Cher Estèf,
Je t’ai sans doute
égratigné dans le commentaire « aigre-doux » que je t’ai fait
concernant ton billet du 8 mai. Faudrait-il le regretter ? Voici un an,
hélas, que le retour aux « symboles de la République » est mis en
avant pour exprimer, si l’on s’en tient aux explications des uns ou des autres,
cette sorte de fascination sur ce que je ne peux voir que comme la bannière
d’une nation qui dissimule son histoire depuis tant de temps — surtout depuis
Jules Ferry, qui fut l’un des principaux promoteurs de la colonisation moderne
— pour asseoir sa jouissance de
domination. La France ne fut pas la seule, certes. Mais balayons devant notre
porte. Le drapeau français fut brandi à diverses et nombreuses reprises pour
coloniser l’Afrique, alors même que Victor Schoelcher avait été l’artisan de
l’abolition de l’esclavage rétabli par l’empereur que tu sais. C’est au nom
d’une soi-disant république que l’on établit, en Afrique, en Asie, et même sur
le territoire national, de terribles dominations et discriminations : de
statuts économique, social, de langues : le centralisme né sous les rois
francs puis français a réduit le territoire français à une sorte de bouillie
guère plus réjouissante qu’il n’a laissé les anciennes colonies.
Pierre et Gilles - Deux garçons |
Lorsque le joug nazi fut
vaincu, non par la république française (tiens, dis-moi quel fut le drapeau
utilisé sous Pétain ?), mais par une monarchie parlementaire, la
Grande-Bretagne, par un État fédéral, les États-Unis d’Amérique, et un peu la
France de l’ombre qui préparait le terrain… que se passa-t-il dans l’empire
français ? La France fut longue à accorder leur indépendance aux peuples
qui l’avaient servie, et ce fut la Guerre d’Indochine, la Guerre d’Algérie (qui
n’avait pas le nom de guerre, mais qu’on appelait pudiquement « les
événements »). Que se passa-t-il pour Madagascar ? Et la guerre du
Rif, cela te parle-t-il (pendant les « Années folles ») ? Tu penses aux morts du 8 mai 1945 à Sétif ?
« Le 8 mai 1945, les premiers tirailleurs algériens qui débarquent du croiseur Gloire font une entrée triomphale à Alger. Le jour même débutent les manifestations organisées par le PPA à travers les principales villes algériennes. Brandissant des drapeaux alliés, y compris celui de la France mais aussi l’emblème algérien, scandant des mots d’ordre revendiquant l’indépendance de l’Algérie, portant des gerbes de fleurs devant être déposées devant les monuments aux morts, ils sont plusieurs dizaines de milliers d’Algériens à répondre à son appel. À Sétif cependant, l’événement prend une tournure dramatique. « Faites tirer sur tous ceux qui arborent le drapeau algérien », ordonne le préfet de Constantine. Le matin du 8 mai, la police tire sur les manifestants, précédés par des scouts venus déposer des gerbes de fleurs au monument aux morts de la ville. Le soir, à Guelma, sans attendre, le sous-préfet (socialiste) André Achiary fait tirer sur la foule. »
(in https://bataillesocialiste.wordpress.com/2008/05/08/lautre-8-mai-1945-les-massacres-de-setif-et-de-guelma/)
Massacres, massacres,
massacres, et de populations civiles au nom de la République et de son drapeau
symbolisant de si grandes valeurs ? Je ne vais pas faire un cours
d’histoire. Mais puisque tu te réfugies derrière quelques arguments que je
trouve bien faibles…
[Tiens, le terme d’« esprit
faible », par moi énoncé, a été relevé. Je vais donc dire ici, en incise,
à quoi il correspond : j’ai longtemps été d’une extrême timidité, dans
l’incapacité d’exprimer ce que je ressentais ; cela ne m’empêchait pas de
savoir ce que je pensais d’un sujet ou d’une situation. Lorsque j’appris à
vaincre cette timidité, ma façon de m’exprimer fit souvent dire que j’étais une
« forte tête », ou que je jouais à « l’esprit fort ».
Ainsi, si j’étais un « esprit fort », c’est qu’il y avait donc des
esprits faibles !]
Penser à tous ces garçons
morts. Oui sans doute. Est-ce les honorer vraiment que de chanter la Marseillaise ? Ça leur fait la
jambe bien mieux faite, aux estropiés, aux gueules cassées. Crois-tu vraiment qu'ils t'écoutent, depuis le néant ?
Si je te lis bien, aller
au monument aux morts consiste en premier lieu à te démarquer de ta culture
familiale ; en deuxième à exercer une pratique sociale de communauté
villageoise en laquelle tu aspires à te fondre. Comment définir cette
communauté villageoise ? Participer au bar, au foyer, à la buvette, et au
monument aux morts (je me permets de le mettre au pluriel). C’est bath, la vie
de village. Tu n’as pas mentionné le loto, le repas des chasseurs, (tu n’as pas
de palombières, chez toi ? C’est dommage, voilà une pratique de village
bien clivante !) le repas des
vieux, le banquet républicain… J’en oublie ? Évidemment, dans la vie de
village, on essaie d’oublier que la vie des hommes et des femmes est séparée.
Les femmes prennent le café autour d’un tricot pendant que les hommes sont au
bistrot, prennent l’apéro en tenant quels types de propos, d’ailleurs ?
Mais enfin au moins c’est viril, et d’ailleurs, ils auront ainsi l’occasion de
prononcer à de multiples reprises leur haine de l’homosexualité, disant quel
joueur de foot est une tafiole parce qu’il n’a pas marqué. Et la sexualité des
pédés, d’ailleurs ? Ben, on n’en parle pas, puisqu’on est sensé ne pas la
connaître. On ne dira pas qu’on a un compte sur Grindr, sur Hornet, une page
privée Facebook sur laquelle on peut échanger les allusions qui ne passent pas
au bistrot ou dans la vie de village. Et encore quand on a du réseau Internet dans le
village. On ne dira pas qu’on va à la ville pour rencontrer des mecs — chose
impensable dans la vie de village.
Que signifie tout cela,
l’hymne national, la vie de village ? Quelles illusions d’un paradis perdu
entretient-on ? Car la vie de village, c’est un peu ça : tout le
monde se connaît, tout le monde sait ce que fait chacun, où il est allé et
quand il y est allé et pourquoi il y est allé. Et encore une fois, mieux vaut taire sa sexualité
inexprimable. C’est trop rassurant, la vie de village.
Dans mes Cévennes, j’ai
longtemps cru que j’étais le seul homosexuel : effectivement, on n’en
parlait pas. J’ai eu la chance de trouver dans une grande ville des lieux plus
ouverts où on ne chantait pas, fort heureusement, la Marseillaise. Quand ton maître de chant chantera Maréchal ! que feras-tu ? Tu
découvriras que la terre, elle, ne ment pas ? Car de l’un à l’autre, la
différence n’est pas si grande : il suffit de détester suffisamment les
étrangers pour décréter que leur sang est impur. C’est à peu près ce qui s’est
passé après les attentats. « On » était incapable de voir que c’était
des gens nés sur le sol français (ou belge, tiens c’est une monarchie la
Belgique !) qui étaient rendus à haïr leurs concitoyens, qui, produit du
système occidental, affirmaient ainsi leur goût de la mort.
Alors les drapeaux
fleurirent, principalement pour dire « on » est chez
« nous ». C’est ce qui à permis de voir apparaître une loi sur la
déchéance de nationalité, concept porté antérieurement par l’extrême droite, loi
défendue par une pseudo gauche incapable de comprendre ce que cela signifiait
(jusqu’à Erri de Luca qui a repris le propos). Faut-il que certains aient à ce
point de la peau de saucisson devant les yeux ! Aujourd’hui, les drapeaux
sont là, que je vois tous les jours dans ce Languedoc qui m’effraie, tant les
« communautés » sont remontées les unes contre les autres. Et ces
drapeaux ne sont pas des appels à vivre ensemble, mais au contraire une
affirmation de son statut de vrai Français (de souche de préférence), façon de
se marquer positivement contre ceux qui ne seraient pas tout à fait de bons Français. Une préparation à la saint Barthélémy.
La dernière fois que
j’avais vu autant de drapeaux ainsi déployés, c’était en 1998. Je campais dans
le Vercors, loin de tout. Le soir, une clameur s’éleva, m’indiquant que même
loin de tout, on n’est pas à l’abri de ce sursaut nationaliste qui, même en
dehors d’un état de guerre, s’exprime pour désigner « nous » et
« eux ». « On » a gagné.
Mon ami Jean-Marie Brohm,
spécialiste du sport, a écrit sur le rôle du sport dans la formation du
nationalisme. Lorsque j’étais moi-même, en période scolaire, tenu de me joindre
à ces groupes de « sportifs » sentant des pieds, la sueur, et qu’en
aucun cas je ne trouvais érotiques, j’entendais parfois la ferveur inconsciente
qui s’exprimait dans leur enthousiasme à vouloir gagner :
« Zigueziguezigue, aïe, aïe, aïe ! » qu’il faut restituer en
« Sieg, sieg, sieg, heil, heil, heil ! ». Je ne te ferai pas
l’affront de croire que tu ne sais pas ce que cela signifie. Le bouquin de
Jean-Marie, qui a parfois écrit dans Siné
hebdo, puis Siné mensuel, toi qui
n’aimes pas Siné, s’appelle Les meutes
sportives. Le stade du Heysel, ça te rappelle quelque chose ? Je
n’avais pas besoin de cela pour détester le football et tout ce qui ressemble à
un engouement collectif.
L’aspiration à la vie de
village ? Se fondre ainsi dans l’anonymat d’une douceur qui ressemble au
sein maternel. C’est vrai qu’on n’y voit pas beaucoup de Gitans, d’Arabes, dans
ces bars, ces buvettes et ces lotos, qui sont des pratiques « bien de chez
nous », comme disait autrefois un certain Jean Nohain, nostalgique de la
période du Maréchal. À moins, qu’on en ait un, de Gitan, ou d’Arabe de service.
Mon copain Bachir, ancien Marocain, installé en France avec une partie de sa
famille, avait fui Hassan II. L’un de ses frères avait été arrêté par
« notre ami le roi » ainsi que le titrait Gilles Perrault. Une autre
partie de sa famille s’est installée aux Pays-Bas. Bachir s’est marié avec une
fille d’ici, et lorsqu’ils ont eu leur premier enfant, ils se sont installés
près de l’usine textile ou il travaillait. Dans le village, personne ne leur
parlait. Ils n’allaient pas au loto, ne chantaient pas la Marseillaise. Au bout
d’un an, ils sont partis et se sont installés dans la bourgade un peu plus
loin, plus anonyme, où les relations sociales sont plus cosmopolites que dans
une communauté de village. Il bêchait pourtant des jardins, aidait les
personnes âgées, et n’était jamais en peine d’un coup de main à donner. Ça ne
suffit pas à intégrer quelqu’un qui porte sur son visage la marque de
l’étranger. Le goût de l’entre-soi reste le plus fort.
Que te dire d’autre ?
Pardon de cette diatribe, clivante elle aussi. Continue de chanter la Marseillaise, si ça te fait plaisir et
te permet de te sentir bien avec le maître de chant. Continue d’écrire sur le
fantasme des aires d’autoroutes si ton rêve de garçons se trouve là, ou dans
des hôtels improbables où l’on joue à se faire peur. L’important, finalement,
c’est d’être en accord avec l’image que l’on a de soi : être suffisamment
beau pour plaire encore, suffisamment smart pour être remarqué
dans les réunions de travail, suffisamment adaptable pour être, en famille, un bon
père, un bon mari, un bon gendre. Tout va pour le mieux dans le meilleur des
mondes, toute chose étant égale par ailleurs.
Je te prie d'agréer, cher Estèf, l'expression de mes sincères salutations.
Celeos
Celeos
Ne regrette rien.
RépondreSupprimerJe te rassure, à la première lecture, je me suis interrogé (tant d'honneur ici pour tant d'indignité), mais j'ouvrais à peine les yeux, à la seconde, j'ai mieux apprécié à sa juste valeur. Je partage bien sûr l'essentiel de ce que tu écris, même si on peut se poser la question en lisant mes billets imprécis voire ambigus. J'aimerais pouvoir écrire aussi bien d'ailleurs, aussi fort.
RépondreSupprimerSinon j'ai corrigé Monuments aux morts, car effectivement on en a une bonne dizaine. Quant à mon maitre de chant, mon esprit faible ne risque rien, il ne chantera jamais Maréchal...
Une question quand même pour toi, que je ne voudrais pas que tu interprètes comme le nauséabond "quand on n'aime pas la France, on la quitte" d'un certain, mais que fais-tu encore ici, cher Celeos ? Il est d'autre terre plus accueillante que ce pays qui fut beau. Personne ne peut plus simplement vivre ici.
Oui,Estèf, tu as sans doute raison, et peut-être ce billet est-il à la mesure de mon agacement devant de qui devrait être, et qui n'est pas, devant l'indignation généralisée qui s'étiole dans le confort. L'histoire est cumulative et oublieuse à la fois : tout cela crée de terribles distorsions. On croit pouvoir vivre encore dans ce qui devrait nous enthousiasmer, nous bouleverser, quand l'indifférence oxyde tout.
RépondreSupprimerOui, il est terre plus accueillante que ce pays qui fut beau. D'autres terres se révèlent, aux yeux du monde, plus accueillantes.
Dans la grande mémoire de l'humanité seront posées les attitudes. Mané, Thécel, Pharès Elles seront les bouquets de fleurs de l'histoire. En ces terres où j'ai rêvé...
PS : et merci pour l'illustration, tu n'as peut-être pensé la si bien choisir...
RépondreSupprimerdésolé les garçons, mais c'est règlement de comptes ?
RépondreSupprimerquelle véhèm' ence ! de tout ça ressort une profonde tristesse.
notre génération vit un creux de vague douloureux. mais nous vivons !
Mais non, Yves, il n'y a aucun règlement de comptes ! Nous ne sommes qu'entre jeu et disputation. Estèf est assuré de toute mon estime et mon amitié, et la joute verbale sur le bon usage de la Marseillaise n'est qu'une manière de préciser des points qui nous concernent tous, les « garçons sensibles » et mes remarques qui peuvent paraître acerbes, ne sont en aucun cas adressées ad hominem. Elles concernent nos ambiguïtés à tous, nos inconforts devant la vie, nos choix parfois difficiles. Et je ne m'en exclus en aucune manière : je ne peux prétendre que ma façon de vivre ou de penser serait un modèle.
RépondreSupprimerYves, qui aime bien, châtie bien !
RépondreSupprimer40 A
RépondreSupprimerL'épicondylalgie du coude me gayte, j'en conviens, Silvano...
RépondreSupprimer😛 j'ai cherché épicondylalgie (*) et j'ai lu. par contre, est-ce provoqué par un excès d'écriture ou un autre mouvement répétitif ?
RépondreSupprimer(*) je songe sérieusement à changer de blog. trop dur pour moi. ça vole trop haut.
Je vous laisse deviner, Yves. Par contre Véhèmes ne rembourse pas les abonnements.
RépondreSupprimerCette question me taraude, et je ne sais qu'y repondre...Les autres pays ne comprennent pas notre difficulté à accepter notre drapeau, alors que aux US, tout le monde le hisse sans probleme, symbole d'une certaine union nationale...Je crois que Romain GAry disait que "Le patriotisme, c'est l'amour des siens. Le nationalisme, c'est la haine des autres." Hisser son drapeau, n'estce pas faire sien toute sa communauté , en y englobant toutes ses différences? tu me diras, tout dépend de où l'on se place, de qui on met dans sa communauté, ou refusons de mettre....
RépondreSupprimerTout ça pour dire que je te trouve assez dur dans le ton, et peut-etre as-tu raison...personnellement, ce sont mes émotions qui me dictent mon comportement sur cette question: impossible pour moi de chanter la MArseille après Charlie, après le 13 nov, impossible de sortir le drapeau français....je n'y arrive pas, je ne me l'explique pas vraiment (sans doute est-ce lié à tout ce que tu as écrit°
Je suis dur; peut-être... Concernant les attentats, je souhaiterais qu'on mette au jour ce réflexe du drapeau. Comment a-t-on intériorisé cette émotion identitaire ?...
RépondreSupprimer