Mes chéris,
Ça me fait drôle de vous appeler
« mes chéris » : c’était elle qui commençait ainsi ses courriers
quand elle nous écrivait collectivement. Aujourd’hui, j’ai l’impression
d’endosser sa personnalité, comme le fait le héros de Psychose joué par Anthony Perkins, dans le film de Hitchcock,
s’habillant comme celle qu’il a tuée et rejouant son personnage, mettant ses
robes. Non franchement, je ne me verrais pas mettant ses robes, ni en endossant
quelconque de ses traits de caractère. Je la laisse où elle est, non dans
l’oubli — pourrais-je jamais l’oublier ? — et je vais formuler autrement
les choses, à ma manière. Oublions alors « mes chéris ».
Ça me fait drôle également de
vous répondre comme si le billet « Refugees » avait été fait à votre
intention et comme s’il était nécessaire d’avoir à justifier ce qui m’étonnait
dans mon billet. Oui, ce que je disais dans ce billet m’étonne encore :
« Je suis peut-être le seul
blogueur de la blogosphère gay à parler de ces problèmes qui taraudent notre
temps et nos sociétés encore un peu plus confortables, dans cet ouest de
l'Europe. J'ai conscience que la blogosphère gay ne vient pas chercher sur un
site des informations ou des humeurs qui risquent de ne pas paraître compatible
avec le goût pour les fesses des garçons. »
Je ne m’adressais à personne en
particulier, faisant simplement le constat que les problèmes sociaux, de
manière générale, sont absents des préoccupations de la blogosphère gay. C’est
simplement un constat. Vous me répondez, l’un et l’autre que votre implication
n’est pas en reste, l’un sur un « mur » Facebook et sous son
véritable nom, l’autre que la vie ne se limite pas à ce qu’on publie sur un
blog. Certes, certes, en disconviens-je ? Je ne suis pas un surfeur de la
Toile tous azimuts, mais j’aime assez me promener sur les blogs gay de gens
plus jeunes ou plus âgés que je ne le suis, sans jamais trouver d’échos ou de
préoccupations de mes propres indignations. Encore une fois, c’est seulement un
constat, et non un reproche à qui que ce soit.
Mais ce qui me paraît étrange
encore, c’est la mention « j’en parle sous mon vrai nom sur mon mur
Facebook » que me dit Silvano. Là surgit peut-être ce qui pose vraiment
problème, et que je crois sans véritable solution : une sorte de
schizophrénie s’est installée dans la blogosphère gay, qui fait qu’il est
possible de parler d’un certain nombre de sujets sous son véritable nom et que
s’agissant des préoccupations gaies, on est tenu de conserver une espèce de
discrétion comme si les pratiques sexuelles, les comportements que l’on peut
avoir parce que l’on éprouve un désir érotique pour le même sexe que le sien
était sinon condamnable, du moins sujet à caution, et que ce qu’il faut bien
appeler une norme venait, comme une sorte de gendarme intransigeant, dire ce qui
est de l’ordre du compatible avec la vie banale et ce qui ne l’est pas. Ainsi,
on ne parlerait que de l’esthétique des fesses, ou de la bite — et encore
faudrait-il en parler, et ne pas se contenter de constituer une sorte d’album
photographique en continu au rôle bien ambigu, en fin de compte — et ce qui est
du ressort de la vie « normale » pourrait être discuté sous
l’identité réelle. Et tu me dis, estèf, que je fais ce constat parce que j’ai
« une vision très communautaire du monde gay ». Ah, non, tu fais un
contresens. S’il existait une « communauté » gay je la fuirais très
vite. C’est bien parce que j’essaie le moins possible de m’abriter derrière une
attitude gay ou un pseudo que je n’établis pas de séparation de ce que je suis
ou fais en tant que gay ou bi, et ce que je pense tout simplement en tant
qu’être humain. Et nous le savons tous, que l’usage d’un pseudo n’est pas tant
un exercice de style, un goût pour une identité différente, que la nécessité de
s’abriter un peu à l’écart d’un monde qui a conservé un immense part
d’hostilité envers les gays : il faut donc se protéger par rapport à son
propre milieu de travail, sa famille, ses compagnes, qui ne soupçonnent rien
sans quoi le monde s’effondre… Le copain Arthur a bien mis le doigt sur une pratique
du secret dont tous les gays sont plus ou moins préoccupés, sinon à être
plongés dans le seul « milieu » gay (« hors milieu »,
lit-on parfois sur des sites de rencontres…).
Alors ? une identité et des
prises de positions engagées sous l’identité « normale » que la
société nous a attribuée, et de l’autre une identité où on se laissera aller à
dévoiler nos goûts pour ce que la société « normale » appelait
autrefois l’ « inversion », comme si, somme toute, il s’agissait
de trouver un lieu, la blogosphère gay, où on pourrait se laisser aller tout à
son narcissisme, son obsession de son propre ego et de l’image des garçons, de
celle qu’on renvoie ou qu’on essaie de renvoyer, parce qu’en fin de compte la
blogosphère fonctionne comme une espèce de miroir avec lequel on joue de ses
reflets. Oui sans doute, c’est bien une sorte de schizophrénie que de vouloir
exister avec ses fantômes anciens ou plus récents.
Je ne sais pourquoi, je n’ai
plus vraiment d’intérêt pour cela. Sans doute suis-je encore capable de m’émouvoir
pour la narration d’un moment de séduction entre garçons. Sans doute suis-je
encore capable moi-même de jouer avec mon propre désir et faire ce qu’il faut
pour qu’un échange de reconnaissance se passe avec un autre garçon, qui n’est
souvent plus un garçon depuis longtemps, d’ailleurs.
C’était la Gay pride ce jour. Je
n’y suis jamais allé. Je ne m’y suis jamais reconnu, malgré la tendresse que
j’éprouve pour ces garçons qui se sont révoltés à Stonewall dont la gay pride
reste la mémoire, l’hommage et le refus des discriminations. Je crois encore que
ma façon d’être gay reste décidément hors de toute démarche collective, et que
mes engagements sont scellés par d’autres sensibilités ou d’autres compassions.
Je crois que j’avais écrit, je ne sais plus quand, que j’étais un queer chez
les queers. La normalisation du monde gay ne m’a jamais convaincu. Rien ne me
fait tant horreur que les familles, les mariages et tous les sacrements qui
peuvent faire croire à la possibilité d’une quelconque normalisation. Je
m’interroge sur cette manière de vivre caché lorsqu’il s’agit de ne pas révéler
à ses proches son goût pour les garçons. Je ne veux pas dire pour autant qu’il
conviendrait de faire son coming out
à tout prix. Non, je m’interroge, seulement. Rien n’est naturel et rien ne va
de soi. Je ne sais rien de ce que sera l’avenir pour les gays en Occident, dans
les pays musulmans, en Tchétchénie, ou dans les pays que les religions
attardées maintiennent en état de contrainte et de souffrance. Je ne sais rien
de tout ça et reste maintenant dans une autre relation au temps, où
l’imaginaire me permet d’accéder à d’autres périodes et d’autres lieux. Mais ce
que je sais de notre temps est que s’il existe une affirmation ou une
revendication d’être de ceux qui aiment des personnes du même sexe, cette
revendication ou cette affirmation ne peuvent être traduites par d’autres voies
que celles de la solidarité exprimée envers d’autres minorités, et tout
simplement parce qu’être gay a apporté à tous les garçons des discriminations
qui nous ont conduit à être d’une
certaine nature. Il est possible qu’un certain nombre de gays refusent cet
état de fait. Les gays que l’on retrouve au Front national, partageant ainsi
dans leur parti leur rejet de l’altérité me semblent être dans un déni de leur
propre nature. Un gay ne devrait pas voir le monde de la même manière qu’un
hétéro, parce que la conception d’un monde normatif n’est tout simplement pas
imaginable, tout simplement parce que le monde n’apparaît pas de la même
manière lorsque on appartient au monde des dominants ou au monde des humiliés.
Mais les gays également ont le droit de se tromper, et de vivre comme si les
milieux sociaux segmentés dans lesquels ils se trouvent leur donnaient la
capacité d’agir en parfaite méconnaissance de cette certaine nature. Tout au moins en ont-ils l’illusion, ou veulent-il
faire comme si, jusqu’au jour où le réel les rattrape en plein visage. C’est
peut-être ce qui risque de se passer pour un certain vice-président d’un parti
politique d’extrême droite.
On risque de m’opposer que la
normalisation de la place des gays est une avancée sociétale permettant de
retrouver des gays dans tous les partis politiques, tous les milieux sociaux.
Bullshit ! Balivernes et poudre de perlimpinpin ! S’il y a des gays
dans tous les milieux sociaux, il est clair que tous ne vivent pas leur
homosexualité de manière égale. En fin de compte, c’est la norme absolue qui
gagne, toujours. Que la France d’aujourd’hui soit celle du rejet majoritaire
des étrangers, du retour des cathos trados, des traditions débiles et du
flicage généralisé de la société en dit assez sur ce que peut être ce goût pour
la norme. Qu’un flic homosexuel, après tout plutôt sympathique d’après ce que
l’on a appris après sa mort, se soit fait dégommer par un abruti dont la
pulsion de mort seule l’animait, reste éminemment regrettable. Je ne suis pas
sûr toutefois que cette mort soit le prix à payer pour une acceptation par la
société que deux mecs couchent ensemble de manière normale.
Enfin, il faut conclure, même
s’il n’y a pas de moralité à tout cela et que le débat sur la normalisation de
l’homosexualité ne se résoudra pas aussi simplement. Ce texte formalise
simplement ma seule inadaptation à cette blogosphère dans laquelle je suis
arrivé non par hasard mais de manière fortuite. J’ai essayé de proposer ce que je souhaitais dire de ma vision de
garçon gay ou bi, dans laquelle, si j’ai parfois évoqué certains de mes émois
amoureux, j’ai essayé de dire que mon goût pour la beauté, pour la justice, mes
indignations ne faisaient qu’un tout indissociable, car, je le répète, la
nature humaine ne se divise pas. Sans doute est-ce difficile de vouloir
concilier des choses qui sont considérées justement comme relevant de domaines
différents. C’est sans doute une question de culture ; ou une question
d’âge. Dans ce dernier cas, il me reste encore un peu de temps pour parler dans
ce blog de choses qui me tiennent à cœur et pour publier encore quelques textes
d’amour pour les garçons. Mais comme toute chose connaît un commencement et une
fin, je m’approche progressivement de la fin de ce blog. Il m’aura accompagné
quelques années, et je prévois encore quelques mois de publications.
Voilà mes amis, ces quelques
réflexions que vos commentaires m’ont suscitées. Nos différences
d’appréciation, nos différences d’être enrichissent de toute évidence cette
blogosphère. Chacun se doit de garder le chemin qu’il a su se tracer :
c’est ainsi que je vais continuer. Et ce texte n’appelle pas de commentaire, il
n’est pas un appel à une discussion, juste une humeur, entre autres.
9 commentaires:
D'accord, je ne commenterai pas, mon chéri.
Moi, je vais faire un commentaire!
Justement, pour moi, être homo, c'est osé! Et c'est parce que je suis homo que je me permets d'oser. Et ce d'autant plus, que j'apprécie et ce texte, et ce blog, même si parfois mes opinions diffèrent légèrement. En effet, comment croire que nous serons un jour, comme les autres? Il suffit de faire le tour de notre monde du travail, de nos relations pour s'apercevoir que nous sommes différents et donc exclus. Essayez de gravir des échelons dans la plupart des sociétés en affichant votre homosexualité! Il faut être meilleur que les femmes!
Alors, oui, j'aime ce blog, car il renferme un vent de révolte, beaucoup de culture, un carrefour d'intellectuels que j'apprécie voire que j'aime, et une ouverture sur le monde grec d'aujourd'hui que je ne connaissais guère. Ainsi, je retrouve les éléments lorsque lointain provincial adolescent, perdu au milieu de la garrigue, j'imaginai le monde parisien et homosexuel. Je lisais "le banquet" et je songeai à ces fameuses discussions.
Mais ce qui importe c'est l'instant, là, maintenant, alors oui, ce blog va me manquer, mais je saurai que quelque part quelqu'un est capable d'écrire tout cela, et que mes rêves d'adolescent ne sont pas si loin!
Merci.
Francois B
Merci de ce beau témoignage, François. Je prévois encore quelques mois de publications.
Nous nous réjouissons de ce sursis de quelques mois, merci infiniment pour ce blog Celeos.
Merci à vous Chris.
C'est que j'ai du être mal construite...j'ai un faible, une douceur plutôt, pour les gens qui me cassent...disons les pieds.
Marie
Vous n'aimez pas les bonbons ? Je sais en tout cas que vous aimez les fleurs, même si elles sont périssables, pour rappeler le grand Jacques.
Je vous embrasse, chère Marie.
Comment ne pas sauter à pieds joints sur l'expression casse- bonbons que m'inspire les commentaires (ou que les commentaires me tendent comme perche incommensurable)? Il y a tant de philosophie, de réflexions argumentées dans votre texte que j'ai du mal à formuler ce que je ressens à cette lecture, partagé que je suis en quelques sentiments ou ressentiments; alors je me réfugie dans mes sciences occultes à moi , teintées de mathématiques et physique quantique pour dire combien je ne peux adhérer à l'idée d'un homme qui ne soit qu'un, alors que pour moi il est multitude tant qu'il n'a pas atteint la félicité suprême (combien de réincarnations?) d'être que lui-même , alors que tout l'univers repose en réalité sur le fait qu'on ne peut au même instant savoir l'endroit et le moment!
Être à la fois un et multiple: beau paradoxe, compliqué à vivre, Joseph !
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