Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 12 novembre 2016

Prince of Asturias

En 2011, Leonard Cohen obtint le prix de littérature de la Fondation Princesse des Asturies. Un prix est toujours un peu dérisoire. Néanmoins ce fut l'occasion pour Leonard de parler de l'origine de sa musique et de son admiration pour Federico García Lorca.

Voici ce que raconte Leonard, et son récit est d'une émotion incroyable, notamment lorsqu'il évoque l'origine de sa musique.

"C'est un grand honneur de me tenir devant vous ce soir. Peut-être comme le grand maestro Ricardo Muti je n'aurai pas un orchestre, mais je ferai de mon mieux comme un artiste soliste ce soir.
La nuit dernière je suis resté à me demander ce que je pourrais dire à cette auguste assemblée. Et devant les cacahuètes et les boissons du minibar, j'ai griffonné quelques mots. Je ne crois pas devoir m'y référer. Evidemment je suis infiniment touché d'être reconnu par la Fondation. Mais je suis venu ce soir pour exprimer une autre dimension de la gratitude. Je pense que je peux le faire en trois ou quatre minutes et je vais essayer. 

Lorsque j'ai fait mes bagages à Los Angeles pour venir ici, j'ai eu un sentiment de malaise, parce que j'ai toujours ressenti de l'ambiguïté à propos du terme de poésie. 
La poésie provient d'un lieu que personne ne commande ni ne conquiert. Aussi je me sens un peu comme un imposteur si j'accepte ce mot pour une activité que je ne commande pas. En d'autres termes, si je savais d'où proviennent les bonnes chansons, j'en ferais bien plus souvent.

J'ai été obligé, au milieu de cette affaire de bagages d'aller ouvrir l'étui de ma guitare. Je possède une guitare des frères Condé, qui a été fabriquée en Espagne dans un grand atelier, au numéro 7 de la rue Gravenor, un magnifique instrument que j'ai acquis il y a plus de quarante ans. Je l'ai sortie de son étui, je l'ai soulevée, et elle semblait être remplie d'hélium, elle était si légère ! Et je l'ai portée à mon visage et je l'ai rapproché de ce beau dessin de la rosace et j'ai senti le parfum du bois vivant. Vous savez, le bois ne meurt jamais. J'ai senti le parfum du cèdre, aussi frais que le premier jour où j'ai acheté la guitare. Et la voix semblait me dire : tu es un homme âgé et tu n'as pas remercié. Tu n'as pas rendu le remerciement pour le sol d'où provient ce parfum. Alors je viens ici ce soir pour remercier le sol et l'âme de ces gens qui m'ont tant donné. Parce que je sais qu'une carte d'identité ne fait pas un homme. Une cotation financière n'est pas un pays. Maintenant vous connaissez ma profonde similitude de vue avec le poète Federico García Lorca. Je voudrais dire que lorsque j'étais jeune homme, adolescent, et affamé d'apprendre ce qu'était une voix, j'ai étudié les poètes anglais, et je connaissais bien leurs œuvres. Et j'ai copié leurs styles. Mais je n'ai pas pu trouver leur voix. 

C'est seulement lorsque j'ai pu lire, même dans une simple traduction, les œuvres de Lorca que j'ai compris qu'il y avait une voix, Ce n'est pas que j'ai copié son chant, je ne l'aurais pas fait, mais il m'a donné licence pour trouver une voix, comprendre d'où elle venait, comprendre qu'elle vient de soi, d'elle-même, un soi qui n'est pas figé, mais qui se trouve dans un combat pour sa propre existence. Et quand je suis devenu plus vieux, j'ai compris que les indications arrivaient avec cette voix. Quelles sont ces indications ? Elles disent qu'elles n'arrivent jamais par hasard, et que les mots doivent être définis par la dignité et la beauté. Ainsi, j'avais une voix, mais je n'avais pas d'instrument. Je n'avais pas de chanson. Et je vais vous raconter très rapidement, comment j'ai pu trouver ma chanson. Parce que j'étais un mauvais joueur de guitare. J'étouffais mes accords. Je n'en connaissais que quelques uns; j'étais assis avec mes amis du collège à boire et à chanter des chansons folks et les chansons populaires à la mode, et  en faisant ainsi, en mille ans je n'aurais jamais pu être un musicien ou un chanteur. 

Un jour, au tout début des années 1960, j'allais voir ma mère à sa maison de Montréal. La maison est à côté d'un parc et dans le parc il y a un court de tennis. Là, beaucoup de gens viennent regarder jouer les jeunes et beaux joueurs qui prennent plaisir à ce sport. Et comme je quittais le parc, il y avait là un jeune homme qui jouait de la guitare. Il jouait de la guitare flamenco, et il était entouré par deux ou trois garçons et filles qui l'écoutaient. J'adorais la manière dont il jouait : c'était fascinant, c'était la manière dont je voulais jouer et je savais que je n'aurais jamais été capable de jouer ainsi. Alors je me suis assis à côté de lui un moment, et quand il a eu fini, il y a eu un silence, un silence bienvenu. Et je lui ai demandé s'il voulait bien me donner des leçons de guitare. Ce jeune homme venait d'Espagne. Et nous ne pouvions communiquer qu'avec mon mauvais français et avec son mauvais français à lui. Il ne parlait pas anglais. Alors nous sommes tombés d'accord pour des leçons de guitare. Je lui ai montré la maison de ma mère qu'il pouvait voir depuis le court de tennis, et nous avons pris rendez-vous. Nous nous sommes entendus sur un prix, et le jour suivant, il est arrivé et m'a dit : " Joue-moi quelque chose". J'ai essayé de jouer quelque chose, et il m'a dit: " Tu ne sais pas jouer, n'est-ce pas ?" J'ai dit: "Non, je ne sais pas jouer". "D'abord, il faut l'accorder. Laisse-moi l'accorder. Ce n'est pas une mauvaise guitare". Il l'a accordée, et il m'a dit : " Maintenant, joue." Je ne savais pas vraiment jouer. Il m'a dit: "Laisse-moi te montrer quelques accords." Alors il a pris la guitare, et j'ai entendu des sons que je n'avais jamais entendus jusqu'alors. et il a joué une séquence d'accords avec des vibratos. Et il m'a dit: "Maintenant, refais-le". J'ai dit: "Je ne sais pas". Il m'a dit : "Mets tes doigts sur les frettes, comme ça. Maintenant, joue." "J'ai joué, c'était un désastre". Il a dit "Je reviens demain". Le lendemain, il est revenu, il a mis mes mains sur la guitare, il m'a placé correctement, et il m'a appris six accords de flamenco. C'était déjà un peu mieux. Le troisième jour je m'étais encore amélioré, et avec les six accords, en plaçant mes doigts et mon pouce j'arrivais à produire le bon vibrato. Maintenant je connaissais les accords, et très, très bien. 

Le jour suivant il n'est pas venu. Mais j'avais le numéro de téléphone de la pension de famille où il était descendu à Montréal. J'ai appelé pour savoir pourquoi il n'était pas venu à son rendez-vous. Et on m'a dit qu'il s'était suicidé. Je ne savais rien de cet homme. Je ne savais pas de quelle région d'Espagne il venait. Je ne savais pas pourquoi il était venu à Montréal. Je ne savais pas pourquoi il était venu jouer à côté de ce court de tennis, je ne savais pas... Je ne savais pas pourquoi il s'était suicidé. J'étais profondément attristé, bien évidemment. Mais maintenant je peux vous dire ce que je n'ai jamais dit en public. Ce sont ces six accords, c'est cette manière de jouer de la guitare qui a été la base de toutes mes chansons et de toute ma musique. Maintenant vous pouvez comprendre la signification de la gratitude que j'éprouve vis à vis de ce pays. Tout ce que que vous avez pu apprécier de ma musique provient d'ici. Tout ce que vous avez pu apprécier dans mes chansons et dans ma poésie est inspiré par ce sol. Aussi je vous remercie infiniment pour la chaleur et l'hospitalité que vous avez montrées pour mon travail, car il est vôtre, et vous m'avez permis d'apposer ma signature au bas de la page.

Merci infiniment, Mesdames et Messieurs."


5 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est généreux, Céléos, de nous transmettre une aussi belle conscience.
Elle semble répondre à mon questionnement précédent.
On souhaite toujours à ceux qui partent d'être en paix, sans doute devrions nous le faire aussi à ceux qui restent en ne leur parlant que d'amour.
Que vaut le reste?
Marie

Celeos a dit…

Oui, on en reste à cet horizon indépassable, si difficile à transmettre en nos temps. Le reste n'a aucun sens.

paul c. a dit…

Merci , Celeos ,pour la traduction de cette magnifique et si émouvante allocution .

Celeos a dit…

J'étais moi-même très ému en l'écoutant ; le mystère de ce jeune homme demeure dans ce que fut la musique de Leonard, profondément inscrite dans les sons de la Méditerranée.

yves a dit…

c'est une pure merveille. ça se lit car le dire !?!!... il y a une telle simplicité que je ne crois pas que quelqu'un puisse la traduire oralement.
merci Étoile Celeos. à travers toi, Leonard perdure.