Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

mercredi 30 août 2017

Fou de Vincent


Combien d’années, Hervé ? Vingt-six ans que tu es parti choisissant de ne pas supporter davantage la maladie. Le film de Robin Campillo nous rappelle à ces années terribles où les gens disparaissaient, comme  marqués par ce sceau infamant ; il ne restait que la compassion, qui n’était pas pour autant un protocole. Je ne posais pas de questions. Il me semble même me rappeler que je ne me posais aucune question tant cet accablement paraissait hors de toute possibilité de poser individuellement quelque acte que ce soit, tant la maladie n’était pas seulement celle d’une pratique sexuelle limitée à un seul sexe. La maladie soudain rendait apparente l’homosexualité, tangible, la sortait de cercles tacites. Tu rendis plus inacceptable encore la chose. Je me rappelle quelques uns, quelques unes disparues modestement, sans dire quoi que ce soit de ce qui les frappait comme une sorte de fatalité, comme autrefois le choléra, la peste. Il fallait que le corps porte les stigmates de la maladie, l’évanescence des silhouettes, la pâleur des visages émaciés. Puis les corps disparaissaient. Il ne fallait rien en dire. Rien était mieux que le risque qu’un jugement moral insupportable vienne s’ajouter à l’inacceptable.


Tu étais alors devenu, Hervé, celui par qui la maladie prenait cette place dans l’espace public, parce que l’écriture semblait le moyen le plus évident d’en parler, de refuser qu’à l’opprobre d’une catégorie sexuelle se rajoute celle du statut de malade. J’imaginais ce qu’Antonin Artaud aurait pu dire de cette maladie, de son instrumentalisation par les forces d’obscurité à l’œuvre et toujours prêtes aux haines ordinaires. Le sida comme moyen de réduire à néant les pédés parce que leur corps se prête de manière privilégiée à recevoir les coups, de quelque nature qu’ils soient. Sans doute les pédés n’étaient-ils pas les seuls à subir ce fléau. À tout le moins ils demeuraient les plus visibles et les moins excusables pour ce monde qui n’a jamais eu beaucoup de compassion réelle.
Je n’en dirai pas davantage. Je voulais seulement rappeler ton visage, ton beau visage dont j’étais un peu jaloux. De ta capacité également à dire les choses, moi qui n’en étais pas capable, occupé par d’autres démons de la vie.
Ces jours-ci j’ai relu Fou de Vincent. J’aurais aimé te dire tout ce que ces quelques pages évoquaient, sans doute pour beaucoup de garçons amoureux, et souvent malheureux en amour. Tu commences le livre par ces mots :
« Dans la nuit du 25 au 26 novembre, Vincent tombait d’un troisième étage en jouant au parachute avec un peignoir de bain. Il a bu un litre de tequila, fumé une herbe congolaise, sniffé de la cocaïne. Le trouvant inanimé, ses camarades appellent les pompiers. Vincent se redressa brusquement, marcha jusqu’à sa voiture, démarra. Les pompiers le coursent, s’engouffrent dans son immeuble, montent avec lui dans l’ascenseur, pénètrent dans sa chambre, Vincent les injurie, il dit : ‘Laissez-moi me reposer’. Eux : ‘Andouille, tu risques de ne jamais te réveiller.’ Dans la chambre d’à côté, ses parents continuent de dormir. Vincent a foutu les pompiers dehors. Il s’est endormi comme un charme. À neuf heures moins le quart, sa mère le secoue pour l’envoyer au travail, il ne peut plus bouger d’un pouce, elle le transporte à l’hôpital. Le 27 novembre, prévenu par Pierre, je rendis visite à Vincent à Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours. Deux jours plus tard, il mourait des suites d’un éclatement de la rate. »

Hervé, je ne ferai pas une critique littéraire de ce que tu as écrit. Je n’écris pas comme tu le faisais. On ne s’attachait pas alors à cette précision de l’écriture, et il fallait un écrivain comme Jean ou quelques autres pour savoir ce que la notion de rigueur de l’écriture impliquait comme travail de l’esprit ; à quel point ce qu’un texte vaut d’engagement personnel et de renoncement à vivre : on n’écrit jamais parce que l’ennui serait alors distrait par un refuge dans l’écriture. Au contraire, chaque mot est une manière de se saisir du réel, non de celui, factuel, qu’un préposé aux faits divers serait en mesure de traduire d’une perception élémentaire, mais du réel cuisant qui préside à l’échéance des événements que la vie provoque ; ou encore de celui que l’écriture elle-même peut provoquer dans l’invention du réel, faisant advenir ce qui paraissait improbable encore peu de temps auparavant. On tutoierait alors les dieux si on ne savait pas de quelle fatuité cette attitude pourrait procéder ; mais il ne s’agit alors que de dire quelles grâces ces mêmes dieux ont permises, quels miracles impromptus ils se sont ainsi autorisés à rendre visibles, ce par quoi le verbe se fait chair, la vie se rend irriguée d’une sève qu’on ne perçoit que de manière inopinée.

Fou de Vincent. Ce n’est pas d’avoir voulu écrire qui rend possible la description de cet amour. Il déborde les mots, la narration des instances de cet amour, la vacuité de cet enfant perdu dans son plaisir des psychotropes, son incertitude du plaisir des garçons ou de celui des filles. Le désir de lui va jusqu’à la pensée de l’anéantir, le démonter pour en connaître l’essence dont sa bite reste la plus évidente preuve. Faire l’amour comme des enfants, car rien n’est sérieux, même pas le chagrin. Il reste à écrire cet amour à l’envers du temps, vers ce moment où tout a commencé, vers la dernière fiction possible : « […] toi, tu m’as plu. »

7 commentaires:

joseph a dit…

Un article comme un coup de poing, comme celui qu'un film qui ramena quelques Césars dont un posthume à son auteur et qui arracha des larmes à une actrice dont le papa (césarisé pour un film qui contait lui aussi la perte d'une enfant) a écrit "c'est beau une ville la nuit" ...c'est mystérieux comme commentaire, mais l'emmenthal et mon cerveau ont en commun les trous!

Anonyme a dit…

la beauté de vos mots m'émeut. Il sont souvent trop élevés pour que je les atteignent...alors, je les regarde voler dans le ciel.
Marie

Silvano a dit…

J'ai également pensé à Hervé Guibert (dont j'ai relu "Mes parents", cet été) après la projection de "120 battements...", mais aussi à Cyril Collard dont le film avait touché en plein cœur toute une génération. J'espère qu'un jour, vous écrirez "pour de bon", car ce billet, parmi beaucoup d'autres, fait la preuve d'un véritable talent d'auteur. Et vous savez que je ne suis guère enclin à pommader.

FrançoisB92 a dit…

Bravo pour ce texte qui, sans flagornerie, est une petite merveille. Plaisir de lire!
Merci!
François B.

Celeos a dit…

Non, Joseph, si votre cerveau a zappé le nom de Cyril Collard, je vous accorde qu'il a toute sa place dans les pensées pour ces moments terribles d'alors. Vous avez raison de l'évoquer. Mais je ne voulais pas mélanger les deux garçons dans ce seul billet.
Marie, mes mots sont aussi à votre hauteur, j'en suis convaincu, dont vous me renvoyez l'essentiel.
Merci Silvano de votre propos qui me touche. Je ne sais pas si j'écrirai un jour "pour de bon". Ça dépend de trop de choses qui ne sont pas forcément de mon ressort. En tout cas votre sollicitude est un beau cadeau.
Merci aussi à vous François dont je sais la fidélité !

Anonyme a dit…

Mon émotion a parfois ses propres règles de conjugaison...
J'ai beau essayé de la contenir, quand elle me saisit, elle ne veut pas entendre raison.
Marie

Celeos a dit…

On avait rectifié, Marie !