Pour G.
La mort rôde. Ce n’est pas moi qu’elle cherche, mais elle
est là. Je ne la crains pas. Elle est déjà venue il y a quelques années. Je
l’ai narguée, de toute la force de mon ironie. Elle s’en est allée. Je ne
l’intéressais pas. Elle m’a seulement laissé la trace de son ongle sur la
poitrine, comme autrefois on marquait les portes des maisons dont il fallait
exterminer ou non les habitants. Mais elle n’est pas là pour moi. Elle est
passée fauchant cet homme que j’avais croisé une fois, un homme aux yeux bleus,
comme ceux de mon père.
Wojciech Góreck – Le cimetière des Mennonites |
Il y a longtemps qu’elle a fauché mon père. Le dernier jour
avant qu’il ne parte, je suis resté plus tard dans la chambre. De sa main
droite, il esquissait quelques gestes. Je ne sais s’il voyait des mouches qui
n’y étaient pas ou s’il s'efforçait une dernière fois d’écrire. Sans doute
d’écrire son nom, ce qu’il aimait faire de sa belle écriture, avec un M
majuscule plein d’une incroyable rondeur, alors que rien chez lui ne concordait
avec les courbes. Le M de moi, sans doute, pour exprimer à quel point il
s’appréciait. Mais là, c’étaient les derniers gestes, saccadés, non contrôlés,
ceux d’un vieillard arrivé au bout de sa course, fatigué, usé, rattrapé par des
souvenirs de sa jeunesse qui me reste à
jamais inconnue, incommunicable.
Je lui pris l’autre, la gauche, qui était froide,
décharnée, recouverte d’une peau fragile, cireuse, translucide, où se pouvaient
voir les nervures mauves de fines veines qui irriguaient encore la mécanique de
cette main qui avait été si forte, si puissante sur des doigts élégants aux
ongles toujours propres et taillés en amande.
Je lui dis qu’il était temps de lâcher : son corps
avait assez bataillé.
Déjà ses yeux étaient partis loin, sans doute vers cette
jeunesse où il courait les bois et les landes, fasciné par les légendes nées de
ces amas de rochers granitiques, de sources perdues au fond d’une combe, à la
recherche du dernier loup qu’on avait entraperçu dans le lointain d’une crête
de montagne.
Le lendemain, la faucheuse était passée, et mon père parti
définitivement, courant après les loups, s’arrêtant seulement pour cueillir les
champignons dont la présence seule suffisait à prouver les mystères de ce pays
sauvage.
J’ai appris que l’homme aux yeux bleus que j’avais croisé
avait eu un bel hommage au cimetière : ses enfants, ses petits-enfants lui
ont témoigné le respect qu’ils lui devaient, peut-être de l’admiration, mais, à
tout le moins, la reconnaissance du mérite d’avoir mené sa vie avec droiture,
assurant le rôle d’un mari et d’un père soucieux du bien-être de sa famille.
Peut-être eussé-je dû également dire devant le cercueil de
mon père, au cimetière ce qu’il convenait. Je n’avais rien à dire, rien. Je
n’avais que le souci du déroulement a minima de l’enterrement :
accompagner ma mère en fauteuil roulant, vérifier que tous les documents
nécessaires avaient été remplis. Je n’avais rien à dire. N. était absente, dans
l’incapacité de se déplacer. Quelques anciennes connaissances, amies de la
famille, étaient venues ; serrements de main, condoléances, remerciements.
Quoi d’autre ? Une amie de ma mère était venue apporter de l’eau bénite.
Déjà les prêtres catholiques n’assuraient plus le minimum des sacrements. Je
m’en foutais. Je fis signe aux hommes des pompes funèbres de laisser glisser le
cercueil dans la fosse de la tombe. Il convenait que je prisse de la terre pour
jeter sur le cercueil. C’était une terre argileuse, compacte, déjà mélangée de
décennies d’ossements décomposés, de restes de mâchefer et de déchets venus de
je ne sais où. Je pris une poignée de terre de la main droite. Ce fut la
dernière relation que j’eus avec lui. N’avoir rien à pouvoir dire fut dans la
continuité du silence qui s’était installé entre nous depuis toujours.
Il me reste l’image de son visage fermé, de ses lèvres minces,
de ses yeux bleus-gris qui ne témoignèrent jamais aucune chaleur, aucune
amitié, aucune écoute.
Un souvenir remonte : je dois avoir neuf ans. J’ai
arrêté quelques jours l’école, et je suis au cours moyen, deuxième année.
L’école m’ennuie, profondément. L’instituteur est triste, crie souvent, ne
laisse passer aucune sympathie auprès des élèves. Je m’évade en cours, n’écoute
pas. Je pense aux papillons et au soleil de l’été. Je cours dans les ruisseaux,
seul, découvre la générosité des plantes, des rochers, des lichens. Les oiseaux
s’en donnent à cœur joie dans le ciel. Les rapaces tournoient et forment un
ballet majestueux. Le monde m’accueille comme l’un de ses éléments. Je suis le
frère des arbres dont l’écorce est ma propre peau. Je toise les lézards qui me
regardent avec curiosité. Je dispute mon chemin aux fougères qui me laissent
passer. J’écoute craquer sous le soleil les cosses des genêts qui sont plus
hauts que moi.
L’instituteur élève la voix, me demande de répéter de qu’il
vient de dire. Je ne sais pas et je m’en fous, à vrai dire. Mais je suis pris
en défaut, et rougis de me voir soumis ainsi à cette situation. Je ne réponds
pas et baisse la tête. L’instituteur reprend sa leçon. Je montre ostensiblement
que je l’écoute, docile.
Je ne sais plus pourquoi j’ai arrêté l’école. Une maladie
occasionnelle, sans doute. Mais je vais mieux, et ma mère pense que je peux
reprendre. Mais j’exprime mon refus : je ne veux plus aller à l’école. Le
lendemain, je me lève, m’habille, mais je m’obstine. Ma mère a préparé mon
cartable. Elle veut me mettre mon manteau. Je refuse. Mon père n’est pas encore
parti au bureau. Il décide de venir avec moi à l’école. Il m’attrape par les
cheveux, et, tout en tenant mon cartable, me soulève de terre de sa grosse
poigne. Je hurle de douleur, mais ne pleure pas. Contraint par la force, je
marche maintenant vers l’école avec mon père. Il a lâché enfin mes cheveux. Je
sais que je n’ai aucune capacité à décider autre chose que ce que d’autres ont
décidé pour moi. Je conserve la douleur au cuir chevelu pendant une bonne
semaine.
La tombe s’est refermée, puis s’est ouverte à nouveau pour
N. que la faucheuse est venue chercher. Le même rituel silencieux s’est
accompli. La mort rôde encore.
allons ! allons ! Celeos ! quelle perte venez-vous de subir pour faire ressurgir de tels souvenirs ? bien sûr (avec un chapeau sur le U), aucune indiscrétion de ma part. je ne cherche ni confidence, ni confession. bien sûr (encore ?) mon côté curé incite souvent mes interlocuteurs à s'épancher... j'ai l'oreille ouverte et souvent, en guise de réponse, je leur souris sans un mot.
RépondreSupprimerje n'aime point - sans vous connaître - vous savoir dans cet état où tumulte et réflexion noire s'entremêlent pour mieux vous pourir la vie.
sortez ! allez à la rencontre de mère Nature et criez-lui ce que vous avez sur le cœur ! ou discutez avec G.
ou plongez-vous dans un bouquin de Christophe Galfard !
mais je sais qu'au détour d'un événement, ça remonte du tréfond...
un jour, j'ai failli me noyer. l'unique souvenir que j'en garde, c'est que, mon père étant mort - j'avais alors 17 ans - je n'ai jamais pu lui exprimer ma haine de son inexistence pour moi. sans doute mieux ainsi. vous voyez, chacun de nous a ses regrets, ses bosses, ses plaies, et surtout des kilo-tonnes de merveilleux instants.
bref, ce G. a toute ma sympathie et vous itou.
Rassurez-vous, Yves, ce n'est qu'un peu de littérature de blog, autant dire pas grand chose. J'avais écrit pire à ce sujet, aux dernières Pâques : en fait ça me fait assez rire, ces histoires de cimetière où on arrive à se conduire devant la mort comme on se conduit dans la vie. Mais ce n'est pas une réflexion noire, juste un constat. Après on tourne la page. Mais j'ai aussi des sujets pour rire : vous connaissez l'histoire de la ministre qui n'avait pas lu Modiano ? Elle a du temps pour le lire maintenant !
RépondreSupprimerMerci pour votre sympathie que je transmets à G. La réciproque est vraie.