Je préfère le dissensus dur au caramel mou

Je préfère le dissensus dur au caramel mou
Medusa – Il Caravaggio

Parfois on aimerait, face à la violence du monde, qu’un garçon vous prenne dans ses bras et murmure : « Ça ira, je suis là, on connaîtra des jours meilleurs… »

vendredi 2 février 2018

Avanti popolo alla ricotta

La Ricotta
Cet autre pays du fromage qu’est l’Italie donne parfois à confondre la ricotta et la mozzarella. Ce serait une grave erreur de goût de prendre l’une pour l’autre : la plus répandue dans les restaurants est la mozzarella, produite par les usines à vaches de Campanie, selon la légende urbaine en vigueur. Ce n’est pas parce que j’aime l’Italie que tout est bon à y prendre, et en ce qui me concerne, la mozzarella m’a toujours paru estouffe-chrétien. Ou alors je ne suis jamais tombé sur une mozzarella de qualité, ce qui est fort possible, malgré mon goût prononcé pour les lieux de raffinement gastronomique.
La ricotta, l’autre fromage frais, est à l’origine un fromage de brebis, recuit, comme son nom l’indique, ce qui veut dire que le premier produit du lait de brebis est destiné à un usage de premier choix ; le petit lait recuit donne cette ricotta, et donc elle est destinée, comme second choix à un usage beaucoup plus populaire. À l’origine.
En 1963, Pier Paolo Pasolini tourne La ricotta, film de court métrage, destiné à faire partie d’une production cinématographique de collaboration entre Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini et Ugo Gregoretti, chacun apportant un regard singulier sur la société et qui sort sous le nom de Rogopag.
La ricotta est une farce, avec un côté grinçant. C’est le troisième film de PPP. Accatone, le premier, est directement inscrit dans le néoréalisme de l’époque, montrant comment la société italienne produit des mauvais garçons, dont l’amoralisme interroge les systèmes de pensée que sont les deux grandes idéologies qui mènent l’Italie : le catholicisme et son arrière-plan fasciste qui a dû rendre les armes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le communisme, qui prend peu à peu ses distances avec le « grand frère soviétique ». Dans cette soupe idéologique, PPP apporte son épice aigre-douce. Il est à la fois catholique, membre du Parti communiste, en restant forcément critique sur les appareils que constituent ces institutions. Mais le fondement philosophique de son œuvre ne varie pas : il est chrétien, c'est-à-dire convaincu que le monde est destiné à rendre sublime la nature des pauvres gens ; en cela, il y a ainsi bien des points communs entre Genet et Pasolini, mais la singularité de leurs œuvres respectives ne rend pas aisée leur comparaison. Si leurs formes sont extrêmement différentes, le prétexte de leur création est fondu au même creuset. Ce n’est toutefois pas le lieu de les faire encore se rencontrer ; curieusement leurs trajectoires respectives auraient pu permettre cette rencontre. On imagine la gerbe d’étincelles qui aurait résulté de leurs échanges. Cela n’a pas eu lieu.
La ricotta, donc. Le prétexte est une farce, je l’ai dit. Mélange entre un mystère médiéval, ce genre théâtral qui mettait en scène des sujets religieux, et les arrière-scènes qui se jouent dans les coulisses du tournage. Une mise en abyme, donc, qui, PPP l’annonce au début de son film, a pour objet de mettre en perspective la pureté des textes évangéliques, leur esthétique sociale, et la trivialité de l’Église catholique et de ce que les pratiques religieuses sont, dans leurs grandes lignes, devenues. On voit quelques années plus tard dans le Roma de Federico Fellini, avec sa propre grammaire cinématographique, les mêmes critiques. Opposition alors entre le sacré du prétexte et le profane de la vie quotidienne. L’obsession de la faim, qui vient alors tout fédérer, comme allégorie de la demande du peuple en premier. Faim de sens, faim de l’esprit, que PPP transpose en faim de l’estomac, tout court.
Une scène de la passion, en couleur. Le passage de la couleur au noir et blanc est celui du choix de la fiction et de la réalité : lorsque, un an plus tard, PPP tourne Il Vangelo secondo Matteo, la force du propos lui impose le noir et blanc, de la même manière qu’Accatone avait été tourné en noir et blanc. La couleur est le choix esthétique des péplums, des superproductions américaines. Là, la couleur est la référence, volontairement surjouée, au baroque des églises catholiques italiennes — voire espagnoles parfois — qui s’enfoncent dans le dolorisme de la passion du Christ pour mieux en dénoncer les outrances, la fausseté des sentiments, l’inadéquation avec la réalité — en noir et blanc — des situations sociales.
Dans le même temps, on twiste, en Italie aussi avec les anges qui n’hésitent pas à jouer de leurs trompes — profanation ! — car tout cela n’est pas sérieux, n’est moins sérieux que jamais, sous l’œil du réalisateur, campé par un magnifique Orson Welles. Au journaliste qui vient l’interviouver sur le sens de son film, il répond aux quatre questions qu’il lui accorde : «  Je veux présenter un catholicisme secret, archaïque », parlant ainsi à la place de Pier Paolo Pasolini. Le peuple est le plus « analphabète », la bourgeoisie la plus « ignorante » d’Europe. Avant de laisser repartir le journaliste, le réalisateur lui lâche : «  Je suis une force du passé ». PPP reprend ici un vers de ses poèmes qu’il publie chez Garzanti l’année suivante : Poesia in forma di rosa – « Poésie en forme de rose »*. Le journaliste ne comprend visiblement pas. Le réalisateur explicite son propos : les ruines du passé, de l’Antiquité ont un sens, perdu aujourd’hui par la modernité consumériste.

L’environnement des acteurs illustre pleinement le propos du réalisateur. L’acteur qui joue le « bon larron » est le symbole même de cette faim permanente, jamais rassasiée, qui parvient malgré tout, par un artifice qui relève de la farce, à acheter le restant de ricotta du fromager, et à s’en gaver jusqu’à n’en plus pouvoir. La scène du retable, proprement dérisoire, appelle celle où le spectacle se passe à regarder la ricotta être dévorée, en accéléré, par le larron. Au manque de nourriture tout d’abord succède l’excès d’ingestion, sous les rires et la complicité de ceux pour qui tout devient spectacle, le strip-tease aussi bien que le fait de manger. Nul doute que certaines scènes de Fellini dans Le Satyricon ou de Marco Ferreri dans La grande bouffe, se sont inspirées de La ricotta (et sans doute également, la scène finale, qui a dû inspirer les Monty Python pour La vie de Brian).

Le lieu de tournage n’est pas indifférent : on est dans cette zone indéfinie, entre les pacages où vont les brebis et les « terrains vagues » encore délaissés tant que les barres d’immeubles n’ont pas tout envahi. On est dans un « entre-deux » inconfortable, où seule l’incapacité de comprendre les enjeux du lieu permet encore de se déplacer, dans une errance sans perspective de futur.

La férocité de la scène finale vient conclure le propos : sous les appareils des photographes, le producteur du film vient en troupe rencontrer le réalisateur, et assurer de sa présence les derniers moments où les crucifiés rejouent la scène du Golgotha. La caméra passe de la plongée à la contre-plongée pour donner toute sa profondeur à l’ensemble de la scène. C’est Stracci, le bon larron qui doit prononcer les paroles qu’il adresse au Christ, lui demandant de se rappeler son nom lorsqu’il sera « auprès du Père ». Le nom de Stracci, est une ironie absolue : il signifie en français « guenille », « chiffon ». L’assistant somme Stracci, sur sa croix, de prononcer les paroles. Mais Stracci a trop mangé, et d’un dernier sursaut, expire d’indigestion.

La satire est énorme. Elle est cependant à la mesure de l’Italie de l’époque. L’Eglise catholique ne s’y trompe pas qui intente un procès à PPP pour injures à la religion d’Etat, et blasphème. Il est condamné à quatre mois de prison avec sursis. PPP fait appel de ce jugement, et entretemps, tourne Il Vangelo secondo Matteo. Là, le propos est totalement différent. PPP montre dans ce film sa véritable attache au texte de l’Évangile de Matthieu. Pour le coup, l’Église catholique retire sa plainte contre PPP. On trouvera sur ce blog l’article que j’ai consacré en 2015 à ce film ici :


Et pourtant, on a dans cette farce tout Pier Paolo Pasolini, toute sa critique, forcément datée (cinquante-quatre ans !) de ce que la société est devenue. Force est de constater que ce qu’il disait du consumérisme — mais cette critique est aussi vieille que le capitalisme ! — est toujours d’actualité, de même que la soumission au monde des nantis, qui n’existe que parce qu’un ensemble extrêmement bien hiérarchisé de valets mangent les miettes que ces nantis leur octroient. Belle description de ce système dans lequel il implique le réalisateur : à chaque ordre de départ de caméra, une cascade d’assistants répercutent les mêmes paroles jusqu’au cadreur.
Je le disais dans un billet précédent sur PPP : l’ensemble de son cinéma n’a pas pour objet de montrer une évolution de sa pensée qui va d’Accatone à Saló. Chaque film de PPP, jusqu’à 1975 qui est l’année fatale, apporte un regard qui complète le puzzle de son œuvre cinématographique.
Ainsi, La ricotta ne doit pas être considérée comme ce sketch qui n’intègre Rogopag que pour des raisons de financement et de production, mais comme la partie bouffonne de son discours, pourtant clairement explicite dans le film, sur la société italienne et européenne. En ce sens il faut le regarder, je le crois, avec toute la gravité de ce que Pier Paolo Pasolini avait à dire, qui n’exclut pas, au contraire, la capacité à rire et à l’autodérision, à laquelle il s’est essayé avec Uccellacci e uccelini.

(Le film dure 35 mn environ ; prenez le temps de le regarder tranquillement.)

 * On peut lire le poème de PPP dans le billet que j'ai consacré au livre de Pierre Adrian, La piste Pasolini :

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Cela semble un vertige.
Des crucifiés et le monde qui joue à jouer.
Chacun à son rôle qu'il tente d'alléger par le rire, la musique ou tout autre chose.
Puis la mort qui semble la réalité face aux illusions.
"Le poète se fait voyant..."
Marie

Celeos a dit…

C'est d'une grande actualité, n'est-ce pas ?

estèf a dit…

Ainsi donc la ricotta est une brousse ou un greuil, je n’avais jamais fait le rapprochement !

estèf a dit…

Et sinon, la mozzarella au lait de bufflonne est la seule qui vaille la peine, l’autre industrielle de vache fabriquée n’importe où dans le monde n’a aucune saveur. Ce n’est pas le même prix d’ailleurs, comme pour la fêta. Mais tu devrais t’y connaître mieux que moi sur le sujet, non ?

Anonyme a dit…

Particulièrement, en cette époque, oui.
Mais n'est-ce pas de tout temps, juste moins visible en certaines périodes?
N'est-ce pas simplement la nature de l'Homme...qu'on ne peut s'empêcher d'aimer, de consoler, de bercer?
Marie

Celeos a dit…

La mozzarella a subi les effets de nombreux scandales dans l'industrie du lait. Mais encore une fois je ne suis pas fana même au vrai lait de bufflonne. J'en ai mangé au mois de septembre, dans un pince-fesse très distingué qui était passée à la flamme. Franchement pas. La feta, par contre qui dispose d'une AOP, donc vient de Grèce et, en principe de brebis locales est pour moi un vrai régal. La ricotta est effectivement à rapprocher de la brousse et du bruccio corse, chacun ayant ses particularités et ses propres saveurs. En ce qui me concerne, je raffole de la brousse de Hyelzas, au lait cru des brebis du Causse Méjan.

Celeos a dit…

Ah, la nature de l'homme, Marie ! Consoler quand c'est nécessaire - et très souvent - et houspiller, bousculer, remuer, invectiver encore plus souvent ! Mais c'est la tendresse dont le déficit paraît toujours le plus criant.