Combien d’années, Hervé ? Vingt-six ans que tu
es parti choisissant de ne pas supporter davantage la maladie. Le film de Robin
Campillo nous rappelle à ces années terribles où les gens disparaissaient,
comme marqués par ce sceau infamant ;
il ne restait que la compassion, qui n’était pas pour autant un protocole. Je
ne posais pas de questions. Il me semble même me rappeler que je ne me posais
aucune question tant cet accablement paraissait hors de toute possibilité de
poser individuellement quelque acte que ce soit, tant la maladie n’était pas
seulement celle d’une pratique sexuelle limitée à un seul sexe. La maladie
soudain rendait apparente l’homosexualité, tangible, la sortait de cercles
tacites. Tu rendis plus inacceptable encore la chose. Je me rappelle quelques uns, quelques unes disparues modestement, sans dire quoi que ce soit de
ce qui les frappait comme une sorte de fatalité, comme autrefois le choléra, la
peste. Il fallait que le corps porte les stigmates de la maladie, l’évanescence
des silhouettes, la pâleur des visages émaciés. Puis les corps disparaissaient.
Il ne fallait rien en dire. Rien était mieux que le risque qu’un jugement moral
insupportable vienne s’ajouter à l’inacceptable.
Tu étais alors devenu, Hervé, celui par qui la
maladie prenait cette place dans l’espace public, parce que l’écriture semblait
le moyen le plus évident d’en parler, de refuser qu’à l’opprobre d’une
catégorie sexuelle se rajoute celle du statut de malade. J’imaginais ce
qu’Antonin Artaud aurait pu dire de cette maladie, de son instrumentalisation
par les forces d’obscurité à l’œuvre et toujours prêtes aux haines ordinaires.
Le sida comme moyen de réduire à néant les pédés parce que leur corps se prête
de manière privilégiée à recevoir les coups, de quelque nature qu’ils soient.
Sans doute les pédés n’étaient-ils pas les seuls à subir ce fléau. À tout le
moins ils demeuraient les plus visibles et les moins excusables pour ce monde
qui n’a jamais eu beaucoup de compassion réelle.
Je n’en dirai pas davantage. Je voulais seulement
rappeler ton visage, ton beau visage dont j’étais un peu jaloux. De ta capacité
également à dire les choses, moi qui n’en étais pas capable, occupé par
d’autres démons de la vie.
Ces jours-ci j’ai relu Fou de Vincent. J’aurais aimé te dire tout ce que ces quelques
pages évoquaient, sans doute pour beaucoup de garçons amoureux, et souvent
malheureux en amour. Tu commences le livre par ces mots :
« Dans
la nuit du 25 au 26 novembre, Vincent tombait d’un troisième étage en jouant au
parachute avec un peignoir de bain. Il a bu un litre de tequila, fumé une herbe
congolaise, sniffé de la cocaïne. Le trouvant inanimé, ses camarades appellent
les pompiers. Vincent se redressa brusquement, marcha jusqu’à sa voiture,
démarra. Les pompiers le coursent, s’engouffrent dans son immeuble, montent
avec lui dans l’ascenseur, pénètrent dans sa chambre, Vincent les injurie, il
dit : ‘Laissez-moi me reposer’. Eux : ‘Andouille, tu risques de ne
jamais te réveiller.’ Dans la chambre d’à côté, ses parents continuent de
dormir. Vincent a foutu les pompiers dehors. Il s’est endormi comme un charme.
À neuf heures moins le quart, sa mère le secoue pour l’envoyer au travail, il
ne peut plus bouger d’un pouce, elle le transporte à l’hôpital. Le 27 novembre,
prévenu par Pierre, je rendis visite à Vincent à
Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours. Deux jours plus tard, il mourait des suites
d’un éclatement de la rate. »
Hervé, je ne ferai pas une critique littéraire de
ce que tu as écrit. Je n’écris pas comme tu le faisais. On ne s’attachait pas
alors à cette précision de l’écriture, et il fallait un écrivain comme Jean ou
quelques autres pour savoir ce que la notion de rigueur de l’écriture
impliquait comme travail de l’esprit ; à quel point ce qu’un texte vaut d’engagement
personnel et de renoncement à vivre : on n’écrit jamais parce que l’ennui
serait alors distrait par un refuge dans l’écriture. Au contraire, chaque mot
est une manière de se saisir du réel, non de celui, factuel, qu’un préposé aux
faits divers serait en mesure de traduire d’une perception élémentaire, mais du
réel cuisant qui préside à l’échéance des événements que la vie provoque ;
ou encore de celui que l’écriture elle-même peut provoquer dans l’invention du
réel, faisant advenir ce qui paraissait improbable encore peu de temps
auparavant. On tutoierait alors les dieux si on ne savait pas de quelle fatuité
cette attitude pourrait procéder ; mais il ne s’agit alors que de dire
quelles grâces ces mêmes dieux ont permises, quels miracles impromptus ils se
sont ainsi autorisés à rendre visibles, ce par quoi le verbe se fait chair, la
vie se rend irriguée d’une sève qu’on ne perçoit que de manière inopinée.
Fou de
Vincent. Ce n’est pas d’avoir
voulu écrire qui rend possible la description de cet amour. Il déborde les
mots, la narration des instances de cet amour, la vacuité de cet enfant perdu
dans son plaisir des psychotropes, son incertitude du plaisir des garçons ou de
celui des filles. Le désir de lui va jusqu’à la pensée de l’anéantir, le
démonter pour en connaître l’essence dont sa bite reste la plus évidente
preuve. Faire l’amour comme des enfants, car rien n’est sérieux, même pas le
chagrin. Il reste à écrire cet amour à l’envers du temps, vers ce moment où
tout a commencé, vers la dernière fiction possible : « […] toi, tu
m’as plu. »