peut encore présenter.
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