Los Santos inocentes (1983) - Mario Camus, d'après le roman de Miguel Delibes
Le décès, il y a quelques
jours, de Pierre Bouteiller, m’a ramené à des souvenirs de 1984, où je l’avais
croisé dans ce bunker, nouveau alors, qu’est le Palais du Festival à Cannes. On
y croisait des gens improbables, mais avide et curieux de tout que j’étais, et
déjà sûr de mes choix culturels, je traînais encore souvent dans les festivals,
où l’on découvre parfois de belles pépites. C’est encore vrai aujourd’hui,
mais, les années passant, je n’accorde plus suffisamment de temps à dénicher sur
les programmes trop denses ce qui pourra me faire vibrer. Bref, j’avais croisé
Pierre Bouteiller. Pas davantage. Mais j’aimais beaucoup son ton ironique, son
esprit affûté et sa capacité à dire les choses sans concession quand le
changement fut devenu possible sur les ondes des radios nationales. Moi qui
étais un oiseau de nuit, courant sur les routes du Sud-est, j’écoutais les
seules radios sur lesquelles de véritables délices du savoir se donnaient à
entendre, permettant la découverte d’auteurs, de musiciens, de chercheurs, de
gens de théâtre. C’est sur France-Culture que j’ai découvert Georges Perec, alors membre de l’Oulipo (l’Ouvroir de littérature potentielle), qui
permettait de renouveler la manière de concevoir un texte et ses combinatoires.
Je ne pourrais citer toutes les découvertes, tous les bonheurs littéraires,
musicaux que la radio publique apportait alors, et Pierre Bouteiller en était
un artisan généreux, actif. C’était, je crois, une époque où les émissions de
la modulation de fréquence (la FM en français) s’arrêtaient à minuit pour
France-Culture et France-Musique. Elles fermaient l’antenne avec la
Marseillaise, histoire de rappeler l’emprise que conservait le Ministère des
Télécommunications sur l’usage de la radiodiffusion.
Bon, trêve de nostalgie
qui n’en est pas, d’ailleurs. Les modes de découverte de la culture aujourd’hui
sont largement plus importants, plus difficiles à cerner, tant leurs formes se
sont ouvertes à de nouveaux médias. C’est cela d’ailleurs qui pose aujourd’hui
problème : la segmentation de la société occidentale : chacun se
retrouve dans une « communauté » de pensée, de mode de faire, et les
algorithmes d’Internet ne font que renforcer cette manière de penser
l’entre-soi.
Je digresse. Je voulais
parler d’un film présenté au Festival de Cannes en 1984. Cette année-là, la
Palme d’or fut attribuée à Wim Wenders pour Paris
Texas. Je crois que j’avais détesté ce film. Je n’en parlerai que pour
l’opposer au film de Mario Camus, film espagnol, Los
Santos inocentes. Je crois que là
pouvait se lire déjà, le démarquage de deux orientations culturelles,
démarquage qui n’a fait que s’accentuer encore davantage depuis ces trente
années passées, celles d’un arrimage à la culture américaine d’une part, le
désintérêt pour la Méditerranée d’autre part.
Rapidement, le film de Wim
Wenders, Paris Texas : l’histoire
de l’errance d’un homme en recherche de son amour perdu, en traversée d’un
désert physique, dont le passé l’a en partie abandonné. Le traitement
esthétique est renforcé par la musique minimaliste de Ry Cooder qui a joué un
grand rôle dans cette idée, cet imaginaire très petit-bourgeois, avais-je
trouvé à l’époque, de l’errance, de rupture avec la notion de
passé. Quel passé, par ailleurs ? Ce n’est pas un film américain, mais
allemand. Le passé dont il s’agit, c’est ce passé commun dont l’Amérique ne
peut avoir le souvenir, puisque le rejet de l’histoire est l’un des fondements
de la société américaine blanche, mais surtout le passé de l’Allemagne qui est
encore, en 1984 scindée en deux blocs, conséquence de la Seconde Guerre
mondiale. L’esthétique de Wenders consiste encore à présenter l’errance d’un
individu qui ne maîtrise ni son passé, ni son avenir, ni sa manière de gérer
son amour perdu. Je n’espépisse pas davantage : pour moi, le film de
Wenders représentait une espèce de négation de l’histoire, négation de la
capacité d’un créateur à faire de la matière utile qu’est un individu brisé par
la vie le moyen de sublimer ses manques, ses faiblesses en une sorte de geste
romantique. Wenders a digéré le mythe de la route de Kérouac qui conserve
quant à lui toute la force de cette non adhésion au « rêve »
américain, en en faisant une sorte d’errance allemande. Difficile de l’imaginer
dans les paysages allemands : fasciné par cette vision de l’Amérique, Wim
Wenders n’a sans doute trouvé que ce moyen pour parler de l’impasse de
l’imaginaire allemand alors. Fassbinder avait trouvé d’autres formes. Alice dans les villes, du même Wenders, avait à ce titre
d’autres qualités.
Bref, la vision
petite-bourgeoise s’oppose là, en 1984, à tout à fait autre chose : le
vieux Franco est mort, en Espagne, moins de dix ans auparavant, et toute la
société espagnole est en pleine movida.
Pedro Almodóvar n’est encore connu que des spécialistes et le cinéma espagnol
n’en a pas fini de dénoncer la société archaïque dont elle peine encore un peu
à sortir. C’est une société féodale, moyenâgeuse, corsetée par la police et le
catholicisme, au rôle trouble. Los Santos
inocentes est un roman de Miguel Delibes, d’abord, qui raconte comment
l’aristocratie attardée gère encore le monde rural dans les années 1960 :
ce n’est plus tout à fait la réalité décrite par Buñuel dans Las Hurdes, tierra sin pan (voir mon
billet à ce sujet ici ),
mais celle tout aussi terrifiante de cette terre agricole tenue par
l’aristocratie, quand la terre est le seul moyen de production vivrière pour
tant de gens.
Le synopsis du film de
Mario Camus est succinct : une famille de peones, de métayers (je rappelle que les métayers ne possèdent rien
et partagent la récolte avec le propriétaire de la terre ; en France,
c’est Jacou le croquant, d’Eugène Le
Roy, dont le beau Gaspard fut l’un des derniers interprètes) qui vit
misérablement dans une cabane alors qu’au loin, après les oliveraies,
l’hacienda abrite la famille aristocratique dans le confort de son rang. La
famille de Paco, le peon : Régula, sa femme, Azarías, le frère de Régula,
simple d’esprit, et les enfants, Quirce, le fils, Nieves, la fille, la Niñeta,
la dernière enfant, handicapée, qui ne parle ni ne marche. Deux mondes.
L’aristocratie possède une vie sociale ostentatoire. Les pauvres vivent dans
l’ombre que seule on leur concède. Pour servir son sujet, Camus a pris soin
d’éviter la caricature. À ceci près que la société espagnole franquiste est
déjà une caricature : le folklore franquiste-catholique n’a pas été omis
dans la description des situations. Le dévouement, la dévotion même, toute
particulière, de Paco à son maître au point d’en devenir infirme, la séance de
lecture des paysans lors du dîner officiel.
Ce qui intéresse Camus est
bien ce petit peuple, pauvre et soumis, qui danse et festoie alors que dans
l’hacienda maîtres et valets reçoivent l’évêque dans la pompe de leur rang.
Chacun joue le rôle que lui assigne l’ordre social : ici tout est figé,
droit, chaque objet reste à sa place ; là, dans la cabane misérable, puis,
dans la maisonnette concédée par le maître les personnages vivent dans leur
propre obscurité, existant par leur propre différence.
Azarías, le simple, est
celui par qui tout se brise. Il pisse sur ses doigts gercés pour les
réchauffer, il élève une milana, un
corvidé à qui il apporte autant d’affection qu’à la Niñeta, à qui il parle un
langage d’amour qui est dans la création du monde.
Le jeune maître, Ivan,
appelé « señorito » est un acharné de chasse. Une première fois,
Paco, pour lui obéir, tombe d’un arbre et en reste estropié. Azarías le
remplace, et attire les oiseaux, avec l’aide de la milana. Mais le señorito revient bredouille. Alors, de rage, il
abat la milana…
Comment envisager une fin
acceptable dans cette société dont la guerre civile fut impitoyable ? En
épilogue, le film, sorti dix ans après le dernier garrot infligé à Salvador
Puig Antich, apparaît comme une fable de ces classes condamnées à disparaître
de la vue pour celles plus « acceptables » que décrira Pedro
Almodóvar. Azarías finit à l’asile, la Niñeta n’a pas survécu à la misère, les
enfants sont partis à la ville et Paco et Régula resteront dans la cabane qu’on
leur assigne, en rejet définitif de la pauvreté.
Louis Marcorelles avait, à
l’époque, titré un court papier dans Le Monde. « Visite de la marquise aux manants » (16 mai 1984). Il y
signale le succès du film en Espagne, la peinture presque impressionniste de la
narration mais l’absence, dit-il de « surprise ». C’est surtout que
dans l’Espagne franquiste, ce à quoi s’étaient justement opposés les
républicains espagnols, le déterminisme était implacable, comme dans une
tragédie grecque.
Il reconnaît le jeu
extraordinaire des acteurs — et Alfredo Landa et Francisco Rabal,
respectivement dans le rôle de Paco et d’Azarías eurent conjointement le prix
d’interprétation masculine — mais finalement en reste à ce constat. Les pensées
alors ne vont pas davantage à l’Espagne, définitivement oubliée quand il est si
facile de se perdre dans le désert du Texas.
La vengeance de l'homme-au-corbeau est terrible.
RépondreSupprimerC'est la justice primaire d'une société archaïque : une vie vaut une vie, celle d'un oiseau vaut celle d'un hobereau (sans jeu de mot).
RépondreSupprimerÀ ma grande honte je dois avouer ignorer jusqu'à l'existence de ce film, mais le roman de Delibes m'avait beaucoup frappé. Merci de le rappeler à la mémoire de tous et de m'inviter à voir le film.
RépondreSupprimerVotre phrase sur le désintérêt pour la Méditerranée me suggère de vous demander si vous connaissez Mediterraneo, film de Gabriele Salvatores (1991), dont la thématique italo-grecque pourrait vous intéresser...
Eh non, Palomar, moi non plus ne connaissais pas ce film. Merci de cet échange, je vais à sa recherche.
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