De passage à Paris. Ce soir, je mange dans un restaurant
près de la Seine. Il n’a pas de cachet particulier, ressemble à ces petits
restaurants qu’on trouvait en plus grand nombre autrefois avec un côté un peu
suranné, presque une impression de cantine, de ces restaurants familiaux où des
employés effacés, parfois célibataires, viennent tous les midis se pauser loin
d’un travail administratif sans intérêt, parfois rêver d’une saison plus
clémente loin du gris Paris. Mais là c’est le soir, et je n’ai pas l’intention
d’y rester au-delà d’un repas pris rapidement. Mon hôtel n’est pas loin, et ma
nuit sera solitaire. J’en apprécierai le repos d’une journée un peu trépidante.
Je remarque une table en particulier, où trois hommes se
sont installés. Au départ ils étaient deux, un garçon d’une vingtaine d’années
et un homme mûr aux cheveux gris. Ils parlent avec animation, et des sourires
s’échangent. Je n’imagine pas un instant qu’ils peuvent avoir un lien de
parenté ; l’homme plus âgé est peut-être un oncle. Rien dans leur manière
de s’habiller ne me donne d’indice de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont. J’ai
un peu de mal à percevoir leur conversation : la salle est un peu
bruyante, et je mange distraitement un repas qui n’a rien de remarquable.
Un troisième convive arrive, et rejoint le jeune garçon et
l’homme plus âgé. Lui non plus n’a rien de remarquable. Il salue les deux
premiers, les embrasse. Je devine ainsi une complicité qui les relie. Le nouvel
arrivé quitte son manteau, l’installe sur le sommet de la banquette et
s’assoit. Il est en veston-chemise, et je note qu’une cravate complèterait
l’ensemble mieux qu’un col déboutonné. Il porte des lunettes et semble avoir
une cinquantaine d’années qui grisonnent sur un visage fatigué. De toute
apparence ils semblent heureux de se revoir. Ils regardent la carte, hésitent.
L’homme plus âgé semble conseiller un plat. Il paraît très à l’aise, faisant
face au jeune homme et au dernier arrivé. Une table sans doute très banale,
dans un restaurant très banal d’un Paris sans intérêt, comme d’habitude.
Et pourtant je reste intéressé par eux qui me semblent si
dissemblables : l’âge, le charme. J’ai cru entendre parler de Rome et de
l’Italie, ce qui a éveillé mon attention. Évidemment c’est le jeune homme que
je regarde, dont le visage me paraît harmonieux. De là où je suis placé, j’ai
la chance de pouvoir les observer sans que mon regard ne puisse être assimilé à
du voyeurisme. En sociologue, je regarde, essaie de disséquer, tente des
interprétations. Difficile de deviner les professions à partir de leur seul
aspect. Leur façon de se vêtir n’en dit pas davantage : classe moyenne
supérieure sans doute, et le choix du restaurant tendrait à conforter cette
supposition. La carte est relativement ordinaire, le décor fait penser à ces pensions
de famille d’autrefois. Je laisse aller mon imagination mais n’ai pas beaucoup
d’indices.
Pendant que je gamberge à essayer de situer les trois
personnages dans un milieu social et culturel improbable, je perçois que la
conversation dévie vers une diversion : l’homme plus âgé interpelle le
serveur qui arrive aussitôt à la table. Le dos du serveur s’interpose entre mon
regard et les trois hommes. Apparemment il s’agit d’un problème de carte.
L’homme plus âgé paraît mécontent de ce qu’il a mangé. La discussion s’engage
et je perçois les mots de « blanquette de veau ». Le serveur semble
s’excuser, et, après avoir tenté d’expliquer la raison du problème, repart. J’ai
entendu qu’il parlait de son frère, de sa mère, d’une difficulté en cuisine. On
se croirait dans l’un de ces réalité-shows où un cuisinier très connu vient
expliquer à l’équipe qui ne les comprend pas les problèmes élémentaires à
éviter dans un restaurant. Peu importe, en fait. La discussion des trois hommes
reprend, apparemment sans grande motivation à la fin du repas. L’homme plus âgé
est parti dans des blagues un peu salaces, et je devine enfin que les trois
hommes sont des « garçons sensibles », comme je les aime. Je voudrais
pouvoir leur lancer un regard de complicité. La situation ne s’y prête pas. Et
un incident vient troubler le calme d’une discussion qui paraissait un peu
s’endormir : le jeune homme depuis quelques minutes quitte l’attention de
la conversation, monopolisée par l’homme plus âgé. Comme tous les jeunes, il
tapote sur le clavier de son téléphone mobile. L’homme âgé le regarde et
l’interpelle, lui dit que cela ne se fait pas, que c’est désobligeant pour ses
amis de quitter le centre de la conversation pour adresser un message à un
autre personnage par l’intermédiaire du téléphone. Le jeune homme se défend, et
explique qu’il estime avoir le droit de le faire. Le ton de l’homme plus âgé se
fait plus ferme, autoritaire. L’homme au veston intervient, essaie de défendre
le jeune homme et invoque la raison selon laquelle la conversation devient
ennuyeuse, et que, de ce fait, le jeune homme a tout à fait le droit de s’en
extraire comme il l’entend. Mais l’homme plus âgé hausse le ton, invoque le
manque de respect. Le jeune homme rétorque que c’est l’homme plus âgé qui ne le
respecte pas, que le fait de répondre à son ami ne constitue pas de
l’irrespect, mais qu’il a envie de lui témoigner son attention. Ire de l’homme
plus âgé. Je crois entendre chez le jeune homme, irrité à son tour :
« Mais je t’emmerde ! ».
Je bois du petit lait de cette conversation un peu
surréaliste, où trois hommes sont réunis pour une soirée de communication
apparemment ratée dans laquelle le jeune homme signifie son désintérêt pour ce
qui s’y passe. Et, en effet, il est un peu étrange de voir ce garçon à l’allure
plutôt avenante côtoyer ces deux autres hommes qui sont déjà dans un autre âge
de la vie. Quel est le lien qui les réunit ? Admiration partagée ?
Amitié, mais fondée sur quoi ? Je retiens surtout l’attitude de l’homme
plus âgé, qui par sa position dans l’espace de la table, se plaît à jouer les
Monsieur Loyal, est en demande d’attention, et devient redoutable si cette
attention manque à sa requête. Attitude narcissique, sans doute, et très
classique dans le milieu gay. Ma tendance à jouer au psy de service m’incite à
croire qu’une mère est passée par là en laissant quelques dégâts dans les
personnalités de beaucoup de garçons : « C’est toi le plus beau, mon
fils. » Hélas, souvent les garçons croient leurs mamans ! J’en
parlerai un jour, de ces Médée qui évacuent le père pour pouvoir jouir seules
de la relation de la mère au fils… Nous sommes bien toujours dans cette même
civilisation du chaos !
Le serveur est venu apporter aux trois hommes une eau de vie
de prune, qu’ils dégustent lentement. J’interpelle le serveur à mon tour pour
lui demander de cette même eau de vie. Je tente de jeter un œil vers les trois
hommes, mais personne ne me regarde, trop occupés qu’ils sont à comprendre
comment la conversation a pu tourner au vinaigre. Le jeune garçon laisse son eau
de vie qu’il trouve trop forte. Je
l’interprète comme une manière de se démarquer et d’indiquer son refus
de continuer à participer à cette
relation qui semble pour le moins superficielle, et dans laquelle il s’interroge
sur la raison pour laquelle il est là ce soir alors qu’il apprécierait
davantage de jouir de la présence de son ami.
Je me lève enfin de mon siège. Il est un peu tard, et j’ai
des rendez-vous loin de Paris demain matin. Le trio quitte un peu après moi le
restaurant, et je vois les trois hommes se diriger vers la place de Grève. Le
jeune homme quitte ses compagnons rapidement et je devine que cette soirée fut
pour lui un moment peu agréable. Fréquenter des personnes âgées réfugiées dans
l’attitude d’une morale de pacotille n’est pas une perspective très engageante.
Et je m’interroge encore sur ces ruptures de générations dans lesquelles les
pères sont incapables d’être à l’écoute de leurs fils : et les fils n’ont
aucune envie de ressembler, ni physiquement, ni moralement à eux qui ont, à
leur manière, contribué à laisser ce monde en cet état. Drôle de soirée !
Jolie relation !
RépondreSupprimerEt ils allaient vers la place de Grève, quelle horreur...
Rassure-toi on n'y a pas encore rétabli les instruments des supplices !
RépondreSupprimerOui mais elle ne s'appelle plus ainsi depuis 1803 ! À quoi pensais tu en la mentionnant sous ce nom ?
SupprimerSimplement au fait qu'on n'a jamais vraiment quitté l'Ancien régime !
RépondreSupprimermoi, fou que je suis, je me serais levé pour lui demander (au jeunot) de venir à ma table ! mais, bon, je sais que certains de mes amis craignent toujours ma compagnie à cause de mon côté "excessif"... et curieusement, je n'ai jamais eu à subir pugilats, coups ou insultes. tout est dans la manière sans doute.
RépondreSupprimermoui, curieuse journée que vous vivâtes, là, mon ami !
Excellent billet d'humeur.
RépondreSupprimerMerci, Silvano.
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