L'auberge des orphelins

vendredi 29 juin 2018

Explicit

Vingt-neuf juin 2018 : c'est le temps de partir, ou tout au moins d'arrêter, en tout cas de fermer. It's just closing time. 


dimanche 17 juin 2018

Portrait d'un jeune homme grec

Il y a quelques mois ce portrait était en vente publique. J'en suis tombé immédiatement amoureux. Il fut peint par le grand Yánnis Tsaroúchis en 1966, à Athènes, j'imagine.  Il appartient à une série de différents portraits de jeunes gens peints par Yánnis Tsaroúchis. Je n'ai pas retrouvé sa trace dans le catalogue édité par le Musée Benaki qui a réalisé en 2010 la magnifique exposition rétrospective consacrée au peintre disparu en 1989.

Il se dégage de son regard une gravité, ou peut-être davantage, une interrogation face au monde, qui me paraît bouleversante. Je n'ai pu l'acheter, trop coté pour mon pauvre budget. Ce jeune homme, qui devait avoir une vingtaine d'années en 1966, en a cinquante-deux de plus aujourd'hui, s'il vit encore. Ce n'est sans doute pas tout à fait un vieillard. Je me plais à imaginer qu'un jour je l'ai croisé, le visage hâlé, maintenant tanné, le dos encore droit autant que sa détermination à avancer sans détour dans la vie, dans une rue d'Athènes, vers le boulevard Sygrou, ou encore la petite rue de Tripodon, se dirigeant vers le monument de Lysicrate où il avait rendez-vous avec un jeune homme, négligeant le fait que cinquante-deux ans auparavant, Yánnis Tsaroúchis avait immortalisé les traits de sa jeunesse.

Mon émoi, pensant à lui aujourd'hui autant qu'alors, conserve toute son intensité.


Yánnis Tsaroúchis - Portrait d'un jeune homme- huile sur carton et toile - 1966

mercredi 6 juin 2018

Tristesse dans ma bouche

J'apprends le décès de Marc Ogeret. C'est dans son interprétation qui reprenait la musique d'Hélène Martin, que le texte de Jean Genet Le condamné à mort avait pris pour moi toute sa dimension nostalgique. Cette interprétation m'a longtemps accompagné, prêtant à Genet une voix que je ne connaissais pas encore. Mais Marc Ogeret avait donné à la chanson française, revendicative, anarchiste, toute sa force. Il avait quatre-vingt six ans. Que le temps a passé !
Je pense à lui, je pense également à Hélène Martin qui en a quatre-vingt dix. Les années vont et il semble qu'on ne gagne rien, ni en liberté, ni en partage d'humanité. Il y a ce poème de Guillevic qui me revient en mémoire :


La vie augmente

Quand on nous dit :
La vie augmente, ce n'est pas

Que le corps des femmes 
Devient plus vaste, que les arbres

Se sont mis à monter
Par dessus les nuages, 

Que l'on peut voyager
Dans la moindre des fleurs,

Que les amants
Peuvent des jours entiers rester à s'épouser.

Mais c'est tout simplement, 
Qu'il devient difficile
De vivre simplement.

(Gagner, Gallimard, 1949)



Ce qui a augmenté, c’est le nombre des saisons, la capacité à asservir le moindre espace de terre, de mer, et court dans les esprits, déjà, la conquête de Mars. Mon cher Leonard chantait :

Oh, they’ll never, never, ever reach the moon, at least not the one that we’re after…


La seule conquête qui vaille est celle que l’on mène chaque jour vers son effacement du monde, ne laissant que les images de ceux que l’on a aimés, filles et garçons, leur regard tendre ou malicieux définitivement posé dans la mémoire des âges.

J'espère bien que jamais aucun engin spatial piloté par un Hal 9000 (2001, L'Odyssée de l'espace, c'était il y a cinquante ans !) ne laissera poser un pied sur Mars tant que la Terre n'aura pas été rendue à son état initial, sans plastique, ni glyphosate, sans nicotinoïde, sans OGM, sans avion de guerre, ni mines anti-personnel, ni militaires, ni fachos de tout poil, ni flics de toute nature...




Édouard encore


J'apportais récemment mon soutien au prétexte du dernier live d’Édouard Louis Qui a tué mon père, mais je ne l’avais pas encore lu. Je peux maintenant le défendre en toute connaissance de cause, et peut-être d’autant plus que je lis quelques chroniques de détracteurs qui me semblent peu argumentées. Le Courrier picard, au contraire, prend fait et cause pour ce livre, rappelant le paradoxe de ce troisième opus : quatre ans après la parution d’En finir avec Eddy Bellegueule, dans lequel Édouard Louis dénonçait l’oppression familiale d’un milieu homophobe, violent, une sorte de métamorphose s’est opérée. Son regard a changé, ou plus précisément, l’homme a changé. Non au sens où il regrette sa démarche première, c'est-à-dire d’avoir réussi à quitter un milieu délétère, mais au sens où il a compris le rôle des bourreaux et des victimes ; que l’on peut être successivement l’un et l’autre ; parlant de son père quelques années auparavant, Eddy subissait directement les effets d’un système de domination des plus pauvres dans lequel se reproduit la violence, les normes les plus oppressives, les plus carcérales comme une injonction à reproduire de la souffrance. Or la métamorphose a eu lieu. Eddy a changé de nom, est devenu, par un travail de sublimation de cette violence, celui qui est en mesure de nommer les choses. La rencontre avec Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie n’y est pas pour rien : ils ont été, chacun apportant sa part d’expérience et de réflexion sur ce qu’est la violence — le deuxième ouvrage d’Édouard Louis s’intitule justement, et de manière très ambiguë, mais avec le choix d’une hyper subjectivité, Histoire de la violence — un maillon essentiel dans la transformation du personnage qu’est devenu Édouard Louis.

Or cet ouvrage tranche avec les précédents. C’est peut-être ce qui fait les réactions vives de certains chroniqueurs, qui une fois consacrée la place d’écrivain du garçon, regrette qu’il monte d’un cran dans sa démarche d’écriture, se contrefiche de la forme de l’écriture. Je crois qu’il a raison. Non que le livre soit mal écrit, comme l’a dit l’une des intervenantes de l’émission de radio Le masque et la plume, qui n’a pas compris sans doute ce qu’elle a lu ; mais il fallait, dans la manière d’écrire d’Édouard Louis, restituer à la relation avec son père ce qui lui avait permis de s’en détacher : la maîtrise du langage, qui est refusée aux pauvres par le pouvoir.
Le Courrier picard, parce qu’il est concerné, et attentif à l’histoire d’Édouard Louis a, au contraire, parfaitement cerné les motifs de ce troisième temps. Si on ne peut pas accuser Édouard Louis d’insincérité dans son premier ouvrage, on comprend les efforts qu’il a faits pour donner à son récit un contenu littéraire. C’est le code de reconnaissance dont les sots se gobergent, prenant le plus souvent le contenant pour le contenu. L’apparence des choses. Les codes de consommation des classes favorisées qui en font des signes de distinction, en oubliant que le langage du peuple, même lorsqu’il est celui des pauvres, a toujours su se jouer de la complexité du vocabulaire qu’il a magnifiquement enrichi, d’une syntaxe parfois tarabiscotée et du jeu des images et des métaphores. Il n’a fallu que le rouleau compresseur des efforts conjugués de l’État et du système industriel pour détruire ce que naturellement une société populaire était en capacité de créer. Le langage pour se conformer aux ordres des militaires et des contremaîtres de l’industrie n’est pas celui du jeu, de la vivacité d’esprit quand on ne lui demande que la capacité de reproduire les gestes et la force que les machines ne pouvaient pas encore donner.
Édouard Louis, dans ce texte fait œuvre d’abord de beauté, comme dans le geste du sculpteur qui vient tirer de la matière le sujet qui ne peut parler de lui-même. Il place son père dans la posture, dans les gestes de ce qu’il a été, et comme un hologramme, le met en perspective dans ce qu’il est aujourd’hui, ce qu’on a fait de lui, le réduisant à l’état de n’être plus qu’un corps de souffrance, brisé, éventré, asphyxié. Quelle esthétique du langage serait-elle à même de décrire ce qu’un homme, à cinquante ans, est devenu autrement qu’en décrivant avec les propres termes, avec les éléments factuels comment la pauvreté arrive aux hommes, comment elle les terrasse, comment elle les tue ?
Car le mot est lâché dès le titre, et ce n’est pas une interrogation. Qui a tué mon père donne les noms des responsables. En dernière analyse, le responsable est celui qui dispose du pouvoir, qui prend les décisions, ou faute de prendre lui-même les décisions politiques, laisse ceux qui ont le pouvoir pécuniaire décider de la vie et de la mort des hommes et des femmes, de l’avenir des enfants. « L’État ne peut pas tout », disait Lionel Jospin devant la fermeture de Renault à Vilvoorde en 1999. Il peut, en tout cas agir sur les corps, les enfermer, les condamner à vivre moins longtemps, il peut surtout et d’abord les soumettre à sa logique de système. Aujourd’hui, le nom des responsables — on se rappelle également le jeu théologique du « responsable mais pas coupable » dont Georgina Dufoix a inventé le concept en 1991 après l’affaire du sang contaminé par le virus du sida — est connu, à différents niveaux. Et la dilution de responsabilité, des petits chefs jusqu’au Président de la République, n’a pas diminué ce que la volonté du pouvoir a renforcé : la capacité de tuer, de la même manière que les militaires et les politiques se sont partagé cette nuisance pendant la Grande Guerre, et dans l’Étrange défaite de 1940. De la même manière que les mêmes politiques et les mêmes militaires ont laissé sciemment les camps de concentration et d’extermination faire leur épouvantable besogne pendant la durée de la guerre.
Les mots d’Édouard Louis disent encore la capacité de penser différemment quand toute la doxa avait durablement mis en conformisme rétrograde les paroles qui régissent les relations d’un père à un fils. Le fils a permis ce revirement, ce retournement de situation en se saisissant de façon compassionnelle de ce que le père est devenu : « Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre. Nous nous sommes parlé, longtemps, nous nous sommes expliqués, je t’ai reproché la personne que tu as été quand j’étais enfant, ta dureté, ton silence, ces scènes que j’énumère depuis tout à l’heure et tu m’as écouté. Et je t’ai écouté. Toi qui toute ta vie a répété que le problème de la France venait des étrangers et des homosexuels, tu critiques maintenant le racisme de la France, tu me demandes de te parler de l’homme que j’aime. Tu achètes les livres que je publie, tu les offres aux gens autour de toi. Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment les parents, et pas le contraire.
Mais ce qu’ils ont fait de ton corps ne te donne pas la possibilité de découvrir la personne que tu es devenue. »

Le trio Lagasnerie - Louis - Eribon en lecture de la collection blanche de Gallimard. C'est un rien posé !

Parmi les chroniques étonnantes défavorables à Édouard Louis se trouve celle de Frédéric Beigbeder, dans Le Figaro. Bien sûr, Le Figaro. Le titre était « Germinal réécrit par Caliméro ». Bien sûr, la critique de Beigbeder est affligeante, non du point de vue littéraire, dont on se fout. Mais parce que Frédéric Beigbeder montre qu’Édouard Louis a touché là où ça fait mal, le point de vue de classe. Comment ce grand bourgeois pourrait-il comprendre quoi que ce soit de la réalité des pauvres, lui, pur produit de la conscience de classe fortunée ? Un temps il se donna à faire croire qu’il se situait dans une vision de progrès en se rapprochant du Parti communiste français. Chassez le naturel, il revient au galop : sa haine des pauvres est celle de la bourgeoisie, celle de Macron en un peu plus fortuné, peut-être. Se distinguait-il de son frère Charles ? L’homme d’affaires de la société Poweo, qui s’est rapproché très naturellement vu le catholicisme familial ambiant de l’extrême droite non encartée au FN — il participa financièrement à l’achat de l’anneau de Jeanne d’Arc, qui après enquête s’avère ne pas être un cockring. Dommage : il eût été intéressant de découvrir que Jeanne était trans ! Si le grand frère est homme d’affaires avisé, catho en diable, Frédéric joue les décalés, addict à l’hypermédiatisation. Comment alors pourrait-il imaginer ce que peut être la vie de ceux pour qui cinq euros représentent un choix à faire dans les dépenses mensuelles ?
Il est possible que la vie aujourd’hui en France soit devenue plus facile que du temps de Zola, ou des descriptions effrayantes des conditions de travail faites par le Docteur Villermé en 1840 dans les manufactures textiles. Mais à trop vivre dans l’entre-soi d’une certaine littérature, on en oublie que le monde ne s’arrête pas aux limites du périphérique parisien.
« Tu as raison dit son père. Tu as raison. Il faudrait une bonne révolution. »

mardi 5 juin 2018

Clément toujours présent !

Il y a cinq ans, Clément tombait, sous la violence d'un garçon à peine plus âgé que lui, armé, d'après l'enquête, d'un poing américain. L'émotion fut immense. Je ne la rappelle pas ici. Sa mort s'inscrit dans une frise où les mots et les actes participent de ce don prométhéen qui permet de ne pas accepter la fatalité des choses. On y tutoie les dieux, on les toise avec arrogance, et on a raison. Parfois les dieux, qui n'ont dans la cervelle pas grand chose de plus qu'un air léger, laissent s'accomplir la fatalité ourdie par de vilaines Μοιραι. Il n'a fallu que quelques secondes pour couper ce fil. Clément a acquis une gloire que je célèbre aujourd'hui, non parce qu'il est mort, mais parce que son chemin était fait de lumière. Combien eût-il été préférable qu'il ne tombât pas ! Le chagrin partagé est tissé, lui, de tous ces instants dont il a émaillé son parcours, de ses engagements sans regret, de tous les possibles dont son horizon était constellé.

Je pense à toi, Clément, à ceux qui t'ont aimé, ceux dont tu étais une si belle image du miroir sans faille où se reflète parfois le ciel.


Un article de Claude Askolovitch dans Vanity Fair me semble d'une belle tenue pour évoquer Clément et ses parents, mais également la beauté de cette jeunesse engagée contre les saloperies du monde.
On peut le lire ici.

Une Marche des solidarités avait lieu samedi 2 juin. Le Blog de Mediapart a publié cet appel, qui si l'événement s'est déjà déroulé, reste toujours d'actualité. A lire ici.


© Leo Ks/Collectif Oeil

vendredi 25 mai 2018

Italia da incubo

En bon piéton de Rome, de Milan, de Turin ou de quelque lieu que ce soit en Italie, on se persuade que, de toute éternité, l'Italie reste la même, que la piazza della Signoria ne changera jamais, non plus que la piazza Navona, ni les escaliers de la piazza di Spagna où les jeunes gens de toutes nationalités donnent à voir leur satisfaction de s'approprier ce lieu. Je ne sais quel antique objet les smartphones ont remplacé entre leurs mains témoignant de leurs photographies sans grande imagination qu'ils ont été présents à cet endroit précis. Leur présence est un aboutissement d'un moment dans lequel déjà Rome n'est plus qu'un décor comme un autre qui cumule seulement le passage de précédentes notoriétés. Mais peu importe. On ne s'attardera pas davantage sur les trajets qui vont de la Barcaccia à la Fontaine de Trevi, de la via Margutta à la piazza del Popolo. 

Une fois précédente où j'avais été à Rome, la piazza del Popolo accueillait, le lendemain, Matteo Salvini, l'épouvantable leader de la Lega, Ligue du Nord s’entend, dont le discours xénophobe en fait le pendant italien du Front national. Il avait succédé à Umberto Bossi, définitivement rattrapé par des malversations et un AVC. Mais la bête immonde est féconde : si le Movimento Sociale Italiano — MSI — a disparu en 1995, il a engendré la Ligue du Nord et le Movimento Cinque Stelle  — M5S — de l’humoriste Beppe Grillo. Contre toute attente, l’homme du Nord et celui du Sud, a priori ennemis, se sont entendus pour une coalition improbable, et, de fait, dans ce système institutionnel tarabiscoté dont les Italiens se sont dotés — mais qui n’est pas pire que le nôtre, quasiment monopartite si pas encore bonapartiste, se retrouvent comme larrons en foire.

Ainsi sont projetés à la tête de l’Italie les Pieds nickelés : Matteo Salvini, le plus hargneux, Luigi Di Maio, napolitain dont le père était un responsable du MSI, et un troisième larron, Giuseppe Conte, choisi par les précédents pour former le gouvernement et devenir Président du Conseil. Giuseppe Conte ressemble en bien des points à notre zozo de l’Elysée, mais certainement en moins brillant.

Beretti del Sindacato Generale Italiano del Lavoro


Bref, les fondamentaux du pouvoir en Italie sont maintenant ceux de l’extrême droite, dont les thèmes récurrents xénophobes et homophobes vont s’appliquer dans la péninsule. Étant donné les difficultés économiques de l’Italie, le besoin d’Europe et de ses cofinancements feront mettre l’europhobie en veilleuse. Néanmoins, on voit déjà quelques conséquences illustrer l’actualité récente : Médiapart informait de l’annulation à l’Université de Vérone d’une journée d’études sur l’asile LGBT sous la pression de l’extrême droite maintenant au pouvoir. A lire ici.

Les oripeaux servis au tourisme de masse n’occultent déjà plus, à Rome, la dégradation de la ville qui n’a plus les moyens d’entretenir ses infrastructures. On apprenait récemment que plusieurs autobus de la Société Atac, qui gère les transports romains, avaient pris feu non à cause d’un attentat, mais de la vétusté des véhicules ; la piazza Venezia, incontournable dans les trajets romains, est défoncée au point que les scooters des industries japonaises en ont fait leur terrain d’essai ; la mairie de Rome met, paraît-il, à disposition des Romains un formulaire de demande de remboursement pour les frais occasionnés par les voitures endommagées par les nids-de-poule. Ceux qui ont expérimenté les rues romaines savent qu’on s’y tord les pieds sur les pavés de basalte qu’aucun service municipal n’entretient plus. Rome est sans doute, avec une maire qui appartient au M5S, après avoir été gérée par Ignazio Marino, du Parti démocrate, laissant la ville dans un état déjà peu enviable la préfiguration de ce que sera l'Italie dans son ensemble dans quelques années…

L’Italie, dans ses institutions politiques, est peut-être déjà à l’image de ce délabrement de Rome, qui ne laisse plus que la perspective de politiciens définitivement corrompus ou des nervis néofascistes. En matière de fascisme, l’Italie était déjà en avance au XXe  siècle. Quelques indices, pour la France, donnent à penser qu’on ne va pas tarder à rattraper l’Italie.

Je conseille la lecture, pour retrouver un peu d'humour, d'un très bon livre de Achille Corea, Roma senza vie di mezzo, qui vaut largement les Guide du routard souvent mal renseignés, paru en 2010 aux Editions Pendragon à Bologne.


mercredi 23 mai 2018

L'étoile rose

Il y a trente-cinq ans, une amie m'avait conseillé de lire L’Étoile rose de Dominique Fernandez. Le livre était paru quelques années auparavant, et cela fait quarante ans cette année. Je l'avais lu de manière trop rapide. J'étais un jeune homme pressé. Peut-être aussi les événements et l'histoire que raconte Dominique Fernandez me paraissaient déjà loin, alors qu'une partie du livre se déroulait quelques années auparavant, pour moi au sortir de l'enfance.

Je l'ai relu sans presque pouvoir le lâcher, tant il m'a semblé d'une surprenante actualité. Le texte d'introduction, que Dominique Fernandez a écrit en 2012 s'intitule « Trente-quatre ans après ». Il s’agit ainsi de cette période lorsque parut L’Etoile rose, où la place de l’homosexualité dans la société française peinait à sortir de son placard. Dix ans après les événements de mai, dans l’effervescence des esprits, de la volonté des corps de se saisir de la beauté du monde malgré les rigidités de la société, savoir que l’on préférait les garçons aux filles obligeait à se poser contre un certain nombre d’idées reçues, d’institutions attardées, et, dans le même temps, la volonté des peuples à sortir enfin de la pensée coloniale permettait de mettre en action l’autonomie de sa façon d’être et de faire. Cela permit et amena la victoire de la Gauche en 1981, rapidement décevante en beaucoup de perspectives, mais qui délivra le monde homosexuel de l’opprobre auquel son histoire occidentale le rattachait. Trente-quatre ans plus tard, l’état des choses reste mitigé : alors que le mariage peinait à être accepté par une société française déchirée, les thèmes culturels dont le monde gay restait porteur sont passés aux pertes d’un nouveau monde définitivement dévolu à la consommation. « Être homosexuel, ce n’était pas seulement aimer des personnes de son sexe, mais s’opposer au système en place, à ses valeurs, à ses lois, à ses dirigeants. C’était prendre ses distances envers la famille, la patrie, la religion, l’école, c’était choisir la marge et cultiver un ferment révolutionnaire. A présent, le triomphe des gays (au moins sur la scène parisienne) a changé leur nature : ils sont dans le chic, dans la mode, dans la consommation. Ils renforcent le système, ils ne le contestent plus. Ils en deviennent les piliers. » 

Le livre, qui se présente comme un roman, est écrit par David et s’adresse à Alain, plus jeune que David d’un peu moins de vingt ans. Il lui raconte de quelle manière l’histoire des homosexuels reste singulière, et comment, quelle que soit la forme dont on aime les garçons, on ne peut que ressentir ce confus sentiment de solidarité dans cette suite d’aventures contrariées qui émaillent le très long Moyen-âge.

L'extrait qui suit se déroule pendant les événements de 1968 à Paris.




mardi 15 mai 2018

Si je t'oublie, Gaza

Si je t’oublie, Gaza

Si je t’oublie Jérusalem, que ma langue se dessèche…

Comment pourrais-je t’oublier,

Toi qui vois aujourd’hui le feu de l’injure faucher en pluie d’acier les enfants philistins ?

Comment pourrais-je t’oublier, qui avales tes promesses d’une joie partagée, la terre de lait et de miel ravagée, les oliviers arrachés, les citronniers coupés ?

J’entends encore les pleurs : Auschwitz, Maïdenek, Treblinka. Les larmes aujourd’hui étouffent le chant du kaddish. Un autre nom allonge la liste pour le chanter plus fort encore : Gaza, Gaza, Gaza !




Ils croyaient qu’un dieu charpentier, amateur de boucs ou de béliers, de montagnes sans attraits, était plus seyant s’il se faisait géomètre :
« Que nul ne reste ici s’il ne se soumet à ma géométrie ! »

Dieu jaloux, dieu aveugle, sourd et muet, dieu à la nuque raide, trop gavé d’herbes amères pour apprécier le vin du voisin.

Dieu enivré de sa propre parole, pécheur d’avoir trop été prédicateur.
Dieu sans joie, éleveur de corbeaux barbus et de vautours sans grâce.
Dieu de la terre aride,

Quand les jardins odorants au goût de grenade
Riaient sur les lèvres d’enfants
Sous le soleil complice.




Si je t’oublie, Gaza, que ma main droite se colle à mon palais
Pour ne plus avoir à écrire
Et que mes mots s’étouffent sous mes yeux éborgnés.

Celeos - 15 mai 2018




mardi 8 mai 2018

Le Prince heureux

Je me méfie toujours des films biographiques, qu'on appelle maintenant «biopics» en français. Néanmoins je crois que je vais faire exception pour The happy prince de Rupert Everett, qui raconte les dernières années de la vie d'Oscar Wilde, (dont il faut rappeler qu'il était irlandais). Nul n'est besoin, j'imagine, de reprendre sa biographie qu'on retrouve très facilement sur Inernet. Je voudrais simplement saluer ce beau travail dans lequel Rupert Everett semble s'être fortement impliqué. Les critiques des commentateurs qui ont eu la chance de le voir sont élogieuses, tant sur la manière dont il a avec rigueur repris l'histoire d'Oscar Wilde que sur le souci de l'image et de son travail purement cinématographique.


On ne sait pas aujourd'hui quand le film sortira en France (il s'agit d'une production britanno-germano-belgo-italienne). Il est à l'affiche en Italie depuis quelques semaines et on notera quelques différences dans la présentation au public en Grande-Bretagne où il a été montré au festival LGBTQ et en Italie, où la musique de Vivaldi semble s'être imposée...
Le Blog du Cinéma en fait une très bonne critique ici.

Le titre choisi par Rupert Everett est, évidemment, paradoxal, choisi parmi les œuvres d'Oscar Wilde (The happy Prince and other stories est publié en 1888) . La vie d'Oscar Wilde fut une tragédie, mais menée avec élégance, et un goût du luxe déniant l' «horreur économique » dont parlait Arthur Rimbaud. L'esthétique contre la morale bourgeoise et religieuse.

Le film n'est pas desservi par une magnifique distribution : Rupert Everett dans le rôle d'Oscar, et «Bosie» Lord Alfred Douglas par Colin Morgan qu'on ne s'attendait pas à voir dans ce type de rôle.  Et Colin Firth, Tom Wilkinson, Emily Watson, qui joue l'épouse d'Oscar Wilde, et, pour les Français, l'excellente Béatrice Dalle et le jeune Benjamin Voisin, vu tout récemment dans le rôle de Victor dans la série courte Fiertés présentée sur la chaîne Arte.

A voir absolument à sa sortie en France. Quand ?



Voici une recension de « Wonder Roby Drones» en italien, avec la présentation publique du film en Italie. On appréciera (ou pas) le style de Roby...

vendredi 4 mai 2018

Pour Édouard


On n’est pas pédé sans qu’à un moment donné de l’histoire de son enfance ne soit apparue une défaillance de l’image du père. Les formes en sont multiples : père à la figure de Chronos, terrible et jaloux de la moindre prérogative qu’il dispute à un autre être de sexe mâle de l’île carcérale qu’est la famille ; père qui n’ose pas s’affirmer face à une mère dévorante, une Médée qui ne le cèdera en rien de ses capacités à ordonner l’île carcérale, à en gérer les relations avec toute tentative extérieure d’inciter à fuir l’île, à donner à téter son esprit à ceux qu’elle a engendrés après les avoir nourri de son lait réel ; père absent retrouvant sa propre liberté en dehors de l’île, père militaire pour qui la situation de petit chef vivant de l’admiration des grands chefs se suffit à elle-même ; père à l’image si diaphane qu’elle ne peut servir de rien, ni dans la peinture d’un héros improbable affrontant les dragons et les méduses, ni dans celle d’un saint Christophe portant dans ses bras et sur ses épaules un Jésus enfin rassuré, consolé des nuits solitaires passées à essuyer en vain les larmes de l’abandon.




Oui, sans doute, une société sans père est de loin préférable dans la cruauté du réel où l’on doit constater qu’on est seul à affronter le monde, et qu’en fin de compte, tout cela vaut mieux ainsi.
Il y a parfois d’éclatants revirements : lorsque le fils, vainqueur de son malheur, armé de ses seuls mots, de sa seule pensée est en mesure de dire les choses, de les nommer, percer à jour leur nature, rétablir une égalité des esprits et ne conserver de l’île carcérale que la seule chose qui vaille : sa capacité à percevoir la fraternité des êtres, quels que soient les êtres, purs objets inanimés de la nature, arbres majestueux ou plus graciles dont les racines profondes savent chercher l’eau des cascades, oiseaux voyageurs sans lesquels le langage n’aurait peut-être jamais échu aux hommes, poissons aux reflets de lumière, aux stances fulgurantes, pose hiératique d’un animal dans le creux d’un rocher. Il n’y a pas qu’à Gubbio que l’on peut établir le principe d’une fraternité absolue dans un monde qui n’a pas épousé le modèle de l’île carcérale.
Je n’ai pas encore lu le nouvel opus d’Édouard Louis Qui a tué mon père dont le titre n’est pas une question, mais le résultat des constats de ce que ce monde est devenu. Monde qui brise les êtres parce qu’ils ne sont pas sortis de l’île carcérale. Les prisons apportent parfois des conforts de l’esprit au point qu’on est prêt à en sacrifier son propre corps. Il en restera au moins tatoué, mutilé, porteur des multiples cicatrices dont on arrive à réchapper. Parfois le corps en reste brisé, anéanti d’une guerre sans gloire ni honneur.
Il y a l’accident dans l’usine : le poids qui chute sur l’échine, les années passées à l’hôpital. Le corps restera en souffrance dont il doit oublier les assauts : l’alcool est un ami redoutable. Il y a ce renoncement à tout ce qui, un jour, à pu ressembler à un moment esthétique qui ne participe pas des valeurs viriles. Lorsque l’image du père, absente même dans sa propre volonté de virilité, a perdu à jamais la force de ses symboles, il reste le goût pour une esthétique des formes qui passe d’abord par le corps des garçons puis par tout objet dont il sera l’expression d’une absolue altérité qui ne soit pas la trivialité du monde. C’est une lutte incessante pour que le monde ne soit pas dans ce rattrapage, cette banalisation des formes les plus sensibles. Il y parvient cependant, ce en quoi il faut mettre des bâtons dans les roues de cette normalisation.
Le fils prend le père comme objet, le réintègre dans le monde sensible dont il s’est préalablement amputé. La castration de ses sentiments participe des valeurs viriles, sans nul doute. Et la capacité à verser les larmes de ses émotions qui montent en flot lorsque le monde sensible rencontre, en miroir, ce qu’il est resté du souvenir de son propre abandon. Edouard raconte cet instant où son père est surpris, les yeux brillants au moment où la cantatrice lance sa partie. Il fut un temps où l’opéra était populaire, ce que les Italiens ont su conserver quand la bourgeoisie française a passé au broyeur du Père Ubu ce qui pouvait demeurer de ferveur esthétique dans les manifestations populaires.
Il faut féliciter Les Inrockuptibles d’avoir confié leur numéro de cette semaine à Édouard Louis pour un regard de combat sur la culture, et sur le rôle de la culture dans son engagement social. Il pouvait délaisser son milieu — et on lui a assez reproché de l’avoir caricaturé — pour endosser une posture de classe que sa résilience lui permettait. En affirmant sa solidarité avec ceux dont fait partie son père, brisé physiquement par une vie aux contours tracés par un déterminisme implacable, il restitue la place de ceux qui ont subi les violences du monde : le racisme, l’homophobie, le sexisme, la détestation des classes défavorisées — « les ouvrières illettrées », « ceux qui sont ne sont rien » — sont réunis dans la même démarche contre la volonté de domination par l’application des normes exclusives. Le bel éditorial d’Édouard Louis s’intitule « Allumez le feu ». Il rappelle les raisons de se révolter, et les derniers événements portés par les « Black-blocs » lors du premier mai font que l’on s’interroge sur le mot d’ordre : n’est-ce pas l’hyper autorité du pouvoir qui allume elle-même le feu ?
Le texte d’Édouard Louis Qui a tué mon père lui a été commandé par Stanislas Nordey pour être lu au Théâtre de la Colline, à Paris. J’évoquais tout à l’heure l’image du père. Peut-être un jour Stanislas parlera-t-il de son propre père, aussi talentueux que foutraque, le cinéaste Jean-Pierre Mocky. Il y a là une histoire qui leur appartient mais sans doute édifiante.
On trouvait Stanislas Nordey hier soir dans la série courte Fiertés, présentée sur la chaîne Arte. Les Inrocks  accordent une place à ces auteurs qui honorent le cinéma ou la télévision. Les trois épisodes de Philippe Faucon, Fiertés, sont une petite merveille de nuances du moment où chacun évolue dans ses contradictions. Trois périodes de la vie de Victor, qui découvre son homosexualité, affronte avec son compagnon Serge le moment du Pacs ; Serge évoque les difficultés de vivre avec la trithérapie et les gages que représente le sida sur les projets de vie. Philippe Faucon a réussi là un grand moment d’émotions, d’une grande force et d’une très belle humanité.
On peut le revoir en cliquant ici.



mercredi 2 mai 2018

Pages italiennes: Jean Giono à Bologne

Je crois qu'il faut fuir autant qu'on le peut les voyages en avion. Il ne s'agit que de reconquérir le temps qui permet d'aller d'un lieu à un autre, dont notre période a maintenant organisé l'accessibilité immédiate. En un peu plus d'une heure on est aujourd'hui en mesure de passer à un ailleurs avec la plus parfaite méconnaissance de tout le chemin nécessaire pour parvenir à la destination que l'on s'est fixée. C'est bien sûr une monstruosité que d'imaginer ce hiatus temporel qui permet de croire que cette immédiateté compense le manque de temps et que seuls quelques lieux singuliers choisis sur catalogue seraient alors dignes d'y faire figurer sa présence ; figé par quelques photographies banalisées selon les conventions de ce qu'impose le désir des images, l'aspect éphémère de la chose devrait cependant rappeler que l'intérêt du voyage n'existe que dans l'absolu de l'improbable.


Jean Giono, le « voyageur immobile », ne s’est que très peu déplacé, préférant le voyage en esprit. Toutefois, dans le courant des années 1950, il fait quelques exceptions pour l’Espagne, l’Écosse, et l’Italie dont il est beaucoup plus près à différents points de vue. Il raconte son Voyage en Italie, mené dans l’automobile d’un couple d’amis. Le passage en Italie, en dehors d’un vol en avion alors plus rare, se fait par trois voies principales : par Modane, par le col du Mont Genèvre, et par Vintimille. C’est par la route du col du Mont Genèvre, dont l’actualité rappelle son rôle de passage fréquemment, que s’effectue son voyage. Il achève son récit de voyage par Florence après être passé dans toute cette Italie du Nord, dont Bologne. Est-il nécessaire de dire à quel point son regard sur les choses les rend infiniment présentes ?

Bologna - Chiesa di San Petronio


«[…] Bologne a le monument aux morts le plus extraordinaire qui soit. Horrible mais parfait. Au point de vue esthétique, évidemment zéro et même moins vingt, mais cela ne nous change guère. C’est un mur, c’est un mur de San-Petronio, si je ne m’abuse, et chaque nom de mort est illustré par sa photographie et par sa photographie fournie par sa famille. Nous les avons ainsi tels qu’on les aimait : le gros joufflu à la moustache en guidon de bicyclette, le beau ténébreux à la cravate à ressort, tout le pauvre album d’un vin Mariani à l’usage des obscurs. Les larmes me sont montées aux yeux devant un nom qui avait été illustré par une mère certainement pas cornélienne, d’une photographie d’un petit blondin en culotte courte et col marin. Elle voulait le garder et le commémorer à cet âge. Je me suis approché très près de la photo, à la fois pour cacher mon émotion et me graver les traits de cet enfant dans la mémoire. C’était encore plus terrible que je ne pensais. C’était la photo d’un communiant, ébloui. Je n’ai pas du tout envie de verser dans la sensiblerie. J’aime beaucoup ce monument aux morts, je le dis carrément. Ces fantômes installés au bord du trottoir dans la partie la plus passante d’une ville et tels qu’ils étaient dans leur humble vie sont plus émouvants que tous les grands ordres architecturaux. J’ai beau entrer dans les églises, les chapelles, les cloîtres les plus célèbres je m’y satisfais de colonnes, de voûtes pures, mais rien ne provoque ma foi. La perfection détruit l’humain (qui, lui, n’est pas parfait et a les moustaches en guidon de bicyclette.) Vézelay, pour mes passions, me laisse froid. J’ai l’habitude d’aimer ou de haïr des esprits qui ne jouent pas de la harpe. L’orgue de Barbarie de Fualdès est beaucoup plus puissant. Se guinder, représenter les morts de la guerre serrés sur le cœur, même de marbre de la patrie et les représenter casqués et laurés, c’est les trahir ; disons simplement c’est ne pas les aimer. C’était ce bon gros tonnelier joufflu et qui l’est resté en mourant ; c’était cet employé de banque, ce clerc de notaire, ce professeur constipé, à col cassé et qui est mort constipé malgré une baïonnette ennemie dans le ventre. Il est très bon que les voyageurs du tramway, des autos, les passants du trottoir ne l’oublient pas.
À côté de cet admirable monument aux morts, il y a un kiosque à journaux. Cet imprudence n’est possible qu’au pays de Machiavel.
Je ne connais, en France, qu’un seul monument commémoratif qui puisse être mis en parallèle, pour l’émotion, avec celui de Bologne. C’est celui de la Bédoule, petit village près de Marseille ; encore que, fort paradoxalement, le monument français ait un tantinet d’emphase romaine. Il est cependant invisible de la route qui passe à trois mètres de lui. C’est, sur le talus, un simple bloc de pierre sur lequel est posé un livre ouvert (en pierre également) où sont inscrits les noms. Le trait de génie est d’abord d’avoir placé ce monument dans un cagnard où il fait bon prendre le soleil, et surtout, de l’avoir complété d’un banc qui est devant la pierre, comme un fauteuil serait devant une table de cabinet qui supporterait par exemple un gros volume du Dictionnaire de Bayle. On a l’air de dire : « Tenez, assoyez-vous, consultez, voilà nos raisons de croire ou de douter. » C’est d’un très joli sentiment. Si l’on s’assoit sur le banc (ce que j’ai fait) on a devant soi, au premier plan, le nom des morts ; au second plan, le paysage qui hantait leur nostalgie et a hanté sans doute leur agonie. Ce n’est pas précisément, à cet endroit, un beau paysage, au contraire. De là, une émotion intense que ne pourraient faire surgir de ces noms le pont du Gard, le Colisée ou l’abbaye du Thoronet.
Les avenues et les ruelles de Bologne sont froides quand souffle la bise des Alpes. Rien ne l’arrête ou ne la tempère quand elle traverse les plaines de l’Émilie. On l’a (comme ce soir) de première main. Ajoutez un éclairage qui est ici le contraire de celui de Brescia. Rien de plus lugubre. Quand nous sommes arrivés à neuf heures du soir, l’homme de la rue s’était réfugié au café où il parlait politique en jouant au loto. Quelques rares personnes emmitouflées entraient au cinéma. La distribueuse de billets était toute ratatinée dans sa cage de verre. Elle n’avait pas la figure d’une caissière qui fait recette. Son œil guettait les passants. En sortant de nos tripes à la Bolognèse, nous nous sommes trouvés dans une ville déserte où le seul bruit était celui de grandes feuilles sèches (sans doute de platane) que le vent traînait sur les pavés. Nous avons quand même fait quelques pas et écouté horloge qui sonnait onze heures avec une assez jolie voix. […] »

lundi 30 avril 2018

Des amours jaunes


Qui connaît encore Tristan Corbière ? Poète breton dont le père était d’origine occitane, il appartient au groupe des « Poètes maudits » que réunit dans ce même élan Paul Verlaine. Il n’oublie pas, Paul Verlaine, de s’inclure lui-même dans cet ensemble très fermé où se retrouvent Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore avec Tristan Corbière. C’est une poésie parfois difficile, dont les auteurs sont passés maîtres de la syntaxe et du verbe — Arthur, le maître absolu ! — et dont le destin fut parfois accablant, cherchant la lumière quand leur époque ou leur environnement ne leur laissait aucun choix.



Presque au hasard, s’il faut lui donner un peu de présence, voici un Paris diurne, écrit sans doute dans les années 1872-1873, dans lequel il donne à voir son goût pour l’ironie, qu’il s’applique souvent à lui-même, et son regard désabusé sur le monde. Tristan Corbière meurt de phtisie (c’est ainsi qu’on appelait alors la tuberculose) à trente ans. Il avait eu le temps, toutefois, de donner une œuvre dense, Les Amours jaunes, au titre évocateur de son état d’esprit. Nos romanciers, nos cinéastes manquent d’à-propos. Que n’ont-ils imaginé une rencontre fulgurante entre Tristan Corbière et Arthur Rimbaud, son cadet de neuf ans, dans un café dont Paris avait le secret, autour des absinthes fatales ?
Tristan Corbière avait eu toutefois l’occasion sinon de faire le « grand tour » méditerranéen, du moins un séjour dans l’Italie particulièrement lumineuse de Naples, Castellamare, Sorrente, Capri et Rome. Mais c’est la Bretagne et la mer qui lui donnent cet élan singulier dans lequel rien ne vient excuser les turpides du monde. S’il n’est qu’une partie de son œuvre à lire, alors lisez Armor dans lequel il écrit la désespérance des corps abandonnés.



PARIS DIURNE

Vois aux cieux le grand rond de cuivre rouge luire,
Immense casserole où le Bon Dieu fait cuire
La manne, l’arlequin, l’éternel plat du jour.
C’est trempé de sueur et c’est poivré d’amour.

Les Laridons en cercle attendent près du four,
On entend vaguement la chair rance bruire,
Et les soiffards aussi sont là, tendant leur buire ;
Le marmiteux grelotte en attendant son tour.

Tu crois que le soleil frit donc pour tout le monde
Ces gras graillons grouillants qu’un torrent d’or inonde ?
Non, le bouillon de chien tombe sur nous du ciel.

Eux sont sous le rayon et nous sous la gouttière
À nous le pot-au-noir qui froidit sans lumière…
Notre substance à nous, c’est notre poche à fiel.

Ma  foi, j’aime autant ça que d’être dans le miel !


vendredi 27 avril 2018

Padre padrone

Gavino Ledda  a aujourd’hui 79 ans. C’est une aventure étrange qu’il a vécue, racontée d’abord dans un livre paru en 1975, Padre padrone : l’éducation d’un berger qui confronte deux mondes, celui, archaïque, conservateur, de la société sarde ; celui, en pleine effervescence, de la société italienne qui est au diapason de la dynamique mondiale : un enfant de six ans est arraché par son père de l’école du village pour ne servir que de berger, main d’œuvre bon marché pour son père dont le domaine agricole et le troupeau sont la raison d’être et la seule compréhension du monde. Il s’arrache enfin à cette domination pour acquérir un statut d’intellectuel à même de décrire sa propre expérience.
Deux ans après la parution du récit, Vittorio et Paolo Taviani entreprennent la réalisation du film d’après le récit. Le succès littéraire — mais ce n’est pas un roman — de Gavino Ledda suscite ces images, fortes, imparables, dures, qui font de l’arrière pays sarde un contre-exemple de ce que peut être la société italienne. Ces années-là ne sont pas propres à l’Italie : en France, autre pays latin qui a conservé des pratiques et un développement lent dans bien des régions, on s’extasie sur d’autres récits : la Bretagne donne le prétexte à Pierre-Jakez Hélias à son récit Le cheval d’orgueil, paru d’abord en breton, puis traduit en français et publié la même année que celui de Gavino Ledda. L’Europe est en pleine mutation industrielle, et elle achève cette structuration, tirée notamment par l’industrie automobile. C’est toute la vie de la Cité qui est bouleversée : l’urbanisme, le plus visible, la capacité à consommer, l’invention du tout jetable dont les matières premières venues d’Afrique notamment, mais aussi de plus en plus d’Extrême-Orient qui ne produit pas seulement de la soie. Cette explosion de l’économie capitaliste modifie également les structures mentales dans un beau paradoxe : les mentalités européennes sont à la fois formées sur le principe d’une autorité pyramidale, patriarcale, mais de plus en plus influencées par les pensées libérales de la culture anglo-saxonne, fondée sur un renouvellement des modes de décisions, la dissociation notamment entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Les empires se sont effondrés en laissant la place à d’autres formes d’assujettissement plus insidieux, par le transfert des pouvoirs localement, par les compromissions culturelles bien orchestrées pour que le contrôle reste de la plus grande efficacité.
Je ne vais pas décrire cette période plus avant : chacun a, peu ou prou, en tête les éléments de cette transformation du monde. Mais comprendre la réception de cette production culturelle des années 1960-1970 ne peut se passer d’une mise en contexte, d’un rappel de ce qui fait le fondement des dynamiques collectives et individuelles. Les pays méditerranéens, évidemment, sont déchirés par ces contradictions entre conservatisme culturel, religieux qui imprègne profondément les structures sociales, et le désir légitime de connaître de nouvelles façons de vivre, aux promesses d’abondance, à la capacité d’inclure le plaisir comme moteur de l’existence. De tous les pays latins, la péninsule ibérique est en retard : le vieux Franco disparaît précisément dans cette période de l’année 1975 ; la Révolution des Œillets a eu lieu l’année précédente au Portugal, effaçant le salazarisme. Il est pour le moins ironique que ce soit des militaires que vienne cette transformation politique, montrant à quel point un pays appauvri, corseté ne comptait plus d’élite qu’au sein de son armée ! La dictature des colonels grecs s’effondre en 1974, la même année. Cette convergence des transformations politiques n’est évidemment pas un hasard, si elle n’a pas été le résultat d’une volonté réelle des peuples respectifs, mais de cette nécessité systémique qui faisait accompagner la lente transformation économique de la modification plus rapide des mentalités.
Le livre de Gavino Ledda, pour l’Italie, est un phénomène de dessillement, sans aucun doute qui fait regarder en arrière, mais là, tout juste en arrière, pour s’interroger sur cette société archaïque dont la nouvelle société[1] ne veut plus, sinon transformée d’un autre regard, de rejet dans un premier temps.

Saverio Marconi dans le rôle de Gavino Ledda
Le thème du récit, qui se fonde sur cette capacité de résilience dont on parle beaucoup plus tard, est celle du petit Gavino qui se heurte en premier lieu à l’autorité de son père. C’est un pater familias tels que l’histoire antique les présente, père et patron tout à la fois, car la famille et l’unité de production économique ne se distinguent pas. Les membres de sa famille sont sa propriété, non des êtres libres pourvus de leur libre arbitre. Ils sont donc assujettis à la logique de la production d’une azienda agricola  dont il est le seul décideur. Accroître la propriété, lui permettre d’augmenter ses revenus permet également de gérer davantage d’ouvriers agricoles. C’est non seulement une question de conserver une emprise sur un territoire, mais aussi d’obtenir le prestige accordé à celui qui permet de vivre à ceux qui ont moins que lui, avec lesquels il peut s’associer dans une entente dont il garde la maîtrise, mais aussi d’avoir avec lui ceux qui n’ont aucune terre, aucun autre moyen de subsistance que leur force de travail et qui lui conserve une fidélité tant que le contrat du gîte et du couvert n’est pas rompu. Un asservissement tacite, car alors il ne possède pas la propriété des personnes qui ne sont pas de sa famille. Le pater familias et sa clientèle, décrit tant pour la société latine que pour les gaulois. L’unité de production agricole comme seul modèle de la vision du monde. Les enfants sont alors sa propriété, sur lesquels il a encore droit de vie et de mort. Le système mafieux n’est qu’une dérive de l’antique autorité patriarcale dont on a ici le modèle archétypal.
Dès lors, l’école reste un danger potentiel : les savoirs ancestraux, syncrétisme entre l’antique religion polythéiste et le christianisme, sont la seule culture de référence. À quoi bon laisser les enfants à l’école à perdre un temps qui manque forcément à la production ? L’hiver est une saison plus calme, mais dès que le printemps arrive, il faut nécessairement cette force de travail que représentent les enfants. Mais un enfant trop jeune n’a pas beaucoup de forces, et seul le travail de berger peut convenir à un être non encore achevé ou déjà marginal. Garder les moutons, veiller sur la sécurité des brebis, des agneaux, dont le lait permet la fabrication de fromage, dont la viande est vendue, dont la laine est traitée pour l’industrie lainière est déjà une importante responsabilité. Elle exige ainsi une vie marginale, désocialisée laissée au bon vouloir des éléments de la nature. Le silence n’est distrait que par le son assourdi du battement de la cloche, un tocsin tatoué dans la tête de Gavino comme la marque des enfants abandonnés.
Une nature qui ne donne aucune envie de retour quelconque, aucun fantasme urbain nourri d’imagerie virgilienne. Les chaleurs de l’été sont suffocantes, le froid de l’hiver transperce jusqu’aux os. La nature permet de comprendre la nature de l’hostilité : un combat dans lequel il faut trouver sa place. Une fois acquise, on est pétri des mêmes éléments qui la composent. On devient pierre, bois, eau et feu. La nature fait là œuvre sélective : qui ne supporte pas ce genre de vie n’ira guère loin dans son existence. Dans la société archaïque, ce n’est pas très important : la natalité permet de compenser le manque de main d’œuvre.
La violence masculine efface celle des femmes qui restent à l’accepter comme une fatalité. Violence de la nature, violence de la sexualité que l’on veut voir en tout lieu sans s’interroger sur son apprentissage. Violence subie, violence apprise, violence reproduite.
Il reste dans ce contexte à savoir où trouver un espace de liberté, non celle de la nature qui ne donne que l’idée d’un enfermement, mais celle de l’esprit qui cherche dans la moindre distraction la possibilité d’un exercice de l’apprentissage, de la mémorisation, l’idée d’un ailleurs de tous les possibles. Un accordéon troqué fait l’affaire : il est le point de départ d’une insurrection larvée contre cette situation.
Le troupeau est échangé contre une oliveraie sur laquelle le Padre compte pour accroître sa propriété et ses ressources. Mauvaise affaire : le grand gel de 1956, le Marché commun du traité de Rome de 1957 rompent avec l’équilibre fragile de cette campagne méditerranéenne déjà dépassée. Les processions n’y font rien. Les jeunes gens sont déjà tentés par une vie où un salaire vient remplacer la pauvreté de la famille patriarcale. Le Padre n’a pas signé l’autorisation de partir en Allemagne, où vont les jeunes gens de cette contrée de Sardaigne. Il vend à perte l’exploitation, en ne conservant que l’essentiel. La banque lui fera un pécule des intérêts du capital placé. Les autres enfants sont placés de la même manière, et enverront la plus grande part de leur salaire à la vie de la famille. Gavino est envoyé à l’armée par son père pour y apprendre le métier de monteur-radio. Il se heurte au vide de ses savoirs, lui qui ne parle que le sarde, langue interdite à l’armée italienne. Ce vide se remplit d’une autre matière, celle de la distance sur les choses dans laquelle s’opère une autre alchimie. Alors l’inversion devient permise : l’abandon se transforme en conquête de nouveaux territoires, dont la langue devient la seule véritable bataille, acquise sur le monde ancien. Faire de ses cicatrices l’objet même de son implication au monde reste le choix de marcher dans la lumière.
« Tu es dans ma maison et tu n’as pas d’ordre à me donner, » dit le père. « Tu n’es le patron de rien et je me moque que tu sois mon père » répond le fils.
L’inversion est réalisée. La société patriarcale prend alors, avec le film de Vittorio et Paolo Taviani, un coup définitif. Le film ne modifie sans doute que peu de choses dans la société italienne ou méditerranéenne. Mais la mise en lumière des relations qui ont fondé la culture méditerranéenne autour de la figure paternelle permet là, en 1977, d’amorcer plus fortement le changement progressif des esprits. Le patriarcat n’est pas aboli, tant s’en faut. Et il n’est pas l’apanage seul des sociétés du Sud. La mise en contexte, paradoxalement, du système économique issu de la pensée des Lumières, ne justifie pas ce système économique, qui n’opère qu’une transformation des structures et des mentalités pour assurer autrement la domination économique et idéologique. Néanmoins, ce tournant est majeur alors que les sociétés urbaines ont déjà marqué le refus du monde ancien autoritaire. On sait aujourd’hui de quelle manière les sociétés contemporaines ont résolu le principe de l’autorité et du contrôle des esprits.
Vittorio, récemment disparu, et Paolo Taviani ont donné au travail de Gavino Ledda une dimension d’une immense qualité : les acteurs sont excellents, et Saverio Marconi incarne un Gavino adulte magnifique, totalement imprégné de son personnage, de même qu’Omero Antonutti, le Padre, dont le film ne donne jamais le prénom, éminemment symbolique : Abramo. Ils ont tenu à intégrer Gavino Ledda lui-même au commencement et à la fin du film, mêlant fiction et réalité, récit et documentaire, dont il incarne le prologue et l’épilogue.
Je tiens Padre padrone pour l’un des films les plus importants de ce vingtième siècle. Et cependant, malgré sa Palme d’or à Cannes en 1977, on l’oublia assez vite, et suffisamment pour que l’histoire du cinéma ne s’intéresse, en fin de compte qu’à sa propre industrie qui s’autoalimente de productions américaines. Baste ! Ce cinéma et son industrie ne sont même pas en mesure de conserver dans les conditions nécessaires les étapes qui font les jalons de son histoire. Dans un billet précédent, je regrettais qu’un film admirable, Chronique des années de braises, de Mohammed Lakhdar-Amina, sorti et Palme d’or à Cannes en 1975 soit indisponible en DVD. Si l’Italie a un peu plus de considération pour son cinéma, la version disponible, lorsque je l’achetai, n’était pas restaurée et les extraits présentés sur Youtube sont techniquement de mauvaise qualité. Petit bijou que contient le DVD, une interviouve d’Abramo Ledda est disponible dans les bonus. Hélas, elle n’est pas sous-titrée et le parler sarde n’est pas très facile. Néanmoins, il est loisible de comprendre l’essentiel de ce qu’il dit, et on reste décontenancé par l’aspect bonhomme d’Abramo Ledda, très différent et, paradoxalement, très urbain comparativement au personnage composé par Omero Antonutti. L’âge est venu, et sans doute une attitude de sidération que sa propre histoire ait été ainsi racontée par ce fils insurgé. Chaque période ainsi trouve ses propres justifications. Il est vraisemblablement décédé aujourd’hui. A-t-il eu conscience que dans sa propre vie il a incarné cette figure mythologique d’un Chronos, que Freud évoquait dans Totem et tabou ? Tout cela n’appartient aujourd’hui qu’à une fragile mémoire : notre temps est sans doute passé à autre chose…











[1] Cette expression de « nouvelle société » était due à  Jacques Chaban-Delmas. Pompidou, incarnant le conservatisme post soixante-huit, rejeta fondamentalement l’idée que portait cette expression dans laquelle il voyait  se profiler en même temps économie libérale et permissivité sociale. Une vidéo de l’INA est à ce sujet, édifiante ! (http://www.ina.fr/video/I00016825)