Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 5 février 2016

La vieille dame pas très digne



De passage à Paris toujours. Je reviens d’un rendez-vous important que je n’aurais jamais imaginé avoir il y a encore quelque temps, avec un érudit de grand renom. Je reste sous le charme de sa gentillesse, de son art de recevoir — café, macarons, parmigiano à point d’un goût sans pareil — et il m’a apporté une information qui me taraudait l’esprit depuis plusieurs années. Je suis sur une enquête quasiment policière. Et comme dans toute enquête, je me dois de conserver la plus grande discrétion à ce sujet. Je n’en dirai donc pas davantage. J’ai eu de la chance de le trouver, car il repart prochainement à Venise pour continuer son travail.

Sortant de chez lui je suis à peu près euphorique dans ce Paris dont le ciel de plomb doit finir par taper sur le moral au bout de quelques jours sans avoir seulement aperçu le soleil. J’évite de prendre le métro, et j’aime marcher, arpenter les rues. Je me dis parfois que si l’on connaissait vraiment les vertus de la marche à pied, sans doute notre monde connaîtrait-il de meilleurs moments. Je sais que je partage avec quelques écrivains, diaristes, poètes inconnus, le plaisir de marcher avec le nez dans les étoiles. Je pense notamment à Théodore Monod, Nicolas Bouvier, Jacques Lacarrière et tant d’autres dont l’ouverture au monde fut un bonheur d’écriture. Et même dans Paris, surtout dans Paris, ville que j’aime et déteste à la fois, se trouve toujours une occasion de faire surgir quelques moments de poésie, non venue du néant, mais émergeant d’une histoire sans fin. Chaque porche de maison, chaque fenêtre sont pourvoyeurs d’histoires dont il suffit d’écouter patiemment, portés par les courants d’air de la ville, les mots effilochés qu’il suffit de capturer.



Tout à ma rêverie, j’ai fini par rejoindre M. qui m’attend devant chez Gibert & Joseph. Nous passons quelques instants dans la librairie dont j’apprécie la débauche d’ouvrages les plus divers. Pour autant, ce n’est pas ma librairie préférée, qui reste Sauramps à Montpellier, où j’ai passé des heures à lire des extraits de livres que je ne pouvais pas acheter. La crise de la pensée se constate également dans les librairies où les rayons sont parfois construits curieusement, marquent parfois le désintérêt pour les sciences humaines, l’abandon des classiques de la littérature au profit des blockbusters signés par des hommes politiques qui éditent plus vite que leur ombre. On connaît la méthode : il suffit d’avoir un enregistreur (un téléphone portable peut faire l’affaire), on enregistre quelques idées, quelques souvenirs notés au hasard de la journée, on donne tout cela à un nègre et une secrétaire qui transcrivent l’oralité des notes. Une mise en forme, un vague plan, un choix de police de taille à générer la centaine de pages qui feront que ça ressemble à un livre. Ça suffit. La seule notoriété fait acheter le produit. Je songe toujours à ces plaquettes de poésie qui traînent sur les étals sans jamais émouvoir qui que ce soit, ou très rarement. Sans doute est-ce le jeu normal de l’écriture, tombée dans une vulgarité sans retour.

Nous sortons de chez Gibert et sommes tous deux affamés : à côté se trouve un Monop’ face au musée de Cluny, où l’on peut manger : de petites barquettes de plastique transparent feront l’entrée, le plat et le dessert. Ce n’est pas bon, mais on est déjà presque en fin d’après-midi, et les estomacs  gargouillent de faim. Nous nous asseyons. À la table d’à côté se trouve un jeune Japonais qui est affairé avec son téléphone portable. Il consulte ses messages, appelle et converse en japonais. Puis la conversation s’arrête et il reprend son activité de consultation sur son téléphone.

Soudain, une vieille dame surgit, et ayant, elle également, acheté l’une de ces barquettes, la pose devant le jeune Japonais qui reste interloqué, la regarde et ne comprend pas ce qui se passe. « Ça suffit, dit-elle, ça fait un moment que vous êtes là, il faut me laisser la place maintenant ! » Le jeune homme la regarde et manifeste qu’il ne comprend pas, la regarde, me regarde, paraît paniqué. « Allez, dégagez, je vous dis, je veux m’asseoir là ! » Nous sommes nous-mêmes interloqués M. et moi, et je décide d’intervenir : « Mais que voulez-vous faire, madame, il y a d’autres places ailleurs, pourquoi importunez-vous ce monsieur ?  — De quoi vous mêlez-vous, ça ne vous regarde pas ! » me répond-elle. « Mais si, madame, ça me regarde, vous voyez que ce garçon ne comprend pas ce que vous dites, et vous n’avez pas de raison de l’agresser ! — Foutez-moi la paix, me répond-elle, je veux m’asseoir là, ça fait deux heures qu’il est assis à la même place, et je veux m’asseoir aussi ! — Vous avez le choix avec d’autres places, votre attitude est désobligeante, discourtoise envers ce jeune homme ! »

Finalement, devant ma détermination à le défendre, la vieille dame finit par céder, non sans manifester sa colère : « De quoi vous vous mêlez, sale con, ce n’est pas vos affaires ! Sale con ! — Venant de vous, Madame, c’est un plaisir d’être insulté ! » Les quelques tables qui écoutaient, éberluées par les cris de la vieille dame, éclatent de rire. Elle finit par s’asseoir et manger son repas. Le jeune Japonais décide de partir. Je lui dit de ne pas s’inquiéter que la vieille dame n’a plus toute sa raison. « She’s mad. » Le jeune Japonais, sans sourire, me remercie à plusieurs reprises en français de mon intervention, puis se lève et repart. La vieille dame regarde ailleurs. Son esprit trouble vagabonde dans d’autres nuages du quartier latin. Drôle d’après-midi.

5 commentaires:

estèf a dit…

A Paris, on ne marche plus le nez en l'air mais les yeux rivés sur le téléphone.
Ah les rombières...

Celeos a dit…

Il m'arrive aussi d'avoir les yeux attentifs au téléphone !
Ce n'était pas une rombière, juste une pauvre femme paumée...

yves a dit…

p't-être qu'elle aime pas les jaunes ? p'-être qu'elle voulait juste une place dont le siège était chaud ? p't-être qu'elle aurait voulu se faire draguer ? ou p't-être qu'elle est comme moi : détestation du téléphone ! quand je dis ne pas avoir de portable, ça tombe des nues ! pas de mobile ? ah ! si, ça, j'en ai toujours des tas !
décidément, je suis encore plus content de m'être éloigné de cette ville ! Celeos, qu'allait-il faire en cette galère ?

yves a dit…

ohé ! bout d'chou d'Épissure !
trophime avec ph ? pas plutôt un F ?
quelle époque !

Celeos a dit…

Non, ph, Yves. Rien à voir avec les vers :

Trop fîmes l'amour
dont j'ai le fond dément !

Pss, Yves ! Les commentaires pour Épissures,on peut les mettre sur Épissures, je vous assure !