Sur les
photographies qu’il m’a confiées, son regard est comme réservé, sans trop oser
s’adresser à la photographe qui a dû être, comme je le suis aujourd’hui,
interpellée par sa beauté. Les photographies ont été réalisées en 1965. Il a
alors vingt-deux ans. Ses cheveux sont courts, comme il se doit alors ; il
a le menton un peu rond, des sourcils bruns qui surplombent ses yeux en donnant
ce contraste qui lui fait de magnifiques pupilles bleues. Mais son regard reste
timide, celui d’une jeune fille dans les portraits du XIXe siècle. Son nez, très droit, reste peu
marqué, comme s’il n’avait jamais reçu de coup de poing, et comme si chaque
mâle un peu rude savait qu’il ne devait à aucun prix toucher à ce visage
destiné à faire savoir la douceur possible d’un jeune homme, simplement attaché
à la lecture d’un livre, pensif, et ne connaissant pas encore les plaisirs
érotiques que les mots consignés sont capables de déclencher. Les lèvres sont
pulpeuses, et presque trop, appelant le baiser qu’on y a envie de déposer. La
rondeur du menton n’a pas permis que s’y incruste une fossette, à peine
esquissée. Les détails montrent le menton rasé de très près ; la lèvre
supérieure est restée enfantine, alors que le menton traduit déjà son
expression de jeune mâle.
Je reviens
aux yeux sur lesquels insiste le très gros plan choisi par la photographe. Ils
sont également restés ceux de l’enfance, ou encore féminins, cherchant ailleurs
que dans la réalité de la pose pour l’objectif de l’appareil une échappatoire.
Les yeux entraînent toute la tête vers une autre attitude, et la pose aurait pu
être empruntée à Modigliani. De mâle, il a encore le léger bourrelet à la
commissure des lèvres, dû à l’épaississement des poils de la barbe qui donne
alors à la peau une ombre dans laquelle se lit le passage à l’âge adulte. Le
clair bleu de ses yeux est celui d’un garçon du Nord, quand se sont mêlées au
sang de ses ancêtres les traces d’hommes du Sud venus y exercer leur domination
d’alors. Si le poil reste sombre, les yeux ont conservé la profondeur du regard
seulement nécessaire pour contempler le ciel et indiquer vers quelles rêveries
un garçon de vingt-deux ans est encore capable de se perdre. Quelle nuit de
Shéhérazade les dernières lignes du livre racontaient-elles ? L’Orient
décrit devenait-il alors le contre-pied des campagnes maussades de Charleville
ou de Troyes ? Je crois que c’est Agnolo Cósimo, il Bronzino, qui, un des premiers, a utilisé la pose
conventionnelle qui établit aujourd’hui la relation entre ce garçon et la
photographe, un peu plus tard avec le peintre.
Sandro Boticelli - Portrait d'un jeune homme au chapeau rouge - 1477 |
Les
dernières photographies de la série prennent davantage de recul, et le garçon,
tête relevée, aurait pu déjà se retrouver dans un film de la Nouvelle vague.
Il aurait raconté cette situation insolite qui le rendait objet du regard d’un
peintre et de son épouse photographe. Dans l’atelier du peintre il devient
alors le garçon assis, avec un livre sur les genoux, le bras droit posé sur
l’accoudoir du fauteuil. Il est vêtu d’une chemise blanche dont les manches aux
boutons fermés débordent légèrement sur les poignets. Le col de chemise paraît
presque empesé, et laisse voir le nœud d’une cravate qui est restée celle des
cérémonies adolescentes. Sur la chemise, un chandail sombre accentue les
contrastes que l’appareil photographique a consacrés. Enfin ses mains ont saisi
presque négligemment le livre, et les doigts fins maintiennent ouvertes les
premières pages, serrées entre le pouce et l’index de la main droite tandis que
la main gauche soutient la couverture ouverte.
Je ne vois
pas le reste du corps sur la photographie. Il n’y a que ce visage qui se veut
mystérieux, romanesque. Lui me parle d’une attitude qu’il voit romantique dans
ces photographies prises il y a cinquante-deux ans. Demeure cette beauté, et
j’aimerais qu’il me dise l’émotion qu’il ressent envers ce jeune homme qu’il
était alors. La pudeur ou la réserve l’en empêchent. Il est aujourd’hui cet
homme âgé, dont les yeux bleus paraissent légèrement délavés ; les cheveux
sont blancs et les sourcils, parfaitement dessinés, sont devenus ces poils
blancs, un peu hirsutes. Je n’ose imaginer ce que fut son corps qu’il a
abandonné aujourd’hui. Je veux croire qu’il a connu les caresses de très beaux
autres garçons, et que dans leur goût commun pour la beauté des corps et des belles
choses, il a pu réunir dans le même temps les moments de partage que
l’exultation des esprits et celle de sa jeune virilité ont pu faire se
rencontrer.
Mais il ne
m’en dit rien, ne m’en dira rien. Il reste ces photographies, seule complicité
qu’il me concède, avec le portrait, que dans une improbable histoire de l’image
des garçons, un visiteur pourra un jour rattacher à la peinture du Bronzino, de Sandro Botticelli ou de
Raffaello Sanzio.
3 commentaires:
C'est un très beau billet, Celeos, remarquablement écrit. Concernant le Bronzino, je suis en train de lire le roman de Fernandez dont il est le narrateur virtuel.
Je l'ai laissé à Paris, car trop volumineux, mais j'ai hâte d'en reprendre la lecture.
Le titre en est "La société du mystère".
Merci Silvano ! Je ne raterai pas ce livre de Dominique Fernandez dont la lecture des pages est une manière de prolonger le voyage en Italie. C'est un autre de nos points communs...
@Silvano: Merci de l'indication. J'avais laissé passer ce livre sans le voir.
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