L'auberge des orphelins

dimanche 26 mars 2017

Los santos inocentes

Los Santos inocentes (1983) - Mario Camus, d'après le roman de Miguel Delibes

Le décès, il y a quelques jours, de Pierre Bouteiller, m’a ramené à des souvenirs de 1984, où je l’avais croisé dans ce bunker, nouveau alors, qu’est le Palais du Festival à Cannes. On y croisait des gens improbables, mais avide et curieux de tout que j’étais, et déjà sûr de mes choix culturels, je traînais encore souvent dans les festivals, où l’on découvre parfois de belles pépites. C’est encore vrai aujourd’hui, mais, les années passant, je n’accorde plus suffisamment de temps à dénicher sur les programmes trop denses ce qui pourra me faire vibrer. Bref, j’avais croisé Pierre Bouteiller. Pas davantage. Mais j’aimais beaucoup son ton ironique, son esprit affûté et sa capacité à dire les choses sans concession quand le changement fut devenu possible sur les ondes des radios nationales. Moi qui étais un oiseau de nuit, courant sur les routes du Sud-est, j’écoutais les seules radios sur lesquelles de véritables délices du savoir se donnaient à entendre, permettant la découverte d’auteurs, de musiciens, de chercheurs, de gens de théâtre. C’est sur France-Culture que j’ai découvert Georges Perec,  alors membre de l’Oulipo (l’Ouvroir de littérature potentielle), qui permettait de renouveler la manière de concevoir un texte et ses combinatoires. Je ne pourrais citer toutes les découvertes, tous les bonheurs littéraires, musicaux que la radio publique apportait alors, et Pierre Bouteiller en était un artisan généreux, actif. C’était, je crois, une époque où les émissions de la modulation de fréquence (la FM en français) s’arrêtaient à minuit pour France-Culture et France-Musique. Elles fermaient l’antenne avec la Marseillaise, histoire de rappeler l’emprise que conservait le Ministère des Télécommunications sur l’usage de la radiodiffusion.

Bon, trêve de nostalgie qui n’en est pas, d’ailleurs. Les modes de découverte de la culture aujourd’hui sont largement plus importants, plus difficiles à cerner, tant leurs formes se sont ouvertes à de nouveaux médias. C’est cela d’ailleurs qui pose aujourd’hui problème : la segmentation de la société occidentale : chacun se retrouve dans une « communauté » de pensée, de mode de faire, et les algorithmes d’Internet ne font que renforcer cette manière de penser l’entre-soi.

Je digresse. Je voulais parler d’un film présenté au Festival de Cannes en 1984. Cette année-là, la Palme d’or fut attribuée à Wim Wenders pour Paris Texas. Je crois que j’avais détesté ce film. Je n’en parlerai que pour l’opposer au film de Mario Camus, film espagnol, Los Santos inocentes. Je crois que là pouvait se lire déjà, le démarquage de deux orientations culturelles, démarquage qui n’a fait que s’accentuer encore davantage depuis ces trente années passées, celles d’un arrimage à la culture américaine d’une part, le désintérêt pour la Méditerranée d’autre part.

Rapidement, le film de Wim Wenders, Paris Texas : l’histoire de l’errance d’un homme en recherche de son amour perdu, en traversée d’un désert physique, dont le passé l’a en partie abandonné. Le traitement esthétique est renforcé par la musique minimaliste de Ry Cooder qui a joué un grand rôle dans cette idée, cet imaginaire très petit-bourgeois, avais-je trouvé à l’époque,  de l’errance, de rupture avec la notion de passé. Quel passé, par ailleurs ? Ce n’est pas un film américain, mais allemand. Le passé dont il s’agit, c’est ce passé commun dont l’Amérique ne peut avoir le souvenir, puisque le rejet de l’histoire est l’un des fondements de la société américaine blanche, mais surtout le passé de l’Allemagne qui est encore, en 1984 scindée en deux blocs, conséquence de la Seconde Guerre mondiale. L’esthétique de Wenders consiste encore à présenter l’errance d’un individu qui ne maîtrise ni son passé, ni son avenir, ni sa manière de gérer son amour perdu. Je n’espépisse pas davantage : pour moi, le film de Wenders représentait une espèce de négation de l’histoire, négation de la capacité d’un créateur à faire de la matière utile qu’est un individu brisé par la vie le moyen de sublimer ses manques, ses faiblesses en une sorte de geste romantique. Wenders a digéré le mythe de la route de Kérouac qui conserve quant à lui toute la force de cette non adhésion au « rêve » américain, en en faisant une sorte d’errance allemande. Difficile de l’imaginer dans les paysages allemands : fasciné par cette vision de l’Amérique, Wim Wenders n’a sans doute trouvé que ce moyen pour parler de l’impasse de l’imaginaire allemand alors. Fassbinder avait trouvé d’autres formes. Alice dans les villes, du même Wenders, avait à ce titre d’autres qualités.

Bref, la vision petite-bourgeoise s’oppose là, en 1984, à tout à fait autre chose : le vieux Franco est mort, en Espagne, moins de dix ans auparavant, et toute la société espagnole est en pleine movida. Pedro Almodóvar n’est encore connu que des spécialistes et le cinéma espagnol n’en a pas fini de dénoncer la société archaïque dont elle peine encore un peu à sortir. C’est une société féodale, moyenâgeuse, corsetée par la police et le catholicisme, au rôle trouble. Los Santos inocentes est un roman de Miguel Delibes, d’abord, qui raconte comment l’aristocratie attardée gère encore le monde rural dans les années 1960 : ce n’est plus tout à fait la réalité décrite par Buñuel dans Las Hurdes, tierra sin pan (voir mon billet à ce sujet ici ), mais celle tout aussi terrifiante de cette terre agricole tenue par l’aristocratie, quand la terre est le seul moyen de production vivrière pour tant de gens.

Le synopsis du film de Mario Camus est succinct : une famille de peones, de métayers (je rappelle que les métayers ne possèdent rien et partagent la récolte avec le propriétaire de la terre ; en France, c’est Jacou le croquant, d’Eugène Le Roy, dont le beau Gaspard fut l’un des derniers interprètes) qui vit misérablement dans une cabane alors qu’au loin, après les oliveraies, l’hacienda abrite la famille aristocratique dans le confort de son rang. La famille de Paco, le peon : Régula, sa femme, Azarías, le frère de Régula, simple d’esprit, et les enfants, Quirce, le fils, Nieves, la fille, la Niñeta, la dernière enfant, handicapée, qui ne parle ni ne marche. Deux mondes. L’aristocratie possède une vie sociale ostentatoire. Les pauvres vivent dans l’ombre que seule on leur concède. Pour servir son sujet, Camus a pris soin d’éviter la caricature. À ceci près que la société espagnole franquiste est déjà une caricature : le folklore franquiste-catholique n’a pas été omis dans la description des situations. Le dévouement, la dévotion même, toute particulière, de Paco à son maître au point d’en devenir infirme, la séance de lecture des paysans lors du dîner officiel.

Ce qui intéresse Camus est bien ce petit peuple, pauvre et soumis, qui danse et festoie alors que dans l’hacienda maîtres et valets reçoivent l’évêque dans la pompe de leur rang. Chacun joue le rôle que lui assigne l’ordre social : ici tout est figé, droit, chaque objet reste à sa place ; là, dans la cabane misérable, puis, dans la maisonnette concédée par le maître les personnages vivent dans leur propre obscurité, existant par leur propre différence.
Azarías, le simple, est celui par qui tout se brise. Il pisse sur ses doigts gercés pour les réchauffer, il élève une milana, un corvidé à qui il apporte autant d’affection qu’à la Niñeta, à qui il parle un langage d’amour qui est dans la création du monde.
Le jeune maître, Ivan, appelé « señorito » est un acharné de chasse. Une première fois, Paco, pour lui obéir, tombe d’un arbre et en reste estropié. Azarías le remplace, et attire les oiseaux, avec l’aide de la milana. Mais le señorito revient bredouille. Alors, de rage, il abat la milana

Comment envisager une fin acceptable dans cette société dont la guerre civile fut impitoyable ? En épilogue, le film, sorti dix ans après le dernier garrot infligé à Salvador Puig Antich, apparaît comme une fable de ces classes condamnées à disparaître de la vue pour celles plus « acceptables » que décrira Pedro Almodóvar. Azarías finit à l’asile, la Niñeta n’a pas survécu à la misère, les enfants sont partis à la ville et Paco et Régula resteront dans la cabane qu’on leur assigne, en rejet définitif de la pauvreté.
Louis Marcorelles avait, à l’époque, titré un court papier dans Le Monde. « Visite de la marquise aux manants » (16 mai 1984). Il y signale le succès du film en Espagne, la peinture presque impressionniste de la narration mais l’absence, dit-il de « surprise ». C’est surtout que dans l’Espagne franquiste, ce à quoi s’étaient justement opposés les républicains espagnols, le déterminisme était implacable, comme dans une tragédie grecque.

Il reconnaît le jeu extraordinaire des acteurs — et Alfredo Landa et Francisco Rabal, respectivement dans le rôle de Paco et d’Azarías eurent conjointement le prix d’interprétation masculine — mais finalement en reste à ce constat. Les pensées alors ne vont pas davantage à l’Espagne, définitivement oubliée quand il est si facile de se perdre dans le désert du Texas.

4 commentaires:

  1. La vengeance de l'homme-au-corbeau est terrible.

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  2. C'est la justice primaire d'une société archaïque : une vie vaut une vie, celle d'un oiseau vaut celle d'un hobereau (sans jeu de mot).

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  3. À ma grande honte je dois avouer ignorer jusqu'à l'existence de ce film, mais le roman de Delibes m'avait beaucoup frappé. Merci de le rappeler à la mémoire de tous et de m'inviter à voir le film.
    Votre phrase sur le désintérêt pour la Méditerranée me suggère de vous demander si vous connaissez Mediterraneo, film de Gabriele Salvatores (1991), dont la thématique italo-grecque pourrait vous intéresser...

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  4. Eh non, Palomar, moi non plus ne connaissais pas ce film. Merci de cet échange, je vais à sa recherche.

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Généralement, je préfère qu'on m'écrive au stylographe à plume et à l'encre bleue... L'ordinateur n'a pas intégré encore ce progrès-là !