L'auberge des orphelins

vendredi 29 juin 2018

Explicit

Vingt-neuf juin 2018 : c'est le temps de partir, ou tout au moins d'arrêter, en tout cas de fermer. It's just closing time. 


dimanche 17 juin 2018

Portrait d'un jeune homme grec

Il y a quelques mois ce portrait était en vente publique. J'en suis tombé immédiatement amoureux. Il fut peint par le grand Yánnis Tsaroúchis en 1966, à Athènes, j'imagine.  Il appartient à une série de différents portraits de jeunes gens peints par Yánnis Tsaroúchis. Je n'ai pas retrouvé sa trace dans le catalogue édité par le Musée Benaki qui a réalisé en 2010 la magnifique exposition rétrospective consacrée au peintre disparu en 1989.

Il se dégage de son regard une gravité, ou peut-être davantage, une interrogation face au monde, qui me paraît bouleversante. Je n'ai pu l'acheter, trop coté pour mon pauvre budget. Ce jeune homme, qui devait avoir une vingtaine d'années en 1966, en a cinquante-deux de plus aujourd'hui, s'il vit encore. Ce n'est sans doute pas tout à fait un vieillard. Je me plais à imaginer qu'un jour je l'ai croisé, le visage hâlé, maintenant tanné, le dos encore droit autant que sa détermination à avancer sans détour dans la vie, dans une rue d'Athènes, vers le boulevard Sygrou, ou encore la petite rue de Tripodon, se dirigeant vers le monument de Lysicrate où il avait rendez-vous avec un jeune homme, négligeant le fait que cinquante-deux ans auparavant, Yánnis Tsaroúchis avait immortalisé les traits de sa jeunesse.

Mon émoi, pensant à lui aujourd'hui autant qu'alors, conserve toute son intensité.


Yánnis Tsaroúchis - Portrait d'un jeune homme- huile sur carton et toile - 1966

mercredi 6 juin 2018

Tristesse dans ma bouche

J'apprends le décès de Marc Ogeret. C'est dans son interprétation qui reprenait la musique d'Hélène Martin, que le texte de Jean Genet Le condamné à mort avait pris pour moi toute sa dimension nostalgique. Cette interprétation m'a longtemps accompagné, prêtant à Genet une voix que je ne connaissais pas encore. Mais Marc Ogeret avait donné à la chanson française, revendicative, anarchiste, toute sa force. Il avait quatre-vingt six ans. Que le temps a passé !
Je pense à lui, je pense également à Hélène Martin qui en a quatre-vingt dix. Les années vont et il semble qu'on ne gagne rien, ni en liberté, ni en partage d'humanité. Il y a ce poème de Guillevic qui me revient en mémoire :


La vie augmente

Quand on nous dit :
La vie augmente, ce n'est pas

Que le corps des femmes 
Devient plus vaste, que les arbres

Se sont mis à monter
Par dessus les nuages, 

Que l'on peut voyager
Dans la moindre des fleurs,

Que les amants
Peuvent des jours entiers rester à s'épouser.

Mais c'est tout simplement, 
Qu'il devient difficile
De vivre simplement.

(Gagner, Gallimard, 1949)



Ce qui a augmenté, c’est le nombre des saisons, la capacité à asservir le moindre espace de terre, de mer, et court dans les esprits, déjà, la conquête de Mars. Mon cher Leonard chantait :

Oh, they’ll never, never, ever reach the moon, at least not the one that we’re after…


La seule conquête qui vaille est celle que l’on mène chaque jour vers son effacement du monde, ne laissant que les images de ceux que l’on a aimés, filles et garçons, leur regard tendre ou malicieux définitivement posé dans la mémoire des âges.

J'espère bien que jamais aucun engin spatial piloté par un Hal 9000 (2001, L'Odyssée de l'espace, c'était il y a cinquante ans !) ne laissera poser un pied sur Mars tant que la Terre n'aura pas été rendue à son état initial, sans plastique, ni glyphosate, sans nicotinoïde, sans OGM, sans avion de guerre, ni mines anti-personnel, ni militaires, ni fachos de tout poil, ni flics de toute nature...




Édouard encore


J'apportais récemment mon soutien au prétexte du dernier live d’Édouard Louis Qui a tué mon père, mais je ne l’avais pas encore lu. Je peux maintenant le défendre en toute connaissance de cause, et peut-être d’autant plus que je lis quelques chroniques de détracteurs qui me semblent peu argumentées. Le Courrier picard, au contraire, prend fait et cause pour ce livre, rappelant le paradoxe de ce troisième opus : quatre ans après la parution d’En finir avec Eddy Bellegueule, dans lequel Édouard Louis dénonçait l’oppression familiale d’un milieu homophobe, violent, une sorte de métamorphose s’est opérée. Son regard a changé, ou plus précisément, l’homme a changé. Non au sens où il regrette sa démarche première, c'est-à-dire d’avoir réussi à quitter un milieu délétère, mais au sens où il a compris le rôle des bourreaux et des victimes ; que l’on peut être successivement l’un et l’autre ; parlant de son père quelques années auparavant, Eddy subissait directement les effets d’un système de domination des plus pauvres dans lequel se reproduit la violence, les normes les plus oppressives, les plus carcérales comme une injonction à reproduire de la souffrance. Or la métamorphose a eu lieu. Eddy a changé de nom, est devenu, par un travail de sublimation de cette violence, celui qui est en mesure de nommer les choses. La rencontre avec Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie n’y est pas pour rien : ils ont été, chacun apportant sa part d’expérience et de réflexion sur ce qu’est la violence — le deuxième ouvrage d’Édouard Louis s’intitule justement, et de manière très ambiguë, mais avec le choix d’une hyper subjectivité, Histoire de la violence — un maillon essentiel dans la transformation du personnage qu’est devenu Édouard Louis.

Or cet ouvrage tranche avec les précédents. C’est peut-être ce qui fait les réactions vives de certains chroniqueurs, qui une fois consacrée la place d’écrivain du garçon, regrette qu’il monte d’un cran dans sa démarche d’écriture, se contrefiche de la forme de l’écriture. Je crois qu’il a raison. Non que le livre soit mal écrit, comme l’a dit l’une des intervenantes de l’émission de radio Le masque et la plume, qui n’a pas compris sans doute ce qu’elle a lu ; mais il fallait, dans la manière d’écrire d’Édouard Louis, restituer à la relation avec son père ce qui lui avait permis de s’en détacher : la maîtrise du langage, qui est refusée aux pauvres par le pouvoir.
Le Courrier picard, parce qu’il est concerné, et attentif à l’histoire d’Édouard Louis a, au contraire, parfaitement cerné les motifs de ce troisième temps. Si on ne peut pas accuser Édouard Louis d’insincérité dans son premier ouvrage, on comprend les efforts qu’il a faits pour donner à son récit un contenu littéraire. C’est le code de reconnaissance dont les sots se gobergent, prenant le plus souvent le contenant pour le contenu. L’apparence des choses. Les codes de consommation des classes favorisées qui en font des signes de distinction, en oubliant que le langage du peuple, même lorsqu’il est celui des pauvres, a toujours su se jouer de la complexité du vocabulaire qu’il a magnifiquement enrichi, d’une syntaxe parfois tarabiscotée et du jeu des images et des métaphores. Il n’a fallu que le rouleau compresseur des efforts conjugués de l’État et du système industriel pour détruire ce que naturellement une société populaire était en capacité de créer. Le langage pour se conformer aux ordres des militaires et des contremaîtres de l’industrie n’est pas celui du jeu, de la vivacité d’esprit quand on ne lui demande que la capacité de reproduire les gestes et la force que les machines ne pouvaient pas encore donner.
Édouard Louis, dans ce texte fait œuvre d’abord de beauté, comme dans le geste du sculpteur qui vient tirer de la matière le sujet qui ne peut parler de lui-même. Il place son père dans la posture, dans les gestes de ce qu’il a été, et comme un hologramme, le met en perspective dans ce qu’il est aujourd’hui, ce qu’on a fait de lui, le réduisant à l’état de n’être plus qu’un corps de souffrance, brisé, éventré, asphyxié. Quelle esthétique du langage serait-elle à même de décrire ce qu’un homme, à cinquante ans, est devenu autrement qu’en décrivant avec les propres termes, avec les éléments factuels comment la pauvreté arrive aux hommes, comment elle les terrasse, comment elle les tue ?
Car le mot est lâché dès le titre, et ce n’est pas une interrogation. Qui a tué mon père donne les noms des responsables. En dernière analyse, le responsable est celui qui dispose du pouvoir, qui prend les décisions, ou faute de prendre lui-même les décisions politiques, laisse ceux qui ont le pouvoir pécuniaire décider de la vie et de la mort des hommes et des femmes, de l’avenir des enfants. « L’État ne peut pas tout », disait Lionel Jospin devant la fermeture de Renault à Vilvoorde en 1999. Il peut, en tout cas agir sur les corps, les enfermer, les condamner à vivre moins longtemps, il peut surtout et d’abord les soumettre à sa logique de système. Aujourd’hui, le nom des responsables — on se rappelle également le jeu théologique du « responsable mais pas coupable » dont Georgina Dufoix a inventé le concept en 1991 après l’affaire du sang contaminé par le virus du sida — est connu, à différents niveaux. Et la dilution de responsabilité, des petits chefs jusqu’au Président de la République, n’a pas diminué ce que la volonté du pouvoir a renforcé : la capacité de tuer, de la même manière que les militaires et les politiques se sont partagé cette nuisance pendant la Grande Guerre, et dans l’Étrange défaite de 1940. De la même manière que les mêmes politiques et les mêmes militaires ont laissé sciemment les camps de concentration et d’extermination faire leur épouvantable besogne pendant la durée de la guerre.
Les mots d’Édouard Louis disent encore la capacité de penser différemment quand toute la doxa avait durablement mis en conformisme rétrograde les paroles qui régissent les relations d’un père à un fils. Le fils a permis ce revirement, ce retournement de situation en se saisissant de façon compassionnelle de ce que le père est devenu : « Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre. Nous nous sommes parlé, longtemps, nous nous sommes expliqués, je t’ai reproché la personne que tu as été quand j’étais enfant, ta dureté, ton silence, ces scènes que j’énumère depuis tout à l’heure et tu m’as écouté. Et je t’ai écouté. Toi qui toute ta vie a répété que le problème de la France venait des étrangers et des homosexuels, tu critiques maintenant le racisme de la France, tu me demandes de te parler de l’homme que j’aime. Tu achètes les livres que je publie, tu les offres aux gens autour de toi. Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment les parents, et pas le contraire.
Mais ce qu’ils ont fait de ton corps ne te donne pas la possibilité de découvrir la personne que tu es devenue. »

Le trio Lagasnerie - Louis - Eribon en lecture de la collection blanche de Gallimard. C'est un rien posé !

Parmi les chroniques étonnantes défavorables à Édouard Louis se trouve celle de Frédéric Beigbeder, dans Le Figaro. Bien sûr, Le Figaro. Le titre était « Germinal réécrit par Caliméro ». Bien sûr, la critique de Beigbeder est affligeante, non du point de vue littéraire, dont on se fout. Mais parce que Frédéric Beigbeder montre qu’Édouard Louis a touché là où ça fait mal, le point de vue de classe. Comment ce grand bourgeois pourrait-il comprendre quoi que ce soit de la réalité des pauvres, lui, pur produit de la conscience de classe fortunée ? Un temps il se donna à faire croire qu’il se situait dans une vision de progrès en se rapprochant du Parti communiste français. Chassez le naturel, il revient au galop : sa haine des pauvres est celle de la bourgeoisie, celle de Macron en un peu plus fortuné, peut-être. Se distinguait-il de son frère Charles ? L’homme d’affaires de la société Poweo, qui s’est rapproché très naturellement vu le catholicisme familial ambiant de l’extrême droite non encartée au FN — il participa financièrement à l’achat de l’anneau de Jeanne d’Arc, qui après enquête s’avère ne pas être un cockring. Dommage : il eût été intéressant de découvrir que Jeanne était trans ! Si le grand frère est homme d’affaires avisé, catho en diable, Frédéric joue les décalés, addict à l’hypermédiatisation. Comment alors pourrait-il imaginer ce que peut être la vie de ceux pour qui cinq euros représentent un choix à faire dans les dépenses mensuelles ?
Il est possible que la vie aujourd’hui en France soit devenue plus facile que du temps de Zola, ou des descriptions effrayantes des conditions de travail faites par le Docteur Villermé en 1840 dans les manufactures textiles. Mais à trop vivre dans l’entre-soi d’une certaine littérature, on en oublie que le monde ne s’arrête pas aux limites du périphérique parisien.
« Tu as raison dit son père. Tu as raison. Il faudrait une bonne révolution. »

mardi 5 juin 2018

Clément toujours présent !

Il y a cinq ans, Clément tombait, sous la violence d'un garçon à peine plus âgé que lui, armé, d'après l'enquête, d'un poing américain. L'émotion fut immense. Je ne la rappelle pas ici. Sa mort s'inscrit dans une frise où les mots et les actes participent de ce don prométhéen qui permet de ne pas accepter la fatalité des choses. On y tutoie les dieux, on les toise avec arrogance, et on a raison. Parfois les dieux, qui n'ont dans la cervelle pas grand chose de plus qu'un air léger, laissent s'accomplir la fatalité ourdie par de vilaines Μοιραι. Il n'a fallu que quelques secondes pour couper ce fil. Clément a acquis une gloire que je célèbre aujourd'hui, non parce qu'il est mort, mais parce que son chemin était fait de lumière. Combien eût-il été préférable qu'il ne tombât pas ! Le chagrin partagé est tissé, lui, de tous ces instants dont il a émaillé son parcours, de ses engagements sans regret, de tous les possibles dont son horizon était constellé.

Je pense à toi, Clément, à ceux qui t'ont aimé, ceux dont tu étais une si belle image du miroir sans faille où se reflète parfois le ciel.


Un article de Claude Askolovitch dans Vanity Fair me semble d'une belle tenue pour évoquer Clément et ses parents, mais également la beauté de cette jeunesse engagée contre les saloperies du monde.
On peut le lire ici.

Une Marche des solidarités avait lieu samedi 2 juin. Le Blog de Mediapart a publié cet appel, qui si l'événement s'est déjà déroulé, reste toujours d'actualité. A lire ici.


© Leo Ks/Collectif Oeil