Youth - La Giovinezza - Paolo Sorrentino (2015)
Suis-je obsédé par le temps qui passe ? Sans doute. Et
peut-être aurais-je l'envie que les émotions de bonheur que l'on éprouve à un
instant précis soient à tout jamais figées, pour pouvoir les apprécier sans
fin.
Sauf que cela ne se passe pas ainsi. D'abord parce que la
conscience de ces instants uniques n'émerge que bien après, comme une sorte de
révélation décalée, et j'en conserve une espèce d'amertume, comme si je n'en
avais pas su ou pas pu en apprécier toutes les minutes. Je sais alors que j'ai
été heureux, furtivement, dans les complicités avec les êtres, les choses.
C’est ainsi que naît la nostalgie, avec ce sentiment de déchirement, de tous
les possibles que par maladresse, timidité, incompréhension, j'ai, en fin de
compte, soigneusement évités.
Moi qui rate souvent de bons, de beaux films, faute de
trouver dans ce Midi mal foutu des lieux dignes du cinéma, je suis allé voir
deux fois le film de Paolo Sorrentino, Youth,
dont Michaël Caine, Harvey Keitel et Rachel Weisz sont les principaux acteurs.
Je ne sais pourquoi, dans cette France clivée, quelques
personnes se sont abstenues de s’intéresser au film au prétexte que, malgré un
titre paradoxal, le film parlait de gens âgés. Quelle erreur ! D’abord
parce qu’on est vieux à peine est-on né, rattrapé par le vieux monde devant
lequel on peut s’échiner à courir, et ensuite parce que l’une des leçons du
film est, justement, une interrogation sur la jeunesse passée, que l'on
redécouvre à chaque instant à travers les déformations de la perception, celle de
soi, celle des autres : comment voit-on les autres dans le vieillissement,
que reste-t-il de celui ou de celle que l'on a été ?
Pour son quatre-vingt dixième anniversaire, Claude Lévi-Strauss,
dont la mémoire était étonnante, évoquait sa vie comme une sorte
d'hologramme : il était encore tout ce qu'il avait été, se rappelant
chaque instant de sa vie dans une mise en perspective devenue compressée comme
les œuvres de César, et en même temps il n'était plus en mesure d'être celui
qu'il avait été, dans l'impossibilité de mettre en adéquation son corps d'alors
avec ce que sa mémoire lui prodiguait de souvenirs, de sensations...
Le film de Paolo Sorrentino s'appuie sur une esthétique de
l'image imparable, faite d'une pureté des lignes, des couleurs, des formes dans
un parfait design. C'est l'écrin dans lequel évolue la galerie des
personnages dont Fred Ballinger, interprété par Michaël Caine, est le point
d'ancrage. Autour de lui évoluent sa fille, son ami cinéaste et un ensemble de
gens auxquels on ne devrait, à priori, accorder aucun intérêt
particulier : entre le pathétique, le superficiel, l’incohérent, toute la
galerie pèche par cet espèce de narcissisme décalé : ne plus être en
mesure de s’accepter comme dans l’incapacité d’être encore ce que l’on a été.
La touche de Sorrentino, outre ce que l’on prend dans la
figure de retour au réel — dont la scène étonnante entre une Brenda Morel (Jane
Fonda, étonnante) cynique au point d’en détruire sa légende, et un Mick Boyle (Harvey
Keitel) encore bercé d’illusions — est de juxtaposer une esthétique inattaquable
et la mesquinerie du contingent qui rattrape toutes et tous. Or dans cette
dévastation apparente, le ressort, la résilience dirait-on aujourd’hui, c’est
d’être encore capable de rebondir dès lors que l’on accepte ses faiblesses,
l’abandon de sa pleine puissance, gloire fanée qu’un narcissisme excessif avait
laissé croire fini : fini de jouir de la musique, de la beauté, de l’amour
que l’on pensait inaltérable.
Quelques scènes sont du plus bel effet, peut-être trop
démonstratives toutefois : le clone de Maradonna, sur lequel la caméra
s’appesantit en donnant de son ventre l’idée même du ballon, devenu
hypertrophié, avec lequel il a acquis ses lettres de noblesse, devient contre
toute attente une ballerine sur le court de tennis, jouant avec une simple
balle ; la miss Univers rive son clou à Jimmy Tree (Paul Dano), lui
montrant qu’on peut prendre un plaisir simple à aimer sa propre beauté sans
déroger aux contraintes de l’esprit ; un lama se met en lévitation, bien
que l’esprit rationaliste en refuse l’idée même, la laissant aux croyances
ordinaires.
L’esprit, le souci de la beauté finissent par s’imposer dans
la relation spontanée entre le compositeur qui fait découvrir à l’enfant
violoniste quelques pistes pour mieux jouer. Elles s’intègrent dans sa pratique
de l’instrument et dans la découverte d’une pièce de musique massacrée par
l’enfant, laissant envisager tous les progrès qu’il peut accomplir.
La juxtaposition du visage de l’épouse de Bellinger, Mélanie
(Sonia Gessner) cloîtrée dans son silence et dans sa chambre de Venise avec
celui de la soprano Sumi Jo dans son propre rôle n’était pas nécessaire :
le cheminement de l’acceptation de ce qui n’est plus, de ce qui est encore un
peu, finit par s’instiller tranquillement dans les yeux du spectateur. On en
ressort troublé, sans doute apaisé par l’aveu d’humilité qui achève le film,
donnant à chacun la mesure du temps.
La critique qu’en a faite Clémentine Gallot dans Libération
à sa présentation à Cannes est féroce : le décor est « sentimentalo –
rococo », Paolo Sorrentino est un « indécrottable cabotin ». « Les
décrochages frénétiques, tableaux pompiers sur des corps difformes et fardés et
le finale au vacarme tonitruant de cet hommage ringard et racorni confirment qu’il
y a quelque chose de pourri dans ce cinéma de papi, sinistre radotage
gériatrique et chant du cygne frappé de sénilité précoce. »
Ouf ! je crois
que je n’ai pas vu le même film, moi qui ai généralement la dent dure pour les
navets insupportables que le cinéma français nous assène. Je crains que cette
jeune critique n’ait qu’une connaissance limitée du cinéma italien que l’on
retrouve ici dans sa splendeur.
Et que je conseille vivement, n’ayant pas vu passer le temps
les deux fois où je suis allé le voir !
2 commentaires:
Un très grand merci pour ce billet à la suite duquel je me suis empressé d'acheter le DVD (on l'a déjà en Italie) et je viens de le regarder alors que des critiques négatives m'avaient fait passer à côté. C'est magnifique. Sorrentino maîtrise parfaitement son métier et sur les plans visuel et sonore, il y a des moments somptueux. Michael Caine est parfait comme d'habitude, mais les autres aussi. C'est à la fois tragique et d'une très grande drôlerie (on est très loin du "sinistre radotage gériatrique" de la critique de Libé!). Un grand film sur le désir, un désir pour lequel, comme le dit une fillette, on n'est pas à la hauteur: comment donc accepter ce que nous sommes (et qui souvent n'est pas très beau) sans renoncer à ce désir et donc à la vie? Encore merci pour cette invitation à voir ce film.
Enchanté d'avoir un peu œuvré pour du beau cinéma, et d'y avoir rencontré votre plaisir Palomar.
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