(Suite et fin)
Mais les deux garçons se foutent bien, j’imagine,
du pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Je voudrais, à mon tour, les
interroger sur ce sens du voyage qui mène les hommes depuis toujours, depuis
cette Afrique originelle, et ce sens de l’oubli qui fait qu’on ne sait plus
retourner à l’état ou au lieu d’origine. Dans le grand départ des esclaves, il
y avait l’arbre d’oubli autour duquel il convenait de tourner pour que la
mémoire des choses s’estompe définitivement. Mais la mémoire a des ressorts
insoupçonnés : il suffit qu’on veuille oublier pour que surgisse,
longtemps après, le souvenir décuplé de la violence subie. Je ne sais combien
il faut alors de pseudos matamores pour faire croire que les violences
originelles ne sont pas la cause des déchaînements ultérieurs.
Je n’ai pas le temps d’aller plus loin avec les
garçons. Ils ont sans doute d’autres sujets d’intérêt et nous quittent, nous
laissant, le gardien des lieux et moi-même dans un rituel convenu où, les
choses ayant été dites, il n’y a plus qu’à retourner sur nos chemins
ordinaires.
Le mien reprend les vieilles rues qui me semblent
déjà brûlées par le soleil, il y a si longtemps. Je sais que sant Iago fut
repris comme emblème lorsque l’Espagne devenue républicaine fut l’objet de
cette revanche sauvage des nationalistes. Le Roussillon et ses plages furent
alors cet espace de désespoir où dans le sable la France encore républicaine
laissa survivre dans les pires conditions ceux qui osaient rêver à d’autres
façons de vivre, et qui avaient commencé à mettre en œuvre les conditions de
l’égalité entre êtres humains. Ceux que j’avais rencontrés alors m’avaient
permis de croire, dans la force de leurs récits, que j’avais vécu ces moments
avec eux, dans leurs espoirs, dans leurs douleurs et dans leurs larmes. Je n’en
étais pas revenu indemne.
Le Roussillon conserve encore sans doute cette
violence-là, parmi d’autres plus actuelles, peut-être plus sournoises. Il faut
peut-être les chercher dans le contraste des rues, dans les conditions non
dites d’une ville mutique.
Mes pas m’amènent vers les places plus fréquentées.
La Venus de Maillol se tient tout
aussi mutique que la ville qu’elle honore. Je regarde ses formes généreuses. Je
ne doute pas que Maillol a voulu à la fois rompre avec les canons académiques
en affirmant que la Méditerranée est au XXe siècle autre chose que ce monde en
effervescence violente. Lui croyait, certainement, en un sein maternel
accueillant, en une procréation et un monde fertile porteurs de joie ; en
un mot que l’enchantement pouvait trouver sa place en ce lieu de la côte
méditerranéenne. Peut-être suffit-il d’un oranger dans l’humble jardin d’une
maison catalane, pour vivre réellement cet enchantement. Qu’une jeune fille aux
seins à peine dénudés en tendant le bras se saisisse de l’orange et la réalité
rattrape alors ce sens de l’enchantement. J’y rêverai, en ce qui me concerne
d’un jeune garçon au torse nu dont la ceinture du pantalon s’est relâchée
au-dessous du nombril pour que le même oranger au-dessous duquel il se tient
devienne cet arbre du désir qui peut satisfaire les deux sexes, tour à tour.
Je n’irai pas beaucoup plus loin ; les rues
abondent, ici, d’une foule harassante et désœuvrée quand les plus hauts
quartiers ne montraient qu’une beauté nue jusqu’à l’os, presque desséchée
jusqu’au noyau dont les moignons témoignent de la chair absente.
Je trouve la terrasse d’un patio dont le café est
dissimulé sous une arcade. Je m’y assois. Mes sentiments sont ceux que produit
cette ville, tout entière ouverte vers ce mariage d’ocre et de ciel et de
déchirements qui s’étoffent tout au long des rues que je n’en finirai jamais de
parcourir ; pas plus qu’Athènes dont chacun de mes pas me rapproche et
m’éloigne à la fois.
Velasquez - Los Borrachos - ca 1628 |
Les visages défilent. Soudain un son se fait
entendre, me signalant qu’un message m’est adressé. Je le consulte. Je vois le
visage de celui qui m’a laissé quelques mots. Il m’interpelle de manière
ironique, me demande ce que je fais, à mon âge, sur ce site de rencontres. Il
n’est pas davantage quelqu’un qu’on pourrait appeler jeune. Que cherche-t-il à
m’interpeller de manière un peu agressive ? Je lui réponds sur le
même ton. S’ensuit un échange curieux dans lequel il me provoque. Je suis à la
fois amusé et agacé. Je ne l’ai pas interpellé ; est-ce lui qui cherche
peut-être des garçons plus âgés ? Je ne sais pas et ne veux pas donner
suite, sans le laisser pour autant dans l’idée d’un amusement de sa part.
« Demain tu as mon âge » lui-dis-je.
J’imagine que ce que je viens de lui envoyer est de l’ordre de ce qu’il sait.
Peut-être ne veut-il pas en avoir vraiment conscience. Peut-être croit-il que
j’allais m’accrocher à la conversation ainsi démarrée. Peut-être est-ce sa
manière d’aborder les garçons, un peu brutale, afin, une fois l’accroche
réalisée par la provocation, d’aller plus avant dans la conversation, et,
pourquoi pas, vers ce qu’il est convenu d’appeler un plan.
Je n’ai pas souhaité en savoir davantage. Mon
esprit, à ce moment, n’était pas tourné vers ce type de relation. Je n’avais
besoin que d’un moment de douceur pour réaffirmer le sentiment de solitude absolue
dans lequel mes pensées m’avaient amené. J’éteignis mon téléphone portable. Le
café noir m’avait remis sur la langue cette saveur amère avec laquelle les mots
se précipitent parfois. Je repris ma route vers la gare ferroviaire, bus en
attendant mon train une dernière bière en pensant aux rivages de Crète et
revins dans mes pénates habituelles.
Quelques semaines plus tard, le grand jour était
arrivé. Les invitations étaient envoyées, tout était mis en place, et contre
toute attente, sans le stress habituel que ce genre de préparation occasionne.
La manifestation culturelle pouvait se tenir. Les discours se suivirent. Il ne
restait qu’à enfin relâcher la pression en profitant du buffet très honnête qui
était servi. Il fallait toutefois répondre aux journalistes, aux sollicitations
diverses, faire bonne figure aux félicitations nombreuses. J’allais de l’un à
l’autre, répondant aux demandes de l’artiste, heureuse de sa rétrospective.
Enfin je pus m’approcher de la table du buffet. J’avais surtout très soif après
cette dernière journée où il avait fallu vérifier que tout était parfaitement
organisé. Dans le jardin, sous les platanes, les conversations se poursuivaient.
J’essayais de prendre un peu de recul afin de respirer enfin dans cette fin de
journée.
À une dizaine de mètres, derrière la table du
buffet, un visage que je connais interpelle mon regard. Il ne me voit pas. Je
ne le reconnais pas, tout d’abord. C’est le haut du visage qui me revient en
mémoire, dont je ne saurais dire où je l’ai vu. Mais cela m’arrive
souvent ; je rencontre beaucoup de personnes dans ma profession, de tous
âges, et j’ai souvent le plus grand mal à identifier le lieu de la rencontre, car
ma mémoire retient facilement les visages et les voix, plus difficilement les
lieux ou les moments de ces rencontres.
Néanmoins, ce regard aux yeux verts, le haut de sa
mâchoire ont réveillé dans mon esprit quelques interrogations. Soudain, tout
s’éclaire : ce visage est celui d’une photo vue sur mon téléphone
portable, un soir d’hiver où il s’agissait de distraire un moment de solitude
sur cette application de garçons. Je ne me souviens pas des
circonstances ; sans doute était-ce lui qui avait envoyé un laconique
« salut » sans ponctuation. J’avais répondu. Le dialogue est souvent
d’une banalité affligeante. Il faut rapidement dévier la conversation vers
d’autres sujets que les seules considérations sexuelles ; cela relève, sur
ces lieux de rencontres virtuelles, de la prouesse. En l’occurrence, nous
avions commencé à discuter de manière très agréable. Sans qu’il se livre
davantage, je comprenais qu’il ne se satisfaisait pas de son corps. Le passage
de sa jeunesse à un physique d’adulte le laissait peut-être désemparé : le
changement du visage, la pilosité, la musculature parfois insuffisante sont
autant de sujets qui peuvent laisser un jeune garçon dans le désarroi. La
recherche d’identité, et l’idée d’appartenir à une catégorie de garçons particulière
est de nature à s’affirmer tel que l’on apparaît ; ou vouloir se
retrancher des modèles auxquels, qu’on l’accepte ou non, on s’assimile
finalement.
Notre discussion n’avait pas abouti : la
différence d’âge que j’avais mise en avant avait sans doute joué, et quand bien
même je n’aie pas de difficulté à passer un moment avec des garçons plus jeunes
que moi, je préfère rappeler que les garçons d’âge mur sont peu présents sur
les peintures érotiques de Pompéi ou d’ailleurs. Les personnages à figures
noires des vases attiques sont aujourd’hui un peu oubliés, si notre période est
devenue plus permissive.
Nous en étions restés là. J’avais toutefois
conservé en mémoire ce visage, qui sans être beau, m’attirait.
Et voilà que soudain non seulement le visage dont
je n’avais eu qu’une vue partielle, ainsi que d’autres partie de son corps, m’apparaissait,
mais lui-même devenait le personnage
principal de ce lieu, à moitié visible derrière la table du buffet transformée
pour le coup en une scène de théâtre. Loin de la table, je ne pouvais qu’essayer
de comprendre les rôles des différents serveurs ; lui était habillé
différemment, d’un ensemble noir dont je ne comprenais pas la différenciation
tout d’abord : les autres serveurs étaient habillés de chemises blanches,
tel que de coutume dans ce genre de circonstances. Lui paraissait regardé avec
amitié et amusement par les autres serveurs ; je comprenais soudain la
raison de son habit noir : il était le chef de cette prestation, et avait
organisé le dressage des petits fours, choisi les vins qui devaient désaltérer
les convives. Il paraissait souriant, de taille moyenne, mais également
intimidé par la situation. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce garçon dont la
réalité m’apparaissait alors, peut-être plus désirable que je ne l’avais perçu
par l’intermédiaire de la virtualité, et qui s’offrait à mes yeux sans rien
savoir de mes émois, aussi soumis à ce spectacle mondain qu’est un buffet
réunissant des amateurs d’art mais dont la principale préoccupation reste de le
faire reconnaître ; dans ce rituel social, le garçon restait
nécessairement à l’écart. Le personnel de service ne fait l’objet alors d’aucune
espèce d’intérêt si ce n’est celui de répondre aux attente des convives. Le
garçon restait cependant pour moi le seul objet d’intérêt, sachant, de manière
secrète, son propre goût pour les garçons, et que, de ce fait, j’étais en
mesure d’interpréter chaque geste de sa part comme l’expression de sa nature et
que cette nature me paraissait délicate. Sur les sites de rencontres il n’en est
pas fait état, comme si le filtre socialement admis ne se réduisait qu’à la
capacité de présenter des formes de la sexualité masculine. Il faut en effet
des situations inattendues pour que se révèlent chez les garçons d’autres
formes de leur nature, affranchies de la nécessité de se prouver une improbable
virilité qui ne soit pas réduite à la capacité de dominer ou d’être dominé.
Devant moi, de loin je le regardais évoluer, comme
pour une danse, dans la longueur de la table du buffet, devenue alors une scène
dont il était pour moi le seul danseur, et comme s’il dansait pour moi seul,
seul capable de comprendre sa nature de garçon en recherche d’une grâce permise
par les mouvements de son corps.
Le buffet s’achevait ; les convives
repartaient, peu à peu. À plusieurs reprises j’étais interpellé par divers
invités dont aucun ne pouvait me parler de choses d’un quelconque intérêt pour
moi. Je débitais, de manière convenue, quelques phrases me permettant de me
dégager d’une conversation plus personnelle. J’étais troublé à un point qui me
semblait dépasser l’entendement. Tout mon esprit était tourné vers l’image de
ce garçon, cette fois bien réelle.
Le téléphone sonna. J’étais resté dans l’attente de
la fin des festivités, et on réclamait ma présence pour le repas réservé dans
un restaurant en ville. Il fallait que je parte. Je ne savais si je pouvais
parler à ce garçon, ce qui aurait sans doute créé un hiatus, entre ma posture
et la sienne. La seule relation possible qu’il me devenait permise, la seule
demande sociale que je pouvais alors lui formuler n’était que de solliciter qu’il
me serve un verre de vin, en dehors de toute autre chose.
Je me résolus ainsi à m’approcher de la table du
buffet ; le téléphone sonnait encore, me redisant que les tables du
restaurant se complétaient et que ma présence était requise pour ajuster le
plan de table. Je m’avançai alors vers la table du buffet. Je tendis mon verre
vers le garçon, lui demandant s’il pouvait me resservir un verre de vin blanc. J’entendis
sa voix pour la seule fois. Il prit mon verre, le remplit et me le tendit, m’accordant
ainsi le seul regard de ce moment. Je restai un instant près de la table. Je
voulais entendre davantage de sa voix, savoir s’il faisait chanter ses
intonations. L’une de ses collègues lui parla ; il répondit, mais de
manière trop rapide pour que je puisse mémoriser sa voix. Je bus d’un trait ce
qu’il restait de mon verre de vin blanc. Je le posai, et je partis pour le
restaurant. Je savais que je ne reverrais pas ce garçon, et que je ne rechercherais
pas les moyens de le retrouver.
Lorsque je fus placé, aux côtés de l’artiste, en
face de personnes avec qui je ne souhaitais pas particulièrement discuter ce
soir-là, éloigné d’autres personnes avec qui passer la soirée m’aurait été
agréable, je compris qu’il y avait là une dernière ironie avec laquelle je
devais composer, et la soirée se passa, de la manière la plus courtoise qu’il
me fut donné de me comporter.
Ces derniers jours, Dionysos est repassé. J’ai
entendu son rire, derrière le buisson où un chevreuil s’était dissimulé. Je l’ai
revu partir. Sur le chemin, d’autres clathres rouges avaient poussé. Je ne sais
pas s’il reviendra. Bientôt mon chemin croisera le sien, je le sais. D’autres
garçons s’y trouveront également, loin de ce Sud dont je garde le souvenir des
chassés-croisés, des chemins abandonnés, des fantômes du Moyen-âge dont le
fracas des armes a fait exploser les pierres, de ce ciel balayé sans cesse des caprices
de la tramontane, du Cers, ou du Marin. Vers d’autres montagnes, d’autres
collines et rivages, un autre chemin me reste à parcourir. Le vent vient de s’y
lever.
Je vis comme un privilège de vous lire, Céléos.
RépondreSupprimerMarie
Et moi de vous avoir comme lectrice, Marie.
RépondreSupprimerTrès beau texte!
RépondreSupprimerMerci Palomar !
RépondreSupprimerLa Sonate de Schubert qui m'accompagne à cette heure s'accorde admirablement à ce beau texte.
RépondreSupprimerMerci Silvano. La suite Española d'Albéniz m'aurait bien convenu. Mais va pour Schubert.
RépondreSupprimerUn Impromptu , peut-être? quoiqu'il est des textes que se savourent pour eux-mêmes! quant au pèlerinage pour Compostelle, un auteur de BD de chez nous, J C Servais, nous livre chaque année un tome de la découverte de ce chemin, avec une approche toute pleine de références historiques, architecturales sous le couvert de quelques aventures humaines!
RépondreSupprimerImpromptu, sans doute... Je regarderai à l'occasion le travail de Jean-Claude Servais, dont je connaissais Tendre Violette, déjà ancien...
RépondreSupprimerUne lecture tardive mais plus que plaisante. Merci.
RépondreSupprimerMerci à vous, Chris.
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