L'auberge des orphelins

samedi 6 janvier 2018

Lydie dans la nuit

En 1977, Jean Genet parcourt différents lieux de repérage pour le projet de film qu’il a en tête, La nuit venue, en compagnie de Ghislain Uhry. Le Cirque d’hiver est l’un des endroits où l’imaginaire de Genet peut projeter les séquences de son scénario. Le projet ne voit pas le jour, mais il rencontre au Cirque Bouglione Alexandre Romanès, poète tzigane et homme de cirque qui est alors le compagnon de Lydie Dattas. Lydie Dattas est depuis longtemps tombée dans la grâce de l’écriture de Jean Genet. Sa fréquentation de l’écrivain l’entraîne à pousser avec lui les discussions intellectuelles que les événements politiques, la Palestine, les raisons de l’écriture enflamment d’un lyrisme inégalé. Voici ce qu’elle dit de leur rencontre :

« Un jour, j’ai trouvé Jean Genet assis dans mon fauteuil. L’ayant reconnu dans la rue et désirant me faire plaisir, Alexandre l’avait avec sa science gitane, conduit jusqu’à ma porte. Le poète s’installa bientôt dans le studio du dessous. Le soir même, j’entrais dans sa chambre pour discuter avec lui, exprimant joyeusement mes désaccords à celui dont je vénérais l’écriture. Le lendemain Genet signifia mon bannissement. "Je ne veux plus la voir, elle me contredit tout le temps. D’ailleurs Lydie est une femme et je déteste les femmes." Cette parole qui me rejetait dans la nuit de mon sexe me désespéra. Trouvant mon salut dans l’orgueil, je décidai d’écrire un poème si beau qu’il l’obligerait à venir vers moi. Pendant des semaines, je cherchai le point d’attaque de mon verbe. Surmontant mon désespoir, j’écrivis La nuit spirituelle pour le blesser aussi radicalement qu’il l’avait fait, lui rendant mort pour mort. Quand j’eus mis le point final, face à sa haine des femmes, luisait le bloc de nuit de mon poème, lequel en lui donnant raison lui donnait tort. Le jour suivant, on cogna à ma porte : c’était Genet. »
En revendiquant par le heurt de ces deux esprits son appartenance à une nuit inaccessible aux hommes, Lydie Dattas pénétrait dans l’inversion dont Genet avait fait son domaine privilégié dans lequel l’exclusion seule du monde dominant permet de reconnaître ceux dont il a fait l’élection. Ce poème raconte ce que la blessure la plus pure d’une femme transforme de son être, magnifie de son sang.
Il a été édité tardivement par Gallimard, en 2013. Auparavant, Lydie Dattas, vingt ans après la mort de Jean Genet avait publié La chaste vie de Jean Genet. Le livre n’a pas eu le succès immérité de celui de Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, menteur sublime. Le titre en soi n’a pas de sens : tout écrivain raconte une fiction qui est celle du réel de son imaginaire, et ne prétend pas, sauf à faire du journalisme, raconter des faits du présent, du passé ou du futur. Les historiens savent suffisamment la difficulté du rapport entre les événements passés et leur interprétation par le présent. En outre, il s’avère que Tahar Ben Jelloun a présenté des informations à son avantage qui ne sont pas celles que les faits, le jeu des acteurs, ont été dans les années qui ont précédé la mort de Jean Genet. Pour le coup, Tahar Ben Jelloun se fourvoie dans l’intérêt du récit : se faisant témoin, il s’interpose entre celui dont il prétend faire l’éloge et ceux qui ont accompagné Genet dans les dernières années de sa vie.

Lydie Dattas
Lydie Dattas en trace le portrait sans doute le plus sublime dans lequel Genet a enfin, avant que la mort ne vienne le saisir, accompli la profession de vie qu’il énonçait dans Journal du voleur :
« Parti des principes élémentaires des morales et des religions le saint arrive à son but s'il se débarrasse d'eux. Comme la beauté - et la poésie – avec laquelle je la confonds, la sainteté est singulière. Son expression est originale. Toutefois, il me semble qu'elle ait pour base unique le renoncement. Je la confondrai donc encore avec la liberté. Mais surtout je veux être un saint parce que le mot indique la plus haute attitude humaine, et je ferai tout pour y parvenir. J'y emploierai mon orgueil et l'y sacrifierai. »
Voici le chapitre qu’y consacre Lydie Dattas, dans La chaste vie de Jean Genet :
« Le vœu de pauvreté
Sous l’influence émerveillée de Dieu, Genet se transformait en clochard. Son âme flottait, libre et moqueuse, dans une chemise sale et un pantalon déguenillé. Il était vêtu si misérablement qu’il n’était pas rare qu’un patron de bistrot lui demande de montrer son argent avant d’accepter de le servir. Il était devenu un de ces gueux dont les honnêtes gens s’écartent en se bouchant le nez. Moine sans clôture, il n’avait d’autres biens qu’un vieux sac de Skaï noir où bringuebalait un exemplaire corné de La Gloire qu’il traînait partout avec lui. Depuis longtemps déjà il plaçait son argent dans la pauvreté. Pour rien au monde il n’aurait voulu d’une vieillesse à pommeau d’argent.
On ne le voyait plus à Saint-Germain-des-Prés, mais à Barbès. Pour les gens du quartier il n’était qu’un vieillard argileux, tant ses vêtements, dans les plis desquels reposait tendrement la crasse aimée, avaient fini par épouser sa chair grisâtre. Au Café des Oiseaux il baragouinait dans leur langue avec de vieux Arabes. Pour leur offrir une cigarette, il sortait de la poche usée de son blouson une main aux ongles vernis de crasse et un poignet libre du temps. Il aimait discuter avec les clochards, seuls Français selon lui à avoir gardé de la civilité. Chaque fois qu’il s’adressait à eux sa voix devenait surnaturellement douce : usant de sa bonté comme d’un appeau, il se mettait au diapason de leurs âmes traquées.
Son amour des parias se prolongeait follement à ce que chacun rejetait : aucun déchet qui ne fût illuminé par sa compassion. Dans chaque grain de poussière, il voyait gravé — comme sur un grain de riz — le visage apeuré d’un enfant maltraité. Un jour Alexandre voulut lui laver un couteau, mais Genet poussa un cri : " Non, ne le lave pas ! — Pourquoi ? — J’aime ce qui est sale. Je trouve un tas d’ordures, une décharge municipale très beaux." La table en merisier, sur laquelle s’écrasaient depuis des mois, les braises de ses cigarettes, était couverte de plaies noirâtres inguérissables. Par cet amour de la saleté, il espérait se décrasser de la gloire et décourager le prince de la Renaissance qui, en lui, rêvait d’une salle de bains en marbre rose.
On ne pouvait faire moins épicurien que Genet. Il déjeunait à midi d’une tranche de jambon ou d’une barquette de riz posée sur le couvercle des cabinets, qui, une fois abaissés sur la cuvette, lui faisait une coquette petite table. Le soir il ne mangeait pas. À quelqu’un qui, frappé par son ascétisme, lui demandait pourquoi il était si frugal, il répondit : "Je refuse de me régaler quand ceux que j’aime manquent peut-être de quelque chose." Avec ses droits d’auteur, il aurait pu vivre royalement. Au lieu de quoi il se réservait le luxe d’habiter de minables chambres d’hôtel. De loin en loin, soucieux de sa mauvaise réputation, pour briser l’image trop flatteuse que donnait un tel dépouillement, il s’offrait une chambre dans un palace comme on se mortifie.
Plus rien ne l’étonnait, ni la bonté des méchants ni la méchanceté des bons. L’ardente misère de sa jeunesse lui avait donné une lumière d’avance sur les théologiens ruminant à l’ombre des bibliothèques : "Ce m’aura été une très utile expérience et qui me permet de tendrement sourire encore aux plus humbles parmi les détritus." Jour après jour, il vivait comme un moine en plein cœur de Paris, charriant sa richesse intérieure comme un sac d’or. Il ressemblait à Lawrence d’Arabie qui, après avoir commandé au soleil, avait choisi de redevenir un obscur soldat, serviteur n’ayant que la mort pour solde. Il était de ceux qui, toute leur vie, promènent leurs biens dans une valise vide. "Ma pauvreté est celle des anges" disait-il en riant. Apercevant un jour sur un quai de métro un vieux clochard qui était le sosie de Genet, Alexandre cogna sur la vitre et lui fit un signe amical. »

Lydie Dattas, La nuit spirituelle, 2013, Paris, Gallimard.
Lydie Dattas, La chaste vie de Jean Genet, 2006, Paris, Gallimard.
Jean Genet, Journal du voleur1949, Paris, Gallimard.

2 commentaires:

Généralement, je préfère qu'on m'écrive au stylographe à plume et à l'encre bleue... L'ordinateur n'a pas intégré encore ce progrès-là !