[Précaution oratoire : ce texte d'humeur n'exprime que mon point de vue, et je m'en voudrais qu'un tel mauvais esprit de ma part influence (il paraît que c'est une nouvelle tendance sur les réseaux sociaux : vous faites quoi sur Youtube ? - je suis influenceur! - Je crains que cette nouvelle maladie de l'esprit qui touche les jeunes gens ne puisse se soigner autrement que par la mort-aux-rats...) qui que ce soit et empêche la fréquentation des toiles de quartier, voire des MK2. Donc si vous avez aimé Call me... je ne vous en veux pas. Que la réciproque soit vraie ! D'ailleurs, en matière de cinéma, la notion d'amour d'un film est terriblement inappropriée...]
Foutredieu que je n’aime pas ce cinéma, tout neuf
dans son béton glacé ! Comme j’ai décidé une fois pour toutes d’exprimer
ma mauvaise humeur, je redis ici que je préfère de loin les cinémas qui
savaient exulter dans le décor d’un théâtre à l’italienne. Que de Cinema Paradiso abandonnés ! On y
gave aujourd’hui les spectateurs de canettes de Coca Cola et de méga gobelets en cartons remplis de popcorn — 5
euros le gobelet, quand même — soit presque autant que la place de cinéma quand
on a pris une carte de fidélité. Il faut bien essayer de trouver des profits à
la marge, puisque les cinémas de quartier ne furent jamais une activité des
plus lucratives. Dans ce hall sans attrait, où tout s’est déjà confondu avec
une salle de pas perdus de gare TGV, les gens vont et viennent. Je reconnais
une amie, un peu perdue de vue. — Que vas-tu voir ? me
demande-t-elle ? — Call me by your
name est ma réponse. Et toi ? — Oh non, ça ne m’intéresse pas,
j’hésite entre Il figlio, Manuel et L’apparition. — Il figlio, Manuel a une bonne critique, lui dis-je. — Oh, mais L’apparition aussi, me répond-elle. Je
la salue, pensant peut-être la revoir d’ici une dizaine d’années, si aucun de
nous n’est encore mort. Elle est de ces personnes qui vont au cinéma comme une
manière de se poser dans un engagement, comme si assister à une projection
participait au changement du monde. Le cinéma a toujours été une façon
d’affirmer, dans ces zones rurales, que le monde devait changer. Sa manière de
changer le monde, c’est d’avoir été happée par la toile d’araignée du « Pierre
Rabhi business ». Lorsque nous discutions, il y a quelques années, elle me
disait qu’elle-même restait optimiste sur le monde. Je lui répondais que la
différence entre les optimistes et les pessimistes, c’est que les pessimistes
sont mieux informés.
En tout cas, croire que le cinéma peut aider à
changer le monde est sans doute une vision un peu naïve : il n’a rien
émergé de révolutionnaire dans les documentaires souvent un peu indigents dans
lesquels les néo-ruraux ont cru que leur regard allait transformer le réel. Il
n’y a que Télérama qui, de temps à
autre, réinvente l’eau chaude en se rappelant qu’il existe un autre monde
au-delà du périphérique parisien. Lorsque les critiques de Télérama parlent de ce même monde d’outre périphérique, c’est pour
en donner une vision largement décalée de toute réalité. Il est vrai que le
réel reste complexe.
Bon parlons de cinéma, justement. J’avais craint
que le film, tant la promotion a été au-delà de toute mesure, soit cette
bluette un peu insipide d’un ado qui s’amourache d’un garçon un peu plus âgé
que lui qui fait trois petits tours et puis s’en va. Je ne m’étais pas beaucoup
trompé : si la critique est universellement favorable au film, c’est qu’il
y a, en effet, de quoi satisfaire le sens des conventions, du conformisme, des
portes ouvertes et des gnagnateries habituelles dont le public qui n’aime pas
les choses trop violentes, a besoin pour se rassurer : sucreries et
douceurs insipides et vides de sens, sinon pleines de clichés et de stéréotypes
qu’aucun critique sérieux n’aurait laissé passer il y a encore vingt ans. Seul
Laurent Delmas, sur France-Inter, a renvoyé cet album de la Comtesse de Ségur à
ce qu’il est réellement (encore que je ne sois pas sûr que la Comtesse de Ségur
soit aussi gnagnateuse). Car enfin, de quoi s’agit-il ? du troisième volet
d’une trilogie dont je n’ai pas vu les autres films. Mais Luca Guadagnino est
un mauvais réalisateur ; je n’ose imaginer ce que le film aurait été si
James Ivory n’avait pas adapté le scénario à partir du bouquin d’André Aciman.
Il faut donc faire un peu d’introspection dans le
film, qui ne sera bientôt plus à l’affiche, et que tous les amateurs de soupe à
la fraise auront apprécié. Soit une jolie villa en Lombardie, près du Lac de
Garde que la maman d’Elio, traductrice, a héritée, faisant des envieux chez les
amis du couple. Le père est professeur d’archéologie, et reçoit chaque année
des étudiants pendant six semaines de l’été. On est en 1983, mais on s’en fout
complètement. L’Italie ne parle déjà plus des Brigate rosse, au devant de la scène cinq ans auparavant, pas plus
que du cinéma de Pasolini, assassiné huit ans auparavant. Tout est si beau et
farineux, dans cette Italie éternelle. Tiens, à propos d’Italie éternelle, un
plan du film montre toutefois des affiches du Parti socialiste, m’a-t-il
semblé, et celles du MSI, à l’extrême droite, celle dont Matteo Salvini est
aujourd’hui l’héritier. Extrême droite dont les attentats en Italie du Nord
furent sanglants. Mais on n’est pas là pour évoquer cette période toute récente,
n’est-ce pas ?
Arrive l’étudiant, un grand type, américain,
« plus grand que sur la photo » chez les Perlman qui sont, eux,
italo-américains. La villa où ils passent leur villégiature est de ces maisons
de maîtres dont l’architecture est toute de raffinement, aux plafonds peints
qui se souviennent de la période baroque. De ces maisons du XVIIIe siècle rénovées au XIXe, lorsque la
démographie des campagnes permettait une main d’œuvre facilement exploitable à
moindre coût. L’Américain, donc. Façon anglo-saxon nourri aux cornflakes ce qui
lui assure une stature et une musculature de GI. Belle tête et beau corps.
Cette pièce rapportée se révèle assez rapidement un peu arrogante — l’épisode
de l’étymologie d’albicocco le montre
cuistre — mais assurant en même temps une campagne de séduction auprès de
chacun. Pour Elio, Oliver, l’Américain, est d’abord un rival qui organise son
inaccessibilité. Dans le même temps,
comme dirait le naze de l’Elysée, ça drague sec la nénette également, nénettes
qui sont charmantes. Marzia pour Elio, Esther pour Oliver. C’est qu’ils sont
d’abord mâles, pleins de testostérone, et que c’est un âge où séduire est une
préoccupation importante.
Il s’agit bien de séduire, d’ailleurs : à cet
âge où la testostérone déborde de tous les pores, la question se pose, dans la
construction de l’identité adolescente, de savoir comment être aux
autres ; ce n’est jamais facile, et il faut compter justement sur le background de la culture familiale.
Parlons-en. Dans une famille d’intellectuels, dont le père est archéologue,
formé dans la manière dont l’esthétique s’est imposée aux hommes comme mesure
de l’environnement et du monde, ce n’est pas très difficile : l’image est
un héritage des humanités dont la Renaissance reste le point de référence le
plus sûr, à la fois dans son héritage réinventé de l’Antiquité, et comme
tremplin d’une modernité où se redéfinissent les relations sociales,
économiques, et surtout celles que se donne le pouvoir. Ce capital intellectuel
qu’est la culture reste le pivot par lequel toutes les relations des
personnages du film jouent, se heurtent parfois — assez peu cependant — mais
surtout définissent leurs stratégies de séduction.
Le prétexte est d’une banalité affligeante :
un étudiant de passage, présent pour six semaines, finissant son travail de
thèse de doctorat. Sur quoi travaille-t-il ? On ne le sait pas vraiment,
mais on suppose qu’il s’agit d’Antiquité méditerranéenne, sujet passionnant, ce
n’est pas moi qui dirai le contraire. Hormis l’anecdote de l’étymologie de
l’abricot, on n’a pas l’occasion de voir ce qui fait le sel de cet amour de
l’Antiquité ; la séquence où l’on voit le père d’Elio lui passer quelques
diapositives de statuaire grecque n’est pas des plus parlantes. On pourrait
même supposer qu’il s’ennuie dans la prise de notes écrites à gros traits sur
le carnet de notes à spirales, et les remarques du professeur Perlman ne sont
pas du niveau d’un « éminent archéologue ». On comprend toutefois
qu’il n’est pas insensible aux formes des éphèbes de la statuaire du Ve siècle BC. Lorsque Almodovar évoque ces
éléments de culture que pose la question du voyage, il offre en quelques mots
la problématique de son film. C’est le cas dans Julieta, où le cheminement de sa protagoniste est celui d’un héros
de mythologie égaré dans les questionnements que les lieux successifs lui
proposent.
Mais là, dans ces images de quelques bronzes qui ne
font que passer, Guadagnino n’a pas le bon réflexe de relier la problématique
que pose la statuaire des Ve et IVe siècles : ce
qu’on a appelé le « miracle grec », sans doute de manière impropre ne
donne lieu à aucune réflexion singulière de la part des deux chercheurs. À quel
moment l’esthétique grecque intègre-t-elle de manière aussi prégnante la
dualité éros et thanatos que les canons artistiques expriment alors ? Cette
dualité est-elle déjà présente dans l’art cycladique ? Que renvoie
l’érotique qui découle de ces canons esthétiques, érotique prise au sens
originel, c'est-à-dire cette manière d’investir le monde et la vie, et que
dit-elle de ce qui s’exprime là qui parle si fort au monde occidental
moderne ? Si j’exprime ici ce qu’aurait pu être un sujet de thèse pour
Oliver, c’est que d’une certaine manière ce sujet-là aurait pu être traité par
Guadagnino à travers les amours éphémères d’Oliver et Elio.
Mais là n’est pas le sujet, dont l’impression que
je garde est que Guadagnino ne comprend pas ce qu’il filme. Il en réduit la
portée, et tout se passe, dans cette construction identitaire de l’adolescent —
car le film est bien construit à partir du seul point de vue d’Elio — comme une
recherche d’opposition et d’identification à ce corps étranger qui devient
rapidement objet de désir. Il y a également, de manière sous-jacente, ce côté
très provocateur que joue Oliver, usant de sa façon d’être américaine dans un
milieu, en 1983, qui ressent fortement ce rapport entre culture dominante et
culture dominée ; évidemment le positionnement de classe n’est qu’à peine
esquissé. Le jeu d’Oliver est par ailleurs assez trouble, comme s’il se
suffisait à être ce garçon bien dans son corps, sans doute trop démonstratif,
mais pas au point de s’aliéner la relation avec Elio qu’il entreprend de
séduire après l’avoir préalablement snobé. Elio reprend la main avec la scène
très sophistiquée du passage de la guitare au piano, où, à chaque nouvelle
reprise, Elio refuse à Oliver sa demande d’interpréter le même morceau de
musique de Bach, mais lui montre qu’il sait jouer « à la manière »,
et qu’il reste seul maître de sa capacité à mener les choses.
Auparavant il y a eu cette séquence où Elio renonce
à son agressivité contre Oliver, en serrant la main de la statue en bronze
sortie du Lac de Garde, « copie d’un marbre de Praxitèle » qui
ressemble étrangement à l’éphèbe d’Anticythère, mais là-dessus, le film n’en
dit pas davantage. Cette séquence me semble par ailleurs assez symptomatique de
ce que je considère comme l’art de jouer avec des supercheries. Là où, par
exemple, Almodóvar force le réel dans des scènes baroques improbables,
Guadagnino, passe à côté de moments d’une grande intensité. Il est rarissime de
trouver des bronzes immergés, qui sont à chaque fois des instants d’une
incroyable dramaturgie : on pourrait croire qu’il s’agit d’une immense
faveur accordée par Poséidon aux inventeurs de l’objet, dont il sait qu’ils ont
depuis longtemps compris la portée de ce qu’est un artefact réunissant toute la
puissance esthétique d’un moment de civilisation. Qu’en fait Guadagnino ?
Rien, ou si peu : une anecdote, un fait divers de presse locale d’une
affligeante banalité qui permet à Elio et Oliver d’enfin sceller leur amitié.
Par la suite, on ne sait ce que devient le bronze, qui aurait pu être le
prétexte de cet imaginaire du désir où tous deux auraient pu se retrouver. Mais
comme Guadagnino aime les banalités et les anecdotes, c’est non un abricot mais
une pêche qui va devenir cet accomplissement d’un désir assouvi, fruit consommé
qu’Oliver est prêt à déguster en toute connaissance de cause du désir qu’il
partage de manière terriblement ambiguë. Anecdote encore que la place de
l’appartenance au judaïsme des deux garçons : Elio voit l’étoile de David
sur la poitrine d’Oliver, qui lui fait la remarque qu’il a abandonné ce signe
d’appartenance. Elio retrouve alors sa chaîne et la remet, dans une volonté
assumée d’identification à Oliver. Ce n’est qu’à la fin du film, au moment de
l’hiver enneigé, et du moment d’Hanoukka que la présence du judaïsme est rappelée :
Elio allume la ménorah. Elle sera la lumière témoin de son chagrin et de son
deuil de l’amour d’Oliver. Le judaïsme ne joue, en dehors de ces deux moments,
aucun rôle, ne renvoie à aucune référence. On sait qu’André Aciman est de ces
familles juives expulsées d’Égypte du temps de Nasser. Il y avait matière, là,
à interroger les relations entre ces éléments de culture méditerranéenne dont
l’amour des garçons ne fut jamais absent.
Les séquences se succèdent, par ailleurs dans le
film, sans que ne soit élucidée la manière dont les relations entre les différents
protagonistes évoluent. L’Italie du Nord n’est là qu’un fond de décor, très
agréable, manière de ne dire rien d’autre qu’un arrière-plan stéréotypique
était nécessaire au déroulement du film. Dans cette villa héritée, on reçoit
cependant : un couple insupportable, caricature du bavardage que les
esprits conventionnels ont envie de trouver chez lez Italiens ; au mieux,
en dehors de la situation politique où l’on parle de l’inénarrable Bettino
Craxi — ses détracteurs le surnommaient Bénito — on cite Buñuel qui vient de
subir un problème cardiaque, histoire de mettre le film en abyme. C’est raté,
évidemment. Et puis un autre couple, d’hommes gays, âgés, Mounir et Isaac, que
rejette Elio. Clin d’œil de Guadagnino, l’un d’eux est interprété par André Aciman
lui-même. Sont-ils là pour rappeler à quel point être vieux et gay peut
apparaître comme un naufrage pire que celui d’un couple hétérosexuel, gardant
en mémoire que la jeunesse a permis l’audace d’un amour de même sexe qui ne
devient plus alors que le souvenir amer d’une esthétique du corps abandonnée ?
Le père d’Elio lui rappelle l’érudition de Mounir qui ne peut qu’inciter à l’indulgence
envers les naufragés.
Enfin, alors que l’on a compris que
l’accomplissement du désir n’aura pas d’aboutissement, même si l’amour physique
est intervenu, même si l’échange enfantin des prénoms a consacré la fraternité
amoureuse, le voyage en montagne vient clore le séjour d’Oliver qui se
transforme en lune de miel avec Elio, mais un miel amer. Comment ne pas voir là
une référence au film d’Ang Lee ? La scène du départ qui lui succède
rappelle également la scène finale des Vitelloni.
Elle n’en a cependant pas la force.
Je garderai cependant le beau monologue du père
d’Elio, où l’on comprend que sa jeunesse a connu des émotions impossibles à
vivre. Luca Guadagnino, à ce sujet, interviouvé par Têtu, a indiqué de manière un peu hypocrite que chacun pouvait la
lire à sa manière. Et cependant, ce que comprend Elio et le libère
partiellement de ce deuil est bien reçu de lui : « Maman le
sait-elle ? » Oui, on a bien compris ce qu’Elio a compris. Enfin, la dernière
scène est un grand moment de cinéma, qui consacre Thimothée Chalamet comme un
excellent acteur.
Que retenir alors de ce film, dont le public a
majoritairement apprécié l’atmosphère, le choix de la conclusion amoureuse
entre les deux garçons ? Tout se passe, justement, dans cette ambiance a
priori si sereine et exempte de contraintes les plus triviales, comme un jeu continu
de faux-semblants généralisés. Tout y est artificiel et tout sonne faux,
faisant, sans doute de manière involontaire pour Guadagnino une espèce de
huis-clos qu’est la villa où l’on ne peut qu’agir de manière roublarde. Je l’ai
dit, c’est Elio qui mène la danse (« Elio c’est moi », a dit
Guadagnino dans une interview…). C’est Elio qui entre sur la piste de danse
alors qu’Oliver se déhanche maladroitement, c’est lui qui reprend la main sur
le désir réorienté d’Oliver. Oliver lui-même, quand il a compris le jeu d’Elio,
s’en amuse, mêle son propre désir au sien sans se préoccuper du tabou qui
consiste à laisser son corps s’exprimer quand les normes sociales voudraient
qu’elles ne le fassent pas, surtout en 1983. Mais la cohérence sociologique
importe peu. L’ensemble des personnages, par ailleurs, sont dans cette logique
de roublardise qui consiste à faire croire, s’accorder à un background où sont harmonisés
les goûts et les pratiques socioculturelles de la famille Perlman, dans cette
maison dont l’héritage est rappelé comme une sorte de dépit de la part du couple
ami bavardissime reçu au repas. Dans le
roman d’Aciman, le professeur Perlman est professeur de lettres
classiques ; dans le film il devient archéologue. Le changement de
fonction n’est pas forcément heureux, mais a peut-être pour objet de le rendre
plus aux prises avec la réalité d’un travail de terrain qu’est l’archéologie ;
passons sur ce détail. Roublardise du silence paradoxal, qui n’est rompu que
par le monologue final de Perlman : la vie de villégiature se déroule,
dans la maisonnée sans que s’exprime autre chose qu’un goût pour la culture
trop affiché pour être autre chose que ce que Bourdieu appelle la distinction : il s’agit ainsi de
s’affirmer dans ce milieu de manière à n’avoir d’autre situation qu’une sorte
de confort indolent, dans lequel la vie va s’écouler lentement, dans la lecture
dans le texte de l’Heptameron de
Marguerite de Navarre. En aucun cas l’expression du désir ne se pose dans une
remise en cause de cette identité sociale construite, on l’a compris, avec le souci
de l’ostentation : la présence de la statuaire, les bouquins posés artistiquement
un peu comme le comédien François Périer les achetait au mètre pour sa
bibliothèque.
Toi aussi fais comme Elio : sers-toi de tes bouquins pour caler ta fenêtre. |
Cette culture rendue ostentatoire dans le film
renvoie distinctement à ceux pour
lesquels ces objets ne participent pas de cette symbolique de classe :
dans un billet précédent, écrit à partir des séquences montées de promotion du
film, j’avais laissé entendre que cette relation amoureuse entre les deux
garçons était une mise en place scénographique « hors sol », comme
aujourd’hui on cultive des plantes ou l’on élève des animaux sans que jamais le
contact avec la réalité d’une nature spontanée ne se fasse. Ici, non seulement
la maison permet ce hors sol, mais elle induit même une sorte de huis clos dans
lequel le jeu des pièces utilisées détermine le comportement des uns et des
autres. Les deux protagonistes n’échappent à ce huis clos que dans leur fuite
dans les montagnes où ils se confrontent à un autre aspect de la nature qui
leur renvoie leur propre capacité d’envisager différemment leur relation. Mais
la distinction est permise également par les personnages terriens que sont
Mafalda et Anchise, permettant de montrer qu’il existe une hiérarchie sociale.
C’est alors le vieux monde paternaliste qui se dévoile : Mafalda est la
cuisinière dont le côté maternel est — rapidement — plus affirmé que celui de
la propre mère d’Elio. Anchise, ne dit que quelques mots, apporte un poisson,
s’occupe de ce jardin, vague rappel d’un Éden oublié. Elio ne s’en préoccupe pas
d’ailleurs : il a bien compris quelle place il tient lui-même dans ce
monde social, produit reproductif de son propre milieu.
Tout cela n’est mis en scène que pour donner
davantage de corps, ce qui fonctionne, d’ailleurs, à cette construction
identitaire : à celle personnelle d’Elio qui doit trouver son image miroir
dans celle d’Oliver plus sûrement que dans le personnage féminin qu’est Marzia.
Le constat d’échec de sa relation avec elle est d’abord social, avant d’être
celle d’un désir amoureux. Si ce désir est, de fait, une recherche de complétude qui va jusqu’à
l’échange de prénoms, on le sait peut-être plus sûrement quand on est
homosexuel : cette complétude atteinte un fragment du temps est de la plus
grande fragilité qui soit, instant jamais satisfait qui s’oppose à la réalité
même du monde et de la nature humaine parce que l’autre que l’on a en soi, en
bouche, dans sa tête, garçon ou fille, restera à jamais l’être inaccessible
d’un instant achevé et jamais reproductible, dont l’art a définitivement fait
son miel.
L’une des vertus du film dont j’ai souri est le
rapport ambigu entre le jeu amoureux interprété et la part de réel que vivent
les acteurs pendant le tournage : lors d’une interview, Timothée Chalamet,
que l’on a vu en verve, riant — trop, peut-être — et lançant à Armie Hammer des
œillades qui traduisaient au moins une réelle complicité, a remercié ainsi
Elisabeth, l’épouse d’Armie Hammer, « Je remercie Elisabeth de m’avoir
permis de ramper sur le corps d’Armie ». Curieuse phrase, toute d’ambiguïté.
Boutade, bien sûr, néanmoins si ce rapport amoureux factice intrigue depuis
longtemps les relations hétérosexuelles dans le cinéma, elles n’ont jamais
donné lieu réellement à cette nécessité de se justifier. Elle permet toutefois
de dire à quel point cette classification selon l’orientation sexuelle est
dépourvue de sens. Est-on homosexuel ? Hétérosexuel, bi, queer ? etc.
On n’en finit plus, dans cette bagarre pour déconstruire le genre, de rajouter
des lettres aux LGBTQ… Ce qu’a dit, dans cette phrase Timothée Chalamet est que Armie Hammer et lui ont eu une licence cinématographique pour avoir une
relation physique entre deux garçons, que cette relation physique n’est
certainement pas allée jusqu’à la jouissance, mais qu’ils ont pris plaisir de
rapprocher leurs corps, si différents, entre le musculeux et rubescent Armie et
le svelte Timothée à la peau laiteuse, et que ce moment de sensualité obligée
les a ouverts à une autre dimension de la perception du monde, qui bien
souvent, parce qu’elle est au-delà de la norme, reste encore dans le domaine
des choses interdites socialement, sauf à être caractérisée comme gay.
Peut-être un jour en finira-t-on avec ce type de classification, de même qu’à
cette période où seules les fonctions d’éromène et d’éraste étaient définies,
on se foutait pas mal de la nature des garçons qui savaient rapprocher leurs
corps… Je digresse, bien évidemment.
Armie Hammer par Bruce Weber Toi aussi, quand tu lis Kérouac, prends un sourire niais |
Niaiserie roublarde, disais-je. Parce que, en fin
de compte, le film a peut-être cette fonction de consacrer le décor quand le
propos initial est l’éveil du désir et de ses doutes, et de faire passer le
superflu pour l’essentiel : l’érudition n’est rien si elle n’est pas dans
un regard ouvert sur le monde et non dans un huis clos, dans le processus de
transformation à l’éveil que permettent les objets que sont les livres, la
musique, les représentations de l’esthétique du corps. Prendre l’un pour
l’autre expose à toutes les déconvenues, tous les désenchantements. Imaginons
un seul instant ce qu’aurait pu être un apprentissage de l’amour entre deux
garçons livrés bruts à une autre approche de la vie. On l’appellerait, par
exemple I ragazzi di vita. Mais je me
trompe de lieu, et d’époque, sans nul doute.