Là c’est ce corps qui en
termine avec la vie, ne laissant aucune espèce de répit, aucune espèce de doute
quant à l’issue à laquelle il faut assister, lentement, ponctuant chaque
séquence d’une histoire sans suite. Le réveil de l’engourdissement à la
morphine s’est fait. Les yeux se sont rouverts. La bouche a essayé de dire
quelques mots dont le seul intelligible, le dernier est mort. Je lui parle, tente de n’avoir pas saisi ce mot. La voix
reste sans timbre. La nourriture ne passe pas, coule sur son menton. Elle est
remplacée par la poche transparente dont le liquide s’écoule de manière
imperceptible.
Le corps a fini par se
ranimer, tout doucement, comme émergeant d’un long sommeil passé dans une autre
temporalité. Elle s’est redressée, a repris vie. Jour après jour, les yeux ont
donné davantage de regard, la bouche s’est déliée. Elle a souhaité que je lui
coupe les cheveux, que j’essaie de lui donner une apparence autre que celle
d’un seul corps qui s’abandonne. J’ai pris la paire de ciseaux, le peigne.
Doucement, très doucement, j’ai saisi les longues mèches de soie blanche qui
s’entremêlaient entre son cou et l’oreiller. J’ai peigné chaque mèche, et de la
pointe des ciseaux, j’ai coupé très délicatement ces fils de soie. J’ai fait le
tour de sa tête, passant d’un côté du lit à l’autre. J’ai raccourci, repeigné.
Le résultat n’était pas ce que j’aurais espéré. Je manipulais, me semblait-il,
le travail conservé d’un ouvrier de l’ancien temps, miraculeusement préservé,
et ce travail était encore vivant, respirant, souffrant, exprimant encore du
désir ; désir de vivre, désir de mourir dont elle me faisait le témoin.
Que c’est long de mourir, m’a-t-elle dit. Oui, j’en conviens : ça prend
tout une vie à savoir que l’issue se prépare, chaque jour, chaque instant dont
la brûlure rend plus pesante la conscience du temps écoulé. Il faudrait sans
doute n’avoir pas de mémoire, ne pas se souvenir de toutes ces pages lues,
rabâchées, de tous les instants gâchés sans écoute, sans compassion dont je ne
suis plus capable aujourd’hui. C’est du moins ce que je crois, quand
finalement, je me retrouve devant l’évidence du miroir de l’être humain qui me
fait face, quand « tout homme en vaut un autre » dit Jean, ou encore
plus, que tout être en vaut un autre, qui étend presque à l’infini la capacité
de tendre plus qu’une main secourable.
Je n’ai pas conservé les
cheveux geste qui aurait été le pendant
de cet acte rituel de la prime enfance : conserver quelques mèches
étonnamment blondes coupées quelques mois après la naissance comme preuve de
cet état d’ange par lequel passe chaque être humain et les garder dans une
enveloppe, soigneusement rangées dans le tiroir d’une armoire.
De sa main gauche, plus
solide que la droite, elle a tenté de manger son bol de soupe dans lequel
trempaient quelques morceaux de pain ramollis. Sa maladresse ne lui a pas
permis de manger comme elle-même me l’avait appris. Elle ne me l’a pas demandé,
mais j’ai dû prendre la cuillère à soupe, saisir chaque bouchée de pain trempé
dans la couleur orangée de cette soupe de potiron, et, doucement, la soupe et
le pain ont glissé dans sa bouche. Elle a mastiqué, puis avalé. J’ai repris une
cuillerée, et j’ai recommencé à lui donner le contenu à avaler. Le bol s’est
achevé. J’ai conservé l’impression étrange d’une inversion des rôles quand tous
les souvenirs de l’enfance m’assaillaient alors que j’étais moi, celui qui ne
savait pas manger et devais alors attendre qu’elle use de toute sa patience
pour que je puisse grandir en âge. Et j’étais là dans ce télescopage du temps,
à ne pas comprendre comment tout avait pu se dérouler aussi vite, comme un
mauvais tour joué par un dieu cynique.
Elle m’a remercié d’une
voix raffermie. Puis je l’ai laissée reprendre force dans son repos.
À nouveau le processus a
repris. Se nourrir est redevenu un effort insurmontable, et la poche de glucose
a remplacé le bol de soupe. J’ai repris sa main dans la mienne, une main que la
lymphe avait envahie. La main droite était froide, trop froide, que j’ai
recouverte d’un pli du drap pour la réchauffer. Puis j’ai remonté la couverture
afin qu’elle ne se refroidisse pas davantage. Je l’ai laissée doucement glisser
à nouveau dans le sommeil et suis parti.
J’ai tenté de téléphoner
plusieurs fois. Elle n’a pas répondu. La deuxième fois, elle a pu soulever le
combiné du téléphone. Nous avons échangé quelques mots, très doux. Je lui ai
souhaité un excellent repos. La troisième fois, le téléphone n’a pas été
décroché. L’infirmière m’a informé qu’elle était très faible. Je lui ai répondu
que je passerais le lendemain matin pour la voir.
Le lendemain matin, le
téléphone a sonné. J’ai couru. L’infirmière m’a informé qu’elle était partie.
c'est beau, à en avoir la larme à l'œil, merci pour ce moment d'intense émotion! Hélas dirais-je , si j'ai souvent pressenti le départ , le temps ne m'a pas permis d'accomplir ces derniers gestes tendres de retour en enfance partagé!
RépondreSupprimerMerci Joseph.
RépondreSupprimerComme c'est douloureux, Céléos.
RépondreSupprimerEt bien sûr, rien ne prépare à cela et surtout pas le mental qui fuit la mort en la pensant.
Mais ça n'est pas pensable.
Seul le corps, qui berce, caresse, murmure, aime, l'approche au plus près.
Rien ne console et en même temps tout est capable de consoler, un regard, un sourire, l'appel de l'oiseau, le souffle du vent, la douceur du soleil...la fragrance d'un lis.
Tout ce qu'il nous faut vivre un peu plus intensément pour celle ou celui qui est parti.
Acceptez mon amitié.
Marie
Je l'accepte avec plaisir Marie. Le printemps est là où tout renaît dans ce grand cycle du recommencement. Il y a déjà presque tout ce que vous évoquez et assez pour sourire au monde...
RépondreSupprimerhoula ! c'est un coup de poing de la vie !
RépondreSupprimersi j'étais près de vous, je vous prendrais la main, bien calée dans la mienne. puis, je vous emmènerais sur mon bateau. sur l'eau, la nature œuvrerait et apaiserait votre chagrin. mon silence vous accompagnerait.
bien à vous, compagnon.
Merci, Yves. Oui ça me ferait du bien, j'ai une grande envie de belle bleue...
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