Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

samedi 31 mars 2018

Colle-moi ton nem, j'ai déjà la sauce - niaiserie roublarde


[Précaution oratoire : ce texte d'humeur n'exprime que mon point de vue, et je m'en voudrais qu'un tel mauvais esprit de ma part influence (il paraît que c'est une nouvelle tendance sur les réseaux sociaux : vous faites quoi sur Youtube ? - je suis influenceur! - Je crains que cette nouvelle maladie de l'esprit qui touche les jeunes gens ne puisse se soigner autrement que par la mort-aux-rats...) qui que ce soit et empêche la fréquentation des toiles de quartier, voire des MK2. Donc si vous avez aimé Call me... je ne vous en veux pas. Que la réciproque soit vraie ! D'ailleurs, en matière de cinéma, la notion d'amour d'un film est terriblement inappropriée...]

Foutredieu que je n’aime pas ce cinéma, tout neuf dans son béton glacé ! Comme j’ai décidé une fois pour toutes d’exprimer ma mauvaise humeur, je redis ici que je préfère de loin les cinémas qui savaient exulter dans le décor d’un théâtre à l’italienne. Que de Cinema Paradiso abandonnés ! On y gave aujourd’hui les spectateurs de canettes de Coca Cola et de méga gobelets en cartons remplis de popcorn — 5 euros le gobelet, quand même — soit presque autant que la place de cinéma quand on a pris une carte de fidélité. Il faut bien essayer de trouver des profits à la marge, puisque les cinémas de quartier ne furent jamais une activité des plus lucratives. Dans ce hall sans attrait, où tout s’est déjà confondu avec une salle de pas perdus de gare TGV, les gens vont et viennent. Je reconnais une amie, un peu perdue de vue. — Que vas-tu voir ? me demande-t-elle ? — Call me by your name est ma réponse. Et toi ? — Oh non, ça ne m’intéresse pas, j’hésite entre Il figlio, Manuel et L’apparition. — Il figlio, Manuel a une bonne critique, lui dis-je. — Oh, mais L’apparition aussi, me répond-elle. Je la salue, pensant peut-être la revoir d’ici une dizaine d’années, si aucun de nous n’est encore mort. Elle est de ces personnes qui vont au cinéma comme une manière de se poser dans un engagement, comme si assister à une projection participait au changement du monde. Le cinéma a toujours été une façon d’affirmer, dans ces zones rurales, que le monde devait changer. Sa manière de changer le monde, c’est d’avoir été happée par la toile d’araignée du « Pierre Rabhi business ». Lorsque nous discutions, il y a quelques années, elle me disait qu’elle-même restait optimiste sur le monde. Je lui répondais que la différence entre les optimistes et les pessimistes, c’est que les pessimistes sont mieux informés.
En tout cas, croire que le cinéma peut aider à changer le monde est sans doute une vision un peu naïve : il n’a rien émergé de révolutionnaire dans les documentaires souvent un peu indigents dans lesquels les néo-ruraux ont cru que leur regard allait transformer le réel. Il n’y a que Télérama qui, de temps à autre, réinvente l’eau chaude en se rappelant qu’il existe un autre monde au-delà du périphérique parisien. Lorsque les critiques de Télérama parlent de ce même monde d’outre périphérique, c’est pour en donner une vision largement décalée de toute réalité. Il est vrai que le réel reste complexe.
Bon parlons de cinéma, justement. J’avais craint que le film, tant la promotion a été au-delà de toute mesure, soit cette bluette un peu insipide d’un ado qui s’amourache d’un garçon un peu plus âgé que lui qui fait trois petits tours et puis s’en va. Je ne m’étais pas beaucoup trompé : si la critique est universellement favorable au film, c’est qu’il y a, en effet, de quoi satisfaire le sens des conventions, du conformisme, des portes ouvertes et des gnagnateries habituelles dont le public qui n’aime pas les choses trop violentes, a besoin pour se rassurer : sucreries et douceurs insipides et vides de sens, sinon pleines de clichés et de stéréotypes qu’aucun critique sérieux n’aurait laissé passer il y a encore vingt ans. Seul Laurent Delmas, sur France-Inter, a renvoyé cet album de la Comtesse de Ségur à ce qu’il est réellement (encore que je ne sois pas sûr que la Comtesse de Ségur soit aussi gnagnateuse). Car enfin, de quoi s’agit-il ? du troisième volet d’une trilogie dont je n’ai pas vu les autres films. Mais Luca Guadagnino est un mauvais réalisateur ; je n’ose imaginer ce que le film aurait été si James Ivory n’avait pas adapté le scénario à partir du bouquin d’André Aciman.
Il faut donc faire un peu d’introspection dans le film, qui ne sera bientôt plus à l’affiche, et que tous les amateurs de soupe à la fraise auront apprécié. Soit une jolie villa en Lombardie, près du Lac de Garde que la maman d’Elio, traductrice, a héritée, faisant des envieux chez les amis du couple. Le père est professeur d’archéologie, et reçoit chaque année des étudiants pendant six semaines de l’été. On est en 1983, mais on s’en fout complètement. L’Italie ne parle déjà plus des Brigate rosse, au devant de la scène cinq ans auparavant, pas plus que du cinéma de Pasolini, assassiné huit ans auparavant. Tout est si beau et farineux, dans cette Italie éternelle. Tiens, à propos d’Italie éternelle, un plan du film montre toutefois des affiches du Parti socialiste, m’a-t-il semblé, et celles du MSI, à l’extrême droite, celle dont Matteo Salvini est aujourd’hui l’héritier. Extrême droite dont les attentats en Italie du Nord furent sanglants. Mais on n’est pas là pour évoquer cette période toute récente, n’est-ce pas ?
Arrive l’étudiant, un grand type, américain, « plus grand que sur la photo » chez les Perlman qui sont, eux, italo-américains. La villa où ils passent leur villégiature est de ces maisons de maîtres dont l’architecture est toute de raffinement, aux plafonds peints qui se souviennent de la période baroque. De ces maisons du XVIIIe  siècle rénovées au XIXe, lorsque la démographie des campagnes permettait une main d’œuvre facilement exploitable à moindre coût. L’Américain, donc. Façon anglo-saxon nourri aux cornflakes ce qui lui assure une stature et une musculature de GI. Belle tête et beau corps. Cette pièce rapportée se révèle assez rapidement un peu arrogante — l’épisode de l’étymologie d’albicocco le montre cuistre — mais assurant en même temps une campagne de séduction auprès de chacun. Pour Elio, Oliver, l’Américain, est d’abord un rival qui organise son inaccessibilité. Dans le même temps, comme dirait le naze de l’Elysée, ça drague sec la nénette également, nénettes qui sont charmantes. Marzia pour Elio, Esther pour Oliver. C’est qu’ils sont d’abord mâles, pleins de testostérone, et que c’est un âge où séduire est une préoccupation importante.
Il s’agit bien de séduire, d’ailleurs : à cet âge où la testostérone déborde de tous les pores, la question se pose, dans la construction de l’identité adolescente, de savoir comment être aux autres ; ce n’est jamais facile, et il faut compter justement sur le background de la culture familiale. Parlons-en. Dans une famille d’intellectuels, dont le père est archéologue, formé dans la manière dont l’esthétique s’est imposée aux hommes comme mesure de l’environnement et du monde, ce n’est pas très difficile : l’image est un héritage des humanités dont la Renaissance reste le point de référence le plus sûr, à la fois dans son héritage réinventé de l’Antiquité, et comme tremplin d’une modernité où se redéfinissent les relations sociales, économiques, et surtout celles que se donne le pouvoir. Ce capital intellectuel qu’est la culture reste le pivot par lequel toutes les relations des personnages du film jouent, se heurtent parfois — assez peu cependant — mais surtout définissent leurs stratégies de séduction.
Le prétexte est d’une banalité affligeante : un étudiant de passage, présent pour six semaines, finissant son travail de thèse de doctorat. Sur quoi travaille-t-il ? On ne le sait pas vraiment, mais on suppose qu’il s’agit d’Antiquité méditerranéenne, sujet passionnant, ce n’est pas moi qui dirai le contraire. Hormis l’anecdote de l’étymologie de l’abricot, on n’a pas l’occasion de voir ce qui fait le sel de cet amour de l’Antiquité ; la séquence où l’on voit le père d’Elio lui passer quelques diapositives de statuaire grecque n’est pas des plus parlantes. On pourrait même supposer qu’il s’ennuie dans la prise de notes écrites à gros traits sur le carnet de notes à spirales, et les remarques du professeur Perlman ne sont pas du niveau d’un « éminent archéologue ». On comprend toutefois qu’il n’est pas insensible aux formes des éphèbes de la statuaire du Ve  siècle BC. Lorsque Almodovar évoque ces éléments de culture que pose la question du voyage, il offre en quelques mots la problématique de son film. C’est le cas dans Julieta, où le cheminement de sa protagoniste est celui d’un héros de mythologie égaré dans les questionnements que les lieux successifs lui proposent.
Mais là, dans ces images de quelques bronzes qui ne font que passer, Guadagnino n’a pas le bon réflexe de relier la problématique que pose la statuaire des Ve et IVe siècles : ce qu’on a appelé le « miracle grec », sans doute de manière impropre ne donne lieu à aucune réflexion singulière de la part des deux chercheurs. À quel moment l’esthétique grecque intègre-t-elle de manière aussi prégnante la dualité éros et thanatos que les canons artistiques expriment alors ? Cette dualité est-elle déjà présente dans l’art cycladique ? Que renvoie l’érotique qui découle de ces canons esthétiques, érotique prise au sens originel, c'est-à-dire cette manière d’investir le monde et la vie, et que dit-elle de ce qui s’exprime là qui parle si fort au monde occidental moderne ? Si j’exprime ici ce qu’aurait pu être un sujet de thèse pour Oliver, c’est que d’une certaine manière ce sujet-là aurait pu être traité par Guadagnino à travers les amours éphémères d’Oliver et Elio.
Mais là n’est pas le sujet, dont l’impression que je garde est que Guadagnino ne comprend pas ce qu’il filme. Il en réduit la portée, et tout se passe, dans cette construction identitaire de l’adolescent — car le film est bien construit à partir du seul point de vue d’Elio — comme une recherche d’opposition et d’identification à ce corps étranger qui devient rapidement objet de désir. Il y a également, de manière sous-jacente, ce côté très provocateur que joue Oliver, usant de sa façon d’être américaine dans un milieu, en 1983, qui ressent fortement ce rapport entre culture dominante et culture dominée ; évidemment le positionnement de classe n’est qu’à peine esquissé. Le jeu d’Oliver est par ailleurs assez trouble, comme s’il se suffisait à être ce garçon bien dans son corps, sans doute trop démonstratif, mais pas au point de s’aliéner la relation avec Elio qu’il entreprend de séduire après l’avoir préalablement snobé. Elio reprend la main avec la scène très sophistiquée du passage de la guitare au piano, où, à chaque nouvelle reprise, Elio refuse à Oliver sa demande d’interpréter le même morceau de musique de Bach, mais lui montre qu’il sait jouer « à la manière », et qu’il reste seul maître de sa capacité à mener les choses.
Auparavant il y a eu cette séquence où Elio renonce à son agressivité contre Oliver, en serrant la main de la statue en bronze sortie du Lac de Garde, « copie d’un marbre de Praxitèle » qui ressemble étrangement à l’éphèbe d’Anticythère, mais là-dessus, le film n’en dit pas davantage. Cette séquence me semble par ailleurs assez symptomatique de ce que je considère comme l’art de jouer avec des supercheries. Là où, par exemple, Almodóvar force le réel dans des scènes baroques improbables, Guadagnino, passe à côté de moments d’une grande intensité. Il est rarissime de trouver des bronzes immergés, qui sont à chaque fois des instants d’une incroyable dramaturgie : on pourrait croire qu’il s’agit d’une immense faveur accordée par Poséidon aux inventeurs de l’objet, dont il sait qu’ils ont depuis longtemps compris la portée de ce qu’est un artefact réunissant toute la puissance esthétique d’un moment de civilisation. Qu’en fait Guadagnino ? Rien, ou si peu : une anecdote, un fait divers de presse locale d’une affligeante banalité qui permet à Elio et Oliver d’enfin sceller leur amitié. Par la suite, on ne sait ce que devient le bronze, qui aurait pu être le prétexte de cet imaginaire du désir où tous deux auraient pu se retrouver. Mais comme Guadagnino aime les banalités et les anecdotes, c’est non un abricot mais une pêche qui va devenir cet accomplissement d’un désir assouvi, fruit consommé qu’Oliver est prêt à déguster en toute connaissance de cause du désir qu’il partage de manière terriblement ambiguë. Anecdote encore que la place de l’appartenance au judaïsme des deux garçons : Elio voit l’étoile de David sur la poitrine d’Oliver, qui lui fait la remarque qu’il a abandonné ce signe d’appartenance. Elio retrouve alors sa chaîne et la remet, dans une volonté assumée d’identification à Oliver. Ce n’est qu’à la fin du film, au moment de l’hiver enneigé, et du moment d’Hanoukka que la présence du judaïsme est rappelée : Elio allume la ménorah. Elle sera la lumière témoin de son chagrin et de son deuil de l’amour d’Oliver. Le judaïsme ne joue, en dehors de ces deux moments, aucun rôle, ne renvoie à aucune référence. On sait qu’André Aciman est de ces familles juives expulsées d’Égypte du temps de Nasser. Il y avait matière, là, à interroger les relations entre ces éléments de culture méditerranéenne dont l’amour des garçons ne fut jamais absent.
Les séquences se succèdent, par ailleurs dans le film, sans que ne soit élucidée la manière dont les relations entre les différents protagonistes évoluent. L’Italie du Nord n’est là qu’un fond de décor, très agréable, manière de ne dire rien d’autre qu’un arrière-plan stéréotypique était nécessaire au déroulement du film. Dans cette villa héritée, on reçoit cependant : un couple insupportable, caricature du bavardage que les esprits conventionnels ont envie de trouver chez lez Italiens ; au mieux, en dehors de la situation politique où l’on parle de l’inénarrable Bettino Craxi — ses détracteurs le surnommaient Bénito — on cite Buñuel qui vient de subir un problème cardiaque, histoire de mettre le film en abyme. C’est raté, évidemment. Et puis un autre couple, d’hommes gays, âgés, Mounir et Isaac, que rejette Elio. Clin d’œil de Guadagnino, l’un d’eux est interprété par André Aciman lui-même. Sont-ils là pour rappeler à quel point être vieux et gay peut apparaître comme un naufrage pire que celui d’un couple hétérosexuel, gardant en mémoire que la jeunesse a permis l’audace d’un amour de même sexe qui ne devient plus alors que le souvenir amer d’une esthétique du corps abandonnée ? Le père d’Elio lui rappelle l’érudition de Mounir qui ne peut qu’inciter à l’indulgence envers les naufragés.
Enfin, alors que l’on a compris que l’accomplissement du désir n’aura pas d’aboutissement, même si l’amour physique est intervenu, même si l’échange enfantin des prénoms a consacré la fraternité amoureuse, le voyage en montagne vient clore le séjour d’Oliver qui se transforme en lune de miel avec Elio, mais un miel amer. Comment ne pas voir là une référence au film d’Ang Lee ? La scène du départ qui lui succède rappelle également la scène finale des Vitelloni. Elle n’en a cependant pas la force.
Je garderai cependant le beau monologue du père d’Elio, où l’on comprend que sa jeunesse a connu des émotions impossibles à vivre. Luca Guadagnino, à ce sujet, interviouvé par Têtu, a indiqué de manière un peu hypocrite que chacun pouvait la lire à sa manière. Et cependant, ce que comprend Elio et le libère partiellement de ce deuil est bien reçu de lui : « Maman le sait-elle ? » Oui, on a bien compris ce qu’Elio a compris. Enfin, la dernière scène est un grand moment de cinéma, qui consacre Thimothée Chalamet comme un excellent acteur.
Que retenir alors de ce film, dont le public a majoritairement apprécié l’atmosphère, le choix de la conclusion amoureuse entre les deux garçons ? Tout se passe, justement, dans cette ambiance a priori si sereine et exempte de contraintes les plus triviales, comme un jeu continu de faux-semblants généralisés. Tout y est artificiel et tout sonne faux, faisant, sans doute de manière involontaire pour Guadagnino une espèce de huis-clos qu’est la villa où l’on ne peut qu’agir de manière roublarde. Je l’ai dit, c’est Elio qui mène la danse (« Elio c’est moi », a dit Guadagnino dans une interview…). C’est Elio qui entre sur la piste de danse alors qu’Oliver se déhanche maladroitement, c’est lui qui reprend la main sur le désir réorienté d’Oliver. Oliver lui-même, quand il a compris le jeu d’Elio, s’en amuse, mêle son propre désir au sien sans se préoccuper du tabou qui consiste à laisser son corps s’exprimer quand les normes sociales voudraient qu’elles ne le fassent pas, surtout en 1983. Mais la cohérence sociologique importe peu. L’ensemble des personnages, par ailleurs, sont dans cette logique de roublardise qui consiste à faire croire, s’accorder à un background où sont harmonisés les goûts et les pratiques socioculturelles de la famille Perlman, dans cette maison dont l’héritage est rappelé comme une sorte de dépit de la part du couple ami bavardissime reçu au repas.  Dans le roman d’Aciman, le professeur Perlman est professeur de lettres classiques ; dans le film il devient archéologue. Le changement de fonction n’est pas forcément heureux, mais a peut-être pour objet de le rendre plus aux prises avec la réalité d’un travail de terrain qu’est l’archéologie ; passons sur ce détail. Roublardise du silence paradoxal, qui n’est rompu que par le monologue final de Perlman : la vie de villégiature se déroule, dans la maisonnée sans que s’exprime autre chose qu’un goût pour la culture trop affiché pour être autre chose que ce que Bourdieu appelle la distinction : il s’agit ainsi de s’affirmer dans ce milieu de manière à n’avoir d’autre situation qu’une sorte de confort indolent, dans lequel la vie va s’écouler lentement, dans la lecture dans le texte de l’Heptameron de Marguerite de Navarre. En aucun cas l’expression du désir ne se pose dans une remise en cause de cette identité sociale construite, on l’a compris, avec le souci de l’ostentation : la présence de la statuaire, les bouquins posés artistiquement un peu comme le comédien François Périer les achetait au mètre pour sa bibliothèque.

Toi aussi fais comme Elio : sers-toi de tes bouquins pour caler ta fenêtre.
Cette culture rendue ostentatoire dans le film renvoie distinctement à ceux pour lesquels ces objets ne participent pas de cette symbolique de classe : dans un billet précédent, écrit à partir des séquences montées de promotion du film, j’avais laissé entendre que cette relation amoureuse entre les deux garçons était une mise en place scénographique « hors sol », comme aujourd’hui on cultive des plantes ou l’on élève des animaux sans que jamais le contact avec la réalité d’une nature spontanée ne se fasse. Ici, non seulement la maison permet ce hors sol, mais elle induit même une sorte de huis clos dans lequel le jeu des pièces utilisées détermine le comportement des uns et des autres. Les deux protagonistes n’échappent à ce huis clos que dans leur fuite dans les montagnes où ils se confrontent à un autre aspect de la nature qui leur renvoie leur propre capacité d’envisager différemment leur relation. Mais la distinction est permise également par les personnages terriens que sont Mafalda et Anchise, permettant de montrer qu’il existe une hiérarchie sociale. C’est alors le vieux monde paternaliste qui se dévoile : Mafalda est la cuisinière dont le côté maternel est — rapidement — plus affirmé que celui de la propre mère d’Elio. Anchise, ne dit que quelques mots, apporte un poisson, s’occupe de ce jardin, vague rappel d’un Éden oublié. Elio ne s’en préoccupe pas d’ailleurs : il a bien compris quelle place il tient lui-même dans ce monde social, produit reproductif de son propre milieu.
Tout cela n’est mis en scène que pour donner davantage de corps, ce qui fonctionne, d’ailleurs, à cette construction identitaire : à celle personnelle d’Elio qui doit trouver son image miroir dans celle d’Oliver plus sûrement que dans le personnage féminin qu’est Marzia. Le constat d’échec de sa relation avec elle est d’abord social, avant d’être celle d’un désir amoureux. Si ce désir est, de fait, une  recherche de complétude qui va jusqu’à l’échange de prénoms, on le sait peut-être plus sûrement quand on est homosexuel : cette complétude atteinte un fragment du temps est de la plus grande fragilité qui soit, instant jamais satisfait qui s’oppose à la réalité même du monde et de la nature humaine parce que l’autre que l’on a en soi, en bouche, dans sa tête, garçon ou fille, restera à jamais l’être inaccessible d’un instant achevé et jamais reproductible, dont l’art a définitivement fait son miel.
L’une des vertus du film dont j’ai souri est le rapport ambigu entre le jeu amoureux interprété et la part de réel que vivent les acteurs pendant le tournage : lors d’une interview, Timothée Chalamet, que l’on a vu en verve, riant — trop, peut-être — et lançant à Armie Hammer des œillades qui traduisaient au moins une réelle complicité, a remercié ainsi Elisabeth, l’épouse d’Armie Hammer, « Je remercie Elisabeth de m’avoir permis de ramper sur le corps d’Armie ». Curieuse phrase, toute d’ambiguïté. Boutade, bien sûr, néanmoins si ce rapport amoureux factice intrigue depuis longtemps les relations hétérosexuelles dans le cinéma, elles n’ont jamais donné lieu réellement à cette nécessité de se justifier. Elle permet toutefois de dire à quel point cette classification selon l’orientation sexuelle est dépourvue de sens. Est-on homosexuel ? Hétérosexuel, bi, queer ? etc. On n’en finit plus, dans cette bagarre pour déconstruire le genre, de rajouter des lettres aux LGBTQ… Ce qu’a dit, dans cette phrase Timothée Chalamet est que Armie Hammer et lui ont eu une licence cinématographique pour avoir une relation physique entre deux garçons, que cette relation physique n’est certainement pas allée jusqu’à la jouissance, mais qu’ils ont pris plaisir de rapprocher leurs corps, si différents, entre le musculeux et rubescent Armie et le svelte Timothée à la peau laiteuse, et que ce moment de sensualité obligée les a ouverts à une autre dimension de la perception du monde, qui bien souvent, parce qu’elle est au-delà de la norme, reste encore dans le domaine des choses interdites socialement, sauf à être caractérisée comme gay. Peut-être un jour en finira-t-on avec ce type de classification, de même qu’à cette période où seules les fonctions d’éromène et d’éraste étaient définies, on se foutait pas mal de la nature des garçons qui savaient rapprocher leurs corps… Je digresse, bien évidemment.
Armie Hammer par Bruce Weber
Toi aussi, quand tu lis Kérouac, prends un sourire niais
Niaiserie roublarde, disais-je. Parce que, en fin de compte, le film a peut-être cette fonction de consacrer le décor quand le propos initial est l’éveil du désir et de ses doutes, et de faire passer le superflu pour l’essentiel : l’érudition n’est rien si elle n’est pas dans un regard ouvert sur le monde et non dans un huis clos, dans le processus de transformation à l’éveil que permettent les objets que sont les livres, la musique, les représentations de l’esthétique du corps. Prendre l’un pour l’autre expose à toutes les déconvenues, tous les désenchantements. Imaginons un seul instant ce qu’aurait pu être un apprentissage de l’amour entre deux garçons livrés bruts à une autre approche de la vie. On l’appellerait, par exemple I ragazzi di vita. Mais je me trompe de lieu, et d’époque, sans nul doute.
 Dans The tempest, Shakespeare raconte ce monde de l’illusion que se construisent les hommes, incapables d’affronter la nudité de leurs âmes, monde du mirage au désert que l’on remplit de palais vrais ou virtuels et de futures ruines qui feront le bonheur des archéologues, des philosophes, et des anthropologues, prolongeant ainsi cette illusion considérée depuis la terrible certitude de la marche vers le néant…
 « We are such stuff as dreams are made on and our little life is rounded with a sleep ».

17 commentaires:

estèf a dit…

Une si belle démonstration que j’en regrette de n’avoir vu le film...
On comprend mieux aussi la passion enclenchée par ton premier billet, peu d’entre nous je pense ont ton niveau de culture et d’érudition sur les sujets effleurés par ce film.
Tu as dû souffrir à chaque instant !

Celeos a dit…

Souffrir, non, pas à ce point. Mais bien agacé quand même !

Anonyme a dit…

Sommes nous le rêveur.
Je n'ai pas encore vu ce film et pense le faire la semaine prochaine.
Je vous avoue, Céléos, aimer me mettre en état d'accueilir de jolis rêves légers sans doute avec la faiblesse de compenser la dureté du monde...que je rêve sans doute aussi.
Marie

Celeos a dit…

Bien sûr, il faut rêver pour aimer le monde. Mais l'aimer impose de savoir où se trouve la part de réel pour donner au rêve sa plus grande force...

Anonyme a dit…

Voila un article typiquement bobo gavé de sociologie gauchiste.
Pas la moindre fraicheur d'âme. On aurait aimé, pour faire savant, une allusion à Boccace et son Décameron dont les personnages aristocratiques tentent d'échapper à la peste (ici la politique) en racontant à tour de rôle de belles histoires d'amour. N'est-ce pas le cas ici ?
JPB

Silvano a dit…

On ne pourra vous reprocher un manque d'honnêteté intellectuelle, Celeos : un tel "billet-fleuve" sur un film que vous n'avez pas aimé, aussi solidement argumenté, donne évidemment matière à réflexion. Vous citez fort peu le roman dont le film de Guadagnino est l'adaptation à l'écran et, me l'étant procuré pour le lire à Pâques, je meurs d'envie de savoir si le "coupable" est ce réalisateur que vous qualifiez de "mauvais" ou, plus simplement Aciman, l'auteur du livre. Cette critique au scalpel me plaît et permet de comprendre notre (nos) désaccord (s) : elle reflète nos personnalités si différentes, admirablement décelées, vous vous en souvenez sans doute, par Marie, notre élément féminin si précieux, qui - ce n'est pas orgueil de le souligner - aime à naviguer entre nos deux blogs. Mais nos différences ont déjà trouvé à s'accorder à plusieurs reprises ; elles font que nos deux journaux sont éminemment complémentaires. Votre culture, bien plus vaste que la mienne, fait peut-être obstacle, paradoxalement, à la perception sensuelle, voire primitive, qui est la mienne sur le sujet qui nous occupe. Mais vous fûtes touché par le discours final du père et par les dernières images du film que, personnellement, je garderai longtemps en mémoire. Rien que pour cela, et votre long billet en témoigne, "Call me...", qu'on le veuille ou non, est un film important. Amicalement.

Celeos a dit…

@Silvano : Merci de votre commentaire apaisant. Encore une fois, aimer ce film -ou un autre - n'est pas le problème. J'ai expliqué la teneur de mon agacement tout au long du film, peut-être pour dire qu'on est passé, si Guadagnino avait su le faire, à côté d'un travail bien plus fort, et mon impression est davantage celle d'un gâchis que d'une véritable détestation.
Oui, nous avons eu certainement des points de complémentarité. Vous le savez, j'aime les blogs qui savent s'investir dans une sincérité, et je crois savoir que vous pouvez nous donner encore de très belles pages dans le vôtre. Elles demandent, c'est certain, du temps, mais les plus belles images de beaux garçons ne pourront jamais les compenser. Je ne sais pas si ma culture est vaste, ce n'est pas le problème et je ne cours à aucune concurrence en ce domaine, chacun ayant la propre richesse de son expérience. La curiosité et l'investigation restent, en tout cas, à mon sens, la seule manière d'être investi dans ce monde qui nous est, à nous, "garçons sensibles", peut-être plus irritant qu'à d'autres. Nous y sommes, c'est certain, quelques tesselles d'une grande et belle mosaïque.
Je vous transmets mes amitiés.

@JPB : Quel gros chagrin, JPB ! Vous avez oublié "islamo" à gauchiste. Oui, vous avez raison, je suis tout cela, et assez fier de porter ces valeurs quand je suis parfois confronté à des gays bien conformistes, bien réacs, dans les lieux que mon métier m'amène à fréquenter. J'ai toujours associé homosexualité et liberté de penser et de faire, mais comme la réalité me donne tort !
Concernant le Decameron de Boccace, j'avais présenté, il y a fort longtemps je crois, la version cinématographique de Pier Paolo Pasolini.
Je vous fais un gros câlin de bobo rural, et si vous voulez une belle histoire de deux garçons avec une happy end, il y en a je sais, cherchez un peu sur Youtube, Dailymotion ou Vimeo : la production de la culture gaie est loin d'être absente, même si elle n'a pas eu les moyens promotionnels démesurés de Luca Guadagnino.

Silvano a dit…

Celeos, vous connaissant, vous voir désigné sous le terme "bobo" suffit à mon bonheur en ce jour de poissons.

Celeos a dit…

@ Silvano : ;-)

Anonyme a dit…

Pour être franc, Celeos, j’ignorais l’existence de votre blog. C’est au travers de « Bibliothèque Gay » que j’en ai pris connaissance depuis quelques jours.
A la place de « Call me… », vous auriez souhaité une œuvre de combat façon Almodovar ou Pasolini là où il nous est proposé un superbe conte dans une Italie de rêve.
Mais le roman d’André Aciman n’est pas un morceau d’exultation mais un roman d’une grande finesse psychologique dont la transposition cinématographique ne devait pas être aisée.
Aux dires du romancier lui-même, le film a amélioré son œuvre. Il en résulte un scénario très allusif, passé entre les mains de James Ivory, propre à bien des interprétations contradictoires.

De nombreux problèmes sont abordés, mais sans dogmatisme : la politique italienne tapageuse, la sensualité éternelle et exemplaire des bronzes antiques, la chance pour Célio d’être né dans cette famille et échapper à la maison de redressement dixit Oliver (qui travaille sur Héraclite, me semble-t-il).
C’est votre filtre gauchiste qui altère votre vision, pour estimer, avec Bourdieu (bien sûr), que cette famille juive affiche sa culture et son héritage ( !!) de façon ostentatoire. En effet, quoi de plus naturel que de trouver des livres et des objets chez des universitaires et un piano à queue puisqu’il y a un musicien. Le décor n’a rien non plus d’extraordinaire. On est en Italie, pas à Lens. J’aurais aimé que vous évoquiez quelques plans de paysages à couper le souffle et une illustration musicale assez sublime.

Bien sûr, on ne retrouve pas le passage ravageur de Térence Stamp dans Théorème. Mais il s’agit ici d’exposer le débat intérieur de Célio et son évolution marquée, par exemple dans le film de la réticence à porter une chemise voyante, offerte par le couple âgé gay, à celle assumée du dernier plan époustouflant du film.
C’est un beau conte sucré, mais si vous êtes « islamo » les gâteaux au miel ne doivent pas vous déplaire, à moi non plus.
A mon sens un tel film, s’il pouvait être vu par de nombreuses familles, serait plus propre à faire avancer notre situation que les défilés de chars à la gay pride. Mais si ce film est accessible dans les grandes agglomérations, je constate qu’il peut ne pas être diffusé dans aucunes salles d’un département entier !
Cela dit j’attends la liste des films qui ont votre imprimatur et même celle des bluettes.
Bien cordialement
JPB

estèf a dit…

J'hésite, j'hésite... vais-je allez voir "Call me..." ou bien Celeos à la prochaine Gay pride ?
En tout cas, joli débat, il y a de l'argument dans l'air.

Silvano a dit…

Pour taquiner JPB : le personnage s'appelle Elio et ne s'habille pas chez Célio. Même qu'il a un polo Lacoste.
Le piano du film est un Bösenderfer, rien que ça.
estèf : n'hésitez plus trop,le film quittera l'affiche bientôt.
Cel(e ou i, je ne sais plus)os : je viens de finir le roman. C'est bien adapté, en fait. Finalement, le film se suffit à lui-même. Pour la littérature, on peut passer.

Celeos a dit…

@Silvano: Moi je fais comme Armie Hammer, je m'habille chez Bruce.
Ce que j'ai lu du roman ne m'a pas donné envie de le lire en entier, notamment la scène finale où Elio retrouve Oliver à la fin de son cours en amphi. Et je crois que le scénario de James Ivory s'est heurté à cette mise en scène sans poésie de Guadagnino.

@JPB : Vous m'obligez à vous répondre un peu plus longuement! Je prépare un prochain billet.

@estèf: va voir Call me... Mais prépare tes pecs et viens me rejoindre à la Guêpe raide, où j'arborerai ma plastique impeccable...

joseph a dit…

J'espère qu' ARTE diffusera un de ces films, quoique vu la sélectivité dont ils font preuve j'ai des doutes raisonnables ; Be TV sans doute en exclusivité et pour les vieux abonnés ... comme cela si je m'endors devant une bluette, je ne risquerai pas le cauchemar; acceptez d'un presque 70 tenaire de ne plus fréquenter les salles obscures pour endormissement quasi immédiat dès que l'obscurité arrive et parfois même avant -

Celeos a dit…

Pas de souci Joseph, d'ici un an ou deux, vous allez les voir. Allez, hauts les cœurs, allez au cinéma, vous n'êtes pas obligé de manger du popcorn !

pepito a dit…

pardon
je ne sais plus ce que j'ai écrit...
il y avait des idées... mais pfff...
j'étais ivre...
on ne devrait pas boire...
bises
JL

pepito a dit…

tout ce dont je me souviens c'est la posture du militant de base. je te pense plus intelligent que ça... tu n'aimes pas le film parce que tu ne veux pas aimer le film, la chose est claire. comme tous mes amis libétaro-gauchos qui refusaient de lire Céline et/ou Proust de "peur d'aimer ça".
laisse toi aller...
je pense que tu dois être dans mes âges, sans doute plus jeune...
allez... la gauche prolétarienne est morte et enterrée... je suis le premier à la pleurer... mais je me suis fait une raison...
la seule chose qui me fasse encore bouger ma carcasse, c'est la beauté... et là, on en a pour plusieurs existences... alors pourquoi s'en priver ? la beauté, hein... pas le joli...
et encore une fois, je n'ai absolument rien à foutre de l'histoire de tarlouzes du film... ça n'existe pas... c'est un non événement...
moi, les pédés, je les encule... comme dirait l'autre...
allez, sur ces élégances...
je te laisse
et te bise sur les deux fronts...