Sauvages
Révérence à Fernand
Pouillon
Le roman de Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, est publié en 1968. Il a subi alors les avanies de l’affaire du
Comptoir national du logement. Il est arrêté, s’évade, s’exile en Suisse et en
Italie, puis revient pour être jugé. Il est condamné à quatre ans de prison,
puis libéré. Cette aventure, dans la France affairiste des années 1960, le
renvoie à la vocation de son métier d’architecte : il écrit son métier dans
ce roman. On l’imagine alors, à travers une écriture précise qu’il offre au
journal du moine bâtisseur, Guillaume Balz, qu’il intègre facilement la
personnalité du narrateur, à qui est confiée la mission d’établir une nouvelle
abbaye en Provence. L’abbé Paulin lui a délégué ses pouvoirs. Il prend les fonctions
de cellérier et de maître d’œuvre. Le lieu choisi est le Thoronet, dont
l’abbaye, une fois bâtie est appellée l’une des trois « sœurs » avec celles
de Silvacane et de Sénanque, toutes trois cisterciennes, et filles, pour
Sénanque et le Thoronet, de l’abbaye de Mazan, en Vivarais, elle-même fille de
Cîteaux.
Des trois abbayes, le Thoronet est peut-être la
plus austère, la plus majestueuse. On se rappelle que l’ordre de Cîteaux, en
Bourgogne, fut réformé par Bernard de Clairvaux, devenu saint pour les catholiques,
en accentuant la rigueur d’une foi qui ne doit être distraite par aucune
ornementation, en opposition aux dérives reprochées à l’ordre clunisien. Ne
reste alors de l’architecture monastique que la structure liée à la conception
sacrée du monde : à l’écart des villes, dans des lieux non aménagés et
souvent plantés de roseaux, donnant leur nom à Cîteaux, à Silvacane, les
abbayes nouvellement implantées sont les préfigurations de la Jérusalem céleste
dont les moines, dans la solitude, le recueillement et le travail manuel
peuvent expérimenter les attitudes morales qui les rapprochent de l’idée du
dieu sous la protection duquel ils se sont placés.
Pour l’architecte qu’est Fernand Pouillon, se
référer à une abbaye romane — qui elle-même s’oppose, dans sa relative modestie
aux abbayes gothiques qui lui succèdent —, c’est se retrouver posé dans l’attitude
originelle de ce que c’est qu’entreprendre une œuvre. L’architecte devient ainsi le maître
de l’œuvre, cette dernière étant également, dans son héritage oriental, le lieu
de rencontre des hommes et du divin. Non le div des Indiens, mais davantage le
theos/θεός des Grecs, celui qui ne se laisse aborder qu’à la
faveur d’une roche abrupte, Olympe, Météore, dont il faut apprivoiser la
matière plutôt que la dompter. L’architecte est alors un démiurge, se plaçant
non à l’égal du dieu créateur, mais dans une position de serviteur. Il a acquis
la connaissance à même de pouvoir bâtir le dessein du créateur. Il faut alors
distinguer le maître de l’œuvre et le maître de l’ouvrage. Les deux termes ont
été conservés dans la terminologie administrative : l’un détermine celui
qui commande l’ouvrage et l’autre celui qui le réalise. En l’occurrence, le
maître de l’œuvre est celui qui s’attache à respecter le cahier des charges, la
commande. Peut-être est-ce là la faute de Fernand Pouillon, de n’avoir pas
strictement respecté cette distinction, qui l’a amené à réaliser ce qu’il avait
lui-même voulu commander ; le pays où il exerça conserve encore de
détestables traces.
Ses pensées l’amènent, au Thoronet, à en concevoir
l’histoire, dans la complexité de faire surgir des ressources-mêmes de la
nature les plus beaux matériaux. L’aventure de l’âge roman reste toujours d’une
immense force imaginative : un écrivain britannique, Ken Follet, dans Les piliers de la terre, remarquablement
documenté, en fait une aventure tout aussi romanesque que Les pierres sauvages, faisant intervenir tous les enjeux de pouvoir
dans l’Angleterre du XIIe siècle. Le maître de l’œuvre doit alors
avoir en tête toutes les contraintes qu’il doit affronter, depuis le choix du
site jusqu’aux dernières touches qui finiront le bâtiment, sachant choisir les
corps de métiers, sachant organiser l’ensemble des tâches afin de ne pas
prendre de retard, sachant, déjà, gérer les budgets qui permettront de payer
les compagnons et les travailleurs extérieurs aux membres de l’abbaye. Humilité
et ambition doivent donc cohabiter, avec le souci de ne pas être empêché par
l’humilité, de ne pas être débordé par l’ambition. Chacun a en tête l’allégorie
de la Tour de Babel qui reste la référence indépassable. Brueghel l’Ancien en
fait un thème grandiose et dérisoire. Les bâtisseurs romans savent, bien avant
Le Corbusier, que l’œuvre doit être à la taille de la communauté qui sert
d’étalon au bâtiment. Le tracé régulateur est celui de l’œuvre, comme il est
également celui de la règle des hommes, qui détermine chaque élément de
l’abbaye : l’abbatiale, d’abord, assimilable au corps virtuel du Christ, à
partir de laquelle les autres éléments de l’abbaye s’articulent. Le dortoir des
moines communique directement, au septentrion, avec le bras gauche du transept ;
le dortoir avec le cloître, doté d’un lavabo hexagonal d’où sourd la seule
source d’eau de l’abbaye, où l’on fait ses ablutions, été comme hiver, où on se
désaltère ; le cloître avec le réfectoire, où sont pris les repas. On
accède à la salle capitulaire par une galerie du cloître ; sur le côté se
tient l’armarium et de l’autre le parloir, seul endroit où il est possible de
discuter à voix haute ; à l’occident est le cellier, où l’on apporte la
vendange, où elle est pressée et où l’on conserve, le jus une fois fermenté, le
vin dans des foudres. Légèrement à l’écart, sur la partie orientale, se situe
la grange dîmière, où conserver les récoltes de grain, de fèves ou de pois, le
sel, le poisson séché. Au-delà du chevet le campo
santo recueille les corps des moines disparus, fondus dans la terre qui les
a accueillis sans autre forme de procès post
mortem.
Aura-t-on fait le tour des bâtiments quand on aura
vu celui des convers, dont le statut reste inscrit dans le rapport de classe
des ordres du Moyen-âge ? Main d’œuvre corvéable, les convers ne
participent que de plus loin à la vie monastique et spirituelle,
essentiellement par le travail. Ils mangent et dorment séparément des moines,
et restent à disposition de l’abbaye dont ils sont une autre forme de la
propriété, humaine celle-là. Prolétariat volontaire ou contraint par la
condition sociale, les convers sont la force de travail indispensable de l’organisation
monastique. Leur situation géographique dans l’espace de l’abbaye sert également
à souligner l’origine sociale des moines, issus de l’aristocratie, et destinés
à la lecture des écritures saintes et à la prière. Quelle est la part du
partage du travail avec les convers ? Aucun texte ne l’a véritablement
attesté : si les cisterciens ont défini leur rôle de manière théorique, on
peut penser que le travail manuel réel ne dépasse pas quelques heures :
l’essentiel est consacré aux offices, à la prière et à l’étude lorsque c’est
possible. L’exploitation des cultures agricoles revient alors aux convers qui
n’ont pas les mêmes obligations régulières.
Mais il ne s’agit pas de relater le mode de vie des
moines du Thoronet. Le chemin des épreuves de Fernand Pouillon est encore
lisible dans le filigrane du récit de Guillaume Balz. Il s’agit d’un roman, et
non d’une narration historienne. Fernand Pouillon entreprend alors d’inscrire
sa sensibilité aux éléments de la nature, à un goût certain, peut-être
paradoxal, entre le faste et l’austérité que permet le lieu : il faut
considérer ainsi le monument exceptionnel que constitue l’abbaye du Thoronet,
ses lignes qui sont celles de la pureté — on parle en effet d’épure pour définir ce qui est le trait
essentiel d’un projet architectural—, ses volumes qui sont à la fois à la
dimension humaine et à celle d’une projection du sacré, la lumière qui la fait
resplendir, le choix des pierres dont la surface aplanie évoque une idée de
l’infini dans une portion de matière ; enfin en un lieu où le silence est
de mise, l’élévation d’un chant qui porte haut le sens de l’harmonie :
elle s’impose dès les premières notes posées par la voix qui explore la
parabole de la voûte de l’abbatiale, engendrant alors les harmoniques qui
saisissent tout le corps et l’esprit. Lorsque le chant s’arrête, l’esprit est
exténué, comme à la fin d’un acte d’amour, anéanti, rendu à la seule raison de
la pauvre chair dont l’unique compassion possible est de n’attendre plus que
son effacement dans l’impatience du jour qui demeure. Au loin s’est dissipée
l’image du Pantocrator ; elle s’est dissoute dans la lumière portée par
les feuilles des oliviers, des nuages qui passent rapidement sous la force du
mistral. Elle n’est plus qu’une idée qu’il faut rappeler sans cesse afin
qu’elle s’enracine dans les lieux-mêmes du bâtiment, et reprendre la succession
des tâches, des parcours et des silences.
« Dimanche
de l’oculi
La pluie a
pénétré nos habits, le gel a durci le lourd tissu de nos coules, figé nos
barbes, raidi nos membres. La boue a maculé nos mains, nos pieds et nos
visages, le vent nous a recouverts de sable. Le mouvement de la marche ne
balance plus les plis glacés sur nos corps décharnés. Emportés par le
crépuscule blafard d’un hiver de mistral, précédés de nos ombres démesurées,
nous apparaissons tels trois saints de pierre. Nous marchons depuis des
semaines. Par la vallée du Rhône nous atteignons Avignon, puis Notre-Dame de
Florielle près de Fréjus, sur les terres de mon cousin Raymond Bérenger, comte
de Barcelone. En ce cinq mars 1161, trentième année de mon arrivée à Cîteaux,
je suis chargé à nouveau de construire un monastère, j’en ai reçu l’ordre de
notre abbé. »
Ainsi commence Les
pierres sauvages, alors que se termine l’hiver. Pâques s’approche. C’est en intendant
rigoureux que pense et agit Guillaume de Balz, adaptant aux besoins les plus
précis de l’œuvre les règles qui ordonnancent la vie quotidienne. Le premier
souci est celui de la carrière : ouverte à l’est du chantier, on y extrait
les pierres qui servent à édifier les bâtiments. La pierre du Thoronet n’est
pas de celles, tendres, du nord de la Provence, calcaire coquillé ou molasse,
ni même le calcaire dolomitique des Baux dont est originaire Guillaume ;
la pierre du Thoronet est du Jurassique, trop dure pour être sciée : elle
est éclatée au coin, simplement équarrie sur son lieu d’extraction, retouchée
et redressée au moment de la pose sur le lit de mortier. Ainsi sont également
les hommes, les frères, imparfaits et de même nature que la pierre, qui doivent
trouver, chacun, leur place dans la construction du bâtiment : l’abbaye n’est
peut-être pas autre chose que ce lieu de réordonnancement du monde qui prend en
compte la part de chacun pour en faire la richesse de l’ensemble.
Jour après jour, s’égrènent les pages du journal de
Guillaume. Avant d’arriver au Thoronet, les trois moines dont était Guillaume
ont été arrêtés et battus par des détrousseurs, près des Alpilles. Mais ils
sont parvenus à s’enfuir et ont finalement atteint le Thoronet. Les frères ont
été blessés, et Guillaume a, à sa jambe, une plaie qui l’accompagne. La souffrance
physique, comme la passion lente dont il est animé dans la mise en œuvre des
tâches qui constituent la mosaïque de sa mission, sont magnifiées dans la
réalité des bâtiments qui s’élèvent peu à peu, dans la difficulté, dans le
doute. La pierre est la chair des moines bâtisseurs, dont elle possède
également la dureté de la structure, la douceur de l’aspect extérieur lorsque
la lumière vient caresser les parements de l’œuvre.
(A suivre)
Merci de votre plan Roger.
RépondreSupprimerDans le texte qui suit demain, il y a toutefois une ambiguïté architecturale, que je laisse découvrir à votre sagacité.