Marie jeune (Margherita Caruso) |
Joseph (Marcello Morante) |
Le mécréant que je suis ne peut rester de bois devant la manifestation aussi patente des émotions qui se jouent dans ce drame, d'une intensité incroyable, et sur lequel on pourrait gloser à l'infini.
Un roi mage |
Commençons par le lieu du tournage : faute de pouvoir tourner en Palestine, qui lui apporterait l'authenticité historique du drame, il choisit les régions les plus pauvres d'Italie, la Calabre, les Pouilles, pour y disposer les scènes de son film. En cela, il veut adhérer parfaitement au sens du texte de Matthieu : le message évangélique est à l'intention des pauvres, décliné pour Pasolini dans les classes les plus populaires, petits paysans, prolétariat.
L'ange Gabriel (Rossana di Rocco) |
Les acteurs : on sait que hormis quelques grands noms d'acteurs et d'actrices, Pasolini a pris des gens qu'il connaissait, amis, gens de la rue... pour devenir les interprètes de ses films.
Ainsi le rôle du Christ, est selon la légende du film, tenu par Enrique Irazoqui, étudiant catalan de passage dans le Sud de l'Italie, dont le visage traduit pour PPP sa propre vision de Jésus.Il insiste pour que cet étudiant inconnu, mais porteur des valeurs antifranquistes de sa propre société, soit celui qui soit à même de s'insurger contre les marchands du temple, pharisiens et autres "hypocrites" objets de la colère du Christ.
Les prêtres devant le lit de mort d'Hérode (on remarque les tiares de Danilo Donati) |
Marie âgée est jouée par Susanna Pasolini, la propre mère de Pier Paolo : elle sait ce qu'est la douleur de perdre un fils. Le frère cadet de Pier Paolo, Guido, a été tué en 1945, à l'âge de vingt ans par une milice pro-communiste qui a massacré la brigade Osoppo en Frioul-Vénétie. Le visage de la douleur maternelle que l'on voit dans l'extrait n'est pas joué, mais revécu, presque vingt ans après.
Enrique Irazoqui joue le Christ |
L'autre aspect du Vangelo est aussi celui-là : il ne raconte pas un simple drame, singulier, qui pourrait bouleverser par ses aspects esthétiques ; il est la narration des tragédies universelles que l'humanité depuis ses débuts a traversées.
Jacques, fils de Zébédée (Marcello Galdini) |
Notons encore quelques traits étonnants dans cette trajectoire cinématographique fulgurante qu'est ce Vangelo : on note la présence dans le rôle de Philippe, apôtre, frère de Barthélémy, de Giorgio Agamben, devenu depuis un immense philosophe dans la continuité d'une critique du biopolitique initiée par Michel Foucault. De même le poète Alfonso Gatto interprète le rôle de l'apôtre André.
Philippe (Giorgio Agamben) |
Enfin, la présence de Danilo Donati, souventes fois mentionné dans ce blog à propos du cinéma italien, qui assura la création des costumes montre également une relative continuité dans la pensée cinématographique de Pasolini en utilisant un dessin vestimentaire à la fois simple et baroque, l'ensemble constituant une sorte de hiatus (que l'on retrouve également dans Œdipe roi) propre à créer l'inconfort visuel nécessaire au questionnement sur le signifiant du rôle social que sert le costume.
Ninetto Davoli joue un berger |
Paradoxe encore : Il vangelo vient arrêter le procès que l'on a fait à PPP pour insulte à la religion d'Etat après le film qu'il a tourné l'année précédente, La ricotta, dans lequel il parodie la passion du Christ, et qui est pour lui l'occasion de la rencontre avec Ninetto Davoli.
Marie de Béthanie (Natalia Ginzburg) |
L'esthétique du film est également une apologie apparente de la pauvreté de moyens, à une époque où le cinéma international, notamment américain, propose une débauche de moyens techniques de décors reconstitués - je pense à Cléopâtre, de Joseph Mankiewicz, sorti en 1963, dont le coût faramineux n'égala que sa splendeur - et dont le contraste est à même de servir le propos du film. Dans le Vangelo, l'impression grandiose, majestueuse des décors est portée par les restes d'une architecture médiévale que conserve l'Italie du Sud, par les éléments naturels eux-mêmes qui évoquent la création à l'état brut d'un opérateur divin. On retrouve là le goût de PPP pour une sorte de minimalisme fait des éléments à l'état brut que sont les acteurs non formés, les lieux laissés pour compte, à ceci près que passés par son regard, adaptés par le travail de Danilo Donati, l’œuvre acquiert rapidement une dimension sacrée dont a conscience Pier Paolo Pasolini.
Judas Iscariote (Otello Sestili) |
Il faut rajouter à sa réflexion esthétique toute la culture italienne que la fin du Moyen-âge et la Renaissance ont apportée : la culture d'une image religieuse que tous les peintres ont servie, du Titien au Caravage, dans laquelle on a naturalisé les personnages de l'évangile pour les rapprocher des croyants. Aussi la force de la mise en scène qui est davantage chez PPP une mise en images (il n'y a pas à proprement parler de "direction" d'acteurs), vient-elle de la construction de cette série d'images - notamment des séquences de très gros plans d'une beauté indescriptible - dans lesquelles il est loisible de retrouver les peintres de la Renaissance. L'image la plus frappante est sans nul doute celle de la douleur de Marie (Susanna Pasolini) au moment de la crucifixion qu'on pourrait rapprocher du travail de nombreux peintres. Cette image matricielle est d'autant plus forte et s'est tellement imposée qu'on a pu, chez des photographes récents, revoir la douleur de mères musulmanes effondrées après des massacres, au point que le terme catholique de "pietà" leur a été attribué.
Les larmes de Pierre après le reniement (Settimio di Porte) |
La musique joue dans le film un rôle éminemment important : musique classique, Johann-Sebastian Bach, Mozart, Prokofiev, Anton Webern, qui alterne avec des gospels congolais, (le même procédé a lieu pour Œdipe roi), opposant musique "bourgeoise" avec une musique de "pauvres", non pour les mettre en guerre, mais pour les poser dans des instances différentes de temporalité : pendant l'adoration des mages, c'est le gospel Sometimes I feel like a motherless child qui illustre la scène, soulignant ainsi, - comme pour Œdipe roi - le moment privilégié de la relation entre l'enfant et sa mère. Les chœurs d'hommes russes accompagnent le discours des Béatitudes ; lors de la première guérison, la musique bascule d'un coup de classique à africaine. Après la Cène, au moment d'aller à Gethsémani, c'est Bach (Erbarme dich mein Gott, La passion selon saint Matthieu) qui illustre la séquence. C'est le chœur d'hommes russes qui accompagne la descente de croix et la mise au tombeau ; la résurrection se fait au son des gospels congolais.
Les larmes de Jean (Giacomo Morante) |
Un dernier point, et sans doute non le moindre : le rapport de Pier Paolo Pasolini lui-même à la figure du Christ. Sujet fort complexe et polémique. Se peut-il que PPP se soit lui-même assimilé au Christ, comme, quelques années plus tard (trois ans) dans Œdipe roi, il s'assimile à Œdipe, le faisant naître et disparaître à Bologne ? S'agirait-il d'un hyper narcissisme d'une prétention sans mesure ?
La montée au Golgotha |
Une première chose à prendre en compte est son excellente connaissance des théories freudiennes, qu'il a lues, et des relations complexes avec ses relations parentales : un père quasi absent, une mère révérée et d'une très grande présence qui lui apporte sa langue intérieure, le frioulan, qui a pétri son esprit et ses premières poésies.
Marie (Susanna Pasolini) voit son fils crucifié |
S'agit-il d'une morale laïque, marxiste (mais quel sens donner à cet adjectif ?) ou, aussi, une éthique qui trouve ses fondements dans les émotions que toutes les représentations antérieures des évangiles ont pu susciter, et qui ferait de lui une sorte de héraut incroyant d'une religion dont il défend, bec et ongles, les dogmes philosophiques autant que religieux ? Comment articuler par ailleurs certaines positions prises par lui, notamment contre le droit à l'avortement, pour la raison que la vie étant "sacrée", aucun argument de "Realpolitik" ne peut venir justifier cet "homicide" - selon ses propres termes. En ce sens s'il s'agit d'une position issue d'une vision religieuse, c'est également une position que les partis communistes européens ont longtemps défendue, considérant - c'est l'argument de PPP - que la liberté sexuelle est une manière pour le capitalisme de considérer la sexualité comme un élément de consommation supplémentaire, mais qui risque de détruire la famille.
Marie apprend par l'ange que son fils est ressuscité |
Cet ensemble de réflexions montrent ainsi un Pier Paolo Pasolini complexe, intransigeant, parfois antipathique - n'aurait-il pas hérité de Savonarole ? - n'ayant pas résolu lui-même le problème de son homosexualité, à la fois assumée, et honteuse du point de vue d'une normalité dont il avait intégré les ressorts idéaux. Car d'un point de vue marxiste (althussérien), PPP était resté un idéaliste, parfois rétrograde et nostalgique d'un "âge d'or" de la société, dans lequel l'homosexualité n'existerait pas... L'homosexualité, invention du capitalisme ? Allez savoir !
"Heureux les persécutés" dit le discours des Béatitudes. Pier Paolo Pasolini, le fut, jusqu'au bout, jusqu'à Ostia, et sans doute de manière consciente et volontaire, pour gagner un ciel de renommée où son narcissisme le savait triompher. Et porteur d'un message sur le monde tel qu'il pensait qu'il devait être. Peut-être comme le Christ.
Je le disais plus haut, Il vangelo secondo Matteo nous entraîne très loin, comme pivot fondamental de l’œuvre de PPP. Je reviendrai prochainement sur son cinéma, un cinéma d'urgence, qui, d'Accatone à Salò, boucle une œuvre dense, complexe tant sur son contenu que sur sa forme. Il me semble d'ailleurs que son œuvre est pensée très tôt comme une vraie cohérence, même si certains veulent y voir des ruptures de contenu, de style, de discours. Son œuvre, même si on veut la considérer comme une espèce de patchwork, est articulée autour de quelques grands thèmes sur lesquels je reviendrai.
Enrique Irazoqui et Pier Paolo Pasolini pendant le tournage |
Pour moi, le meilleur film jamais réalisé sur le sujet, loin des chromos hollywoodiennes (même si le Roi des Rois de Nicholas Ray permet de se pâmer sur l'incroyable Jeffrey Hunter). J'avais, en des temps reculés, organisé un débat autour du film avec des communistes et des cathos ; le film, bien dans la manière de PPP, joue sur les deux tableaux. En tout cas, le sujet vous inspire...
RépondreSupprimerAlors que je viens de revoir ce chef-d'oeuvre qui interpelle par le sujet, l'analyse des Evangiles, fascine par les décors, la musique, les acteurs et cette apparente simplicité, l'analyse que vous en faites m'aide un peu plus à comprendre. Merci
RépondreSupprimerMais soyons un peu branchés, voyez ceci : https://www.youtube.com/watch?v=iWI0MY5z36I
RépondreSupprimerExcellent, Silvano ! Je vois que Jésus était très tolérant par rapport à la perche à selfie !
RépondreSupprimer@FrançoisB92 : Bienvenue dans mes commentaires, François !
RépondreSupprimerexcellent article qui m'a ramené loin, loin, car par obligation scolaire j'ai vu ce filmans les années 64 ou 65 , en fait quand j'usais mes pantalons sur les bancs de l'internat en ce qu'on appellait en Belgique la troisième des humanités!
RépondreSupprimerVu et revu je ne sais combien fois. Toujours été fasciné par l’esthétique du film et sa bande sonore (si j'ose dire).
RépondreSupprimer@ another country : je crois que le terme est juste. C'est vraiment un film fascinant : cinquante ans après, il n'a pas pris une ride !
RépondreSupprimer