En 1977, Jean Genet parcourt différents lieux de
repérage pour le projet de film qu’il a en tête, La nuit venue, en compagnie de Ghislain Uhry. Le Cirque d’hiver est
l’un des endroits où l’imaginaire de Genet peut projeter les séquences de son
scénario. Le projet ne voit pas le jour, mais il rencontre au Cirque Bouglione
Alexandre Romanès, poète tzigane et homme de cirque qui est alors le compagnon
de Lydie Dattas. Lydie Dattas est depuis longtemps tombée dans la grâce de
l’écriture de Jean Genet. Sa fréquentation de l’écrivain l’entraîne à pousser
avec lui les discussions intellectuelles que les événements politiques, la
Palestine, les raisons de l’écriture enflamment d’un lyrisme inégalé. Voici ce
qu’elle dit de leur rencontre :
« Un jour,
j’ai trouvé Jean Genet assis dans mon fauteuil. L’ayant reconnu dans la rue et
désirant me faire plaisir, Alexandre l’avait avec sa science gitane, conduit
jusqu’à ma porte. Le poète s’installa bientôt dans le studio du dessous. Le
soir même, j’entrais dans sa chambre pour discuter avec lui, exprimant
joyeusement mes désaccords à celui dont je vénérais l’écriture. Le lendemain
Genet signifia mon bannissement. "Je ne veux plus la voir, elle me contredit
tout le temps. D’ailleurs Lydie est une femme et je déteste les femmes." Cette
parole qui me rejetait dans la nuit de mon sexe me désespéra. Trouvant mon
salut dans l’orgueil, je décidai d’écrire un poème si beau qu’il l’obligerait à venir vers moi.
Pendant des semaines, je cherchai le point d’attaque de mon verbe. Surmontant
mon désespoir, j’écrivis La nuit spirituelle pour le blesser aussi radicalement qu’il l’avait fait, lui rendant
mort pour mort. Quand j’eus mis le point final, face à sa haine des femmes,
luisait le bloc de nuit de mon poème, lequel en lui donnant raison lui donnait
tort. Le jour suivant, on cogna à ma porte : c’était Genet. »
En revendiquant par le heurt de ces deux esprits
son appartenance à une nuit inaccessible aux hommes, Lydie Dattas pénétrait
dans l’inversion dont Genet avait fait son domaine privilégié dans lequel
l’exclusion seule du monde dominant permet de reconnaître ceux dont il a fait
l’élection. Ce poème raconte ce que la blessure la plus pure d’une femme transforme
de son être, magnifie de son sang.
Il a été édité tardivement par Gallimard, en 2013.
Auparavant, Lydie Dattas, vingt ans après la mort de Jean Genet avait publié La chaste vie de Jean Genet. Le livre
n’a pas eu le succès immérité de celui de Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, menteur sublime. Le titre en
soi n’a pas de sens : tout écrivain raconte une fiction qui est celle du
réel de son imaginaire, et ne prétend pas, sauf à faire du journalisme,
raconter des faits du présent, du passé ou du futur. Les historiens savent
suffisamment la difficulté du rapport entre les événements passés et leur
interprétation par le présent. En outre, il s’avère que Tahar Ben Jelloun a présenté
des informations à son avantage qui ne sont pas celles que les faits, le jeu
des acteurs, ont été dans les années qui ont précédé la mort de Jean Genet.
Pour le coup, Tahar Ben Jelloun se fourvoie dans l’intérêt du récit : se
faisant témoin, il s’interpose entre celui dont il prétend faire l’éloge et
ceux qui ont accompagné Genet dans les dernières années de sa vie.
Lydie Dattas |
Lydie Dattas en trace le portrait sans doute le
plus sublime dans lequel Genet a enfin, avant que la mort ne vienne le saisir,
accompli la profession de vie qu’il énonçait dans Journal du voleur :
« Parti
des principes élémentaires des morales et des religions le saint arrive à son
but s'il se débarrasse d'eux. Comme la beauté - et la poésie – avec laquelle je
la confonds, la sainteté est singulière. Son expression est originale.
Toutefois, il me semble qu'elle ait pour base unique le renoncement. Je la
confondrai donc encore avec la liberté. Mais surtout je veux être un saint
parce que le mot indique la plus haute attitude humaine, et je ferai tout pour
y parvenir. J'y emploierai mon orgueil et l'y sacrifierai. »
Voici le chapitre qu’y consacre Lydie Dattas, dans La chaste vie de Jean Genet :
« Le vœu de pauvreté
Sous
l’influence émerveillée de Dieu, Genet se transformait en clochard. Son âme
flottait, libre et moqueuse, dans une chemise sale et un pantalon déguenillé.
Il était vêtu si misérablement qu’il n’était pas rare qu’un patron de bistrot
lui demande de montrer son argent avant d’accepter de le servir. Il était
devenu un de ces gueux dont les honnêtes gens s’écartent en se bouchant le nez.
Moine sans clôture, il n’avait d’autres biens qu’un vieux sac de Skaï noir où
bringuebalait un exemplaire corné de La
Gloire qu’il traînait partout avec lui.
Depuis longtemps déjà il plaçait son argent dans la pauvreté. Pour rien au
monde il n’aurait voulu d’une vieillesse à pommeau d’argent.
On ne le
voyait plus à Saint-Germain-des-Prés, mais à Barbès. Pour les gens du quartier
il n’était qu’un vieillard argileux, tant ses vêtements, dans les plis desquels
reposait tendrement la crasse aimée, avaient fini par épouser sa chair
grisâtre. Au Café des Oiseaux il baragouinait dans leur langue avec de vieux
Arabes. Pour leur offrir une cigarette, il sortait de la poche usée de son
blouson une main aux ongles vernis de crasse et un poignet libre du temps. Il
aimait discuter avec les clochards, seuls Français selon lui à avoir gardé de
la civilité. Chaque fois qu’il s’adressait à eux sa voix devenait
surnaturellement douce : usant de sa bonté comme d’un appeau, il se
mettait au diapason de leurs âmes traquées.
Son amour
des parias se prolongeait follement à ce que chacun rejetait : aucun
déchet qui ne fût illuminé par sa compassion. Dans chaque grain de poussière,
il voyait gravé — comme sur un grain de riz — le visage apeuré d’un enfant
maltraité. Un jour Alexandre voulut lui laver un couteau, mais Genet poussa un
cri : " Non, ne le lave pas ! — Pourquoi ? — J’aime ce qui
est sale. Je trouve un tas d’ordures, une décharge municipale très
beaux." La table en merisier, sur laquelle s’écrasaient depuis des mois,
les braises de ses cigarettes, était couverte de plaies noirâtres
inguérissables. Par cet amour de la saleté, il espérait se décrasser de la
gloire et décourager le prince de la Renaissance qui, en lui, rêvait d’une
salle de bains en marbre rose.
On ne
pouvait faire moins épicurien que Genet. Il déjeunait à midi d’une tranche de
jambon ou d’une barquette de riz posée sur le couvercle des cabinets, qui, une
fois abaissés sur la cuvette, lui faisait une coquette petite table. Le soir il
ne mangeait pas. À quelqu’un qui, frappé par son ascétisme, lui demandait
pourquoi il était si frugal, il répondit : "Je refuse de me régaler
quand ceux que j’aime manquent peut-être de quelque chose." Avec ses
droits d’auteur, il aurait pu vivre royalement. Au lieu de quoi il se réservait
le luxe d’habiter de minables chambres d’hôtel. De loin en loin, soucieux de sa
mauvaise réputation, pour briser l’image trop flatteuse que donnait un tel
dépouillement, il s’offrait une chambre dans un palace comme on se mortifie.
Plus rien
ne l’étonnait, ni la bonté des méchants ni la méchanceté des bons. L’ardente misère de sa jeunesse lui avait donné une lumière d’avance sur
les théologiens ruminant à l’ombre des bibliothèques : "Ce m’aura
été une très utile expérience et qui me permet de tendrement sourire encore aux
plus humbles parmi les détritus." Jour après jour, il vivait comme un
moine en plein cœur de Paris, charriant sa richesse intérieure comme un sac
d’or. Il ressemblait à Lawrence d’Arabie qui, après avoir commandé au soleil,
avait choisi de redevenir un obscur soldat, serviteur n’ayant que la mort pour
solde. Il était de ceux qui, toute leur vie, promènent leurs biens dans une
valise vide. "Ma pauvreté est celle des anges" disait-il en riant.
Apercevant un jour sur un quai de métro un vieux clochard qui était le sosie de
Genet, Alexandre cogna sur la vitre et lui fit un signe amical. »
Lydie Dattas, La nuit spirituelle, 2013, Paris, Gallimard.
Lydie Dattas, La chaste vie de Jean Genet, 2006, Paris, Gallimard.
Jean Genet, Journal du voleur, 1949, Paris, Gallimard.
Merci pour cette découverte !!!
RépondreSupprimerAvec plaisir, Jérôme.
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